Déméter ou la voie de la mère

vendredi 24 février 2023.
 

Ce qui apparaît dans le mythe de Déméter, c’est une forme de transition entre deux sociétés foncièrement différentes. La première est une société organisée en référence à une mère-ancêtre autour de laquelle s’agrègent ses descendants ; la seconde ne reconnaît plus la place centrale de la mère-ancêtre, elle impose le mariage avec le classique « échange de femmes » qui permet de nouer des alliances à visées stratégiques et patrimoniales.

Mère des origines, Déméter est un pilier de la mythologie grecque. Plus qu’un nom propre, Déméter semble être un nom générique ; formé de De- renvoyant aux dieux et de -meter signifiant la mère, il peut se traduire par « mère des dieux » selon les analyses de Philippe Borgeaud . Le mythe de Déméter est relaté par un Hymne homérique (VIIe siècle av. JC) : Perséphone, fille de Déméter, est enlevée par Hadès qui l’enferme en son royaume sous terre appelé les Enfers. Déméter, accablée de tristesse, cherche sa fille sans trêve. Apprenant qu’elle a été enlevée, elle maudit la terre qui se dessèche alors. Zeus intervient enfin auprès d’Hadès qui relâche Perséphone. Ce n’est qu’au moment où sa fille la rejoint que Déméter lève sa malédiction : alors la terre renaît.

Selon les textes qui nous sont parvenus, Déméter s’inscrit dans un groupe de dieux structuré sur la base du couple conjugal : on y observe une succession de générations constituées chacune d’un couple de géniteurs ; sont ainsi mentionnés Gaïa et Ouranos parents d’une nombreuse progéniture dont Cronos et Rhéa ; ces derniers forment un couple qui engendre notamment Poséidon, Hadès, Déméter, Hestia, Zeus et Héra ; ces deux derniers engendrent à leur tour Arès, Ilythie, Hébé. Un élément pose cependant question : les géniteurs sont toujours donnés pour frère et sœur : Ouranos et Gaïa, Cronos et Rhéa, Héra et Zeus ; cela évoque les sociétés dans lesquelles le couple frère-sœur a une réalité plus forte que le couple époux-épouse, sans l’ombre d’un soupçon d’inceste. Les sœurs deviennent mères, certes, mais des œuvres d’autres partenaires que leurs frères.

Les divers éléments du mythe de Déméter appellent une lecture anthropologique ; elle s’attachera à l’analyse du statut de la mère, de la relation de celle-ci avec sa fille, avec ses frères également, et du mariage qui apparaît dans ce mythe. Le statut maternel connaît ici une évolution qui sera analysée en trois étapes : c’est d’abord un bonheur tranquille, puis c’est un courroux provoqué par l’enlèvement de la fille, enfin c’est une relégation avec la substitution de l’époux à la mère.

Une mère comblée : plénitude, tranquillité, complicité…

L’iconographie et la statuaire abondent quant à Déméter et Perséphone ; elles témoignent d’une relation faite de douceur et de complicité, empreinte de confiance, d’amour, de tranquillité. Certes, on ne sait s’il y eut jamais une Déméter-la-mère et une Perséphone-sa-fille ; mais les narrateurs qui ont créé cette dyade l’ont gratifiée de connotations positives, ce qui signifie que la relation mère-fille pouvait leur apparaître comme une relation heureuse ; pour la voir de cette manière, il est probable qu’ils en aient eu quelques exemples autour d’eux. Les modernes narrateurs ne semblent pas pouvoir associer la relation mère-fille au bonheur, bien au contraire ; la plupart des analystes ou romanciers y voient jalousie, rivalité, haine, et une auteur y voit même un « ravage » . Or les premiers textes relatant le mythe décrivent entre la mère et sa fille un amour profond et partagé. L’Hymne homérique est éloquent ; lors de son enlèvement, Perséphone « espéra voir encore sa mère vénérable […] [elle était] attristée par le regret de sa mère ». Lorsqu’on lui annonça sa libération, « Perséphone se réjouit, et, aussitôt, elle sauta de joie ». Puis, lorsqu’elle retrouva sa mère « Perséphone, de son côté... au-devant de sa mère... bondit, afin de courir... » Déméter, quant à elle, n’assista pas à l’enlèvement de Perséphone, mais elle « l’entendit. Et une âpre douleur entra dans son cœur, et elle arracha de ses mains les bandelettes de ses cheveux ambroisiens, et, jetant un voile bleu sur ses deux épaules, elle s’élança, telle un oiseau, cherchant sur la terre et sur la mer ». Hélas, « la fille que j’ai enfantée, douce fleur, illustre par sa beauté » resta introuvable. Désespérée, Déméter « se retira là, loin de tous les Bienheureux, consumée par le regret de sa fille […] elle refusa de jamais remonter dans l’Olympos parfumé et de faire produire la terre, avant d’avoir vu de ses yeux sa fille aux beaux yeux ». Enfin, Perséphone une fois libérée, les deux femmes se retrouvent : « dès que Déméter l’eut vue, elle bondit comme une Mainas. » Leurs retrouvailles sont décrites comme un bonheur parfait : « ainsi, pendant le jour, unies par les mêmes pensées, elles charmèrent tour à tour leur âme et leur cœur, s’embrassant avec tendresse. Et leur douleur s’apaisa, et elles se firent l’une à l’autre de joyeux présents […] Et toutes deux se regardèrent avec bienveillance et furent joyeuses dans leur cœur. »

On peut lire là des formules convenues de descriptions du bonheur, mais peu importe, elles sont appliquées à la relation particulière d’une mère avec sa fille, et c’est ce qui intéresse ici. De telles descriptions ne sont en outre pas rares dans le corpus des contes et légendes : mères et filles sont le plus souvent unies d’une puissante affection ; même si l’on trouve quelques occurrences de mères cruelles, c’est surtout la relation avec la belle-mère qui est funeste pour la fille, que l’on songe à Blanche-Neige ou à Cendrillon. Or mythes et contes, même remaniés maintes et maintes fois par l’écriture, gardent la trace d’un temps d’avant l’écriture, du temps de l’oralité, et nous révèlent, à l’instar de l’archéologie et d’autres littératures premières, un temps et une situation sans guère de ressemblance avec les nôtres.

Une mère courroucée : attaque personnelle et violence sociale

Mais cette idylle est brisée : les récits énoncent que, enlevée à sa mère, Perséphone est donnée en mariage. Demandée à son « père » par un « oncle », sans son consentement ni celui de sa mère, la fille est enlevée et emmenée au loin, chez son geôlier, en l’occurrence son époux. Le fait est relaté comme un événement inattendu, une violence imprévue, comme si la mère ne pouvait s’attendre à ce qu’il se produise ; d’ailleurs, ayant entendu sa fille appeler à l’aide, elle ne songe à aucun moment à un rapt nuptial, pour reprendre la terminologie anthropologique ; à aucun moment la chose n’est évoquée, ni en commentaire ni en propos prêtés à la mère. On peut donc penser à un événement inaugural, comme si la séparation entre la mère et la fille était jusqu’alors inconnue, comme si la cohabitation de l’époux avec l’épouse n’existait pas, comme si le mariage même n’existait pas. L’hypothèse est vraisemblable, puisque le mariage n’est pas universel et qu’une société peut fort bien vivre, durer, se perpétuer sans cette institution. D’ailleurs, en ces sociétés, la relation entre mère et fille est prépondérante, celle entre frères et sœurs essentielle, ceux-ci constituant le « couple » de base du groupe domestique.

Bien sûr, pour qu’une société écrive un tel récit, il faut qu’elle connaisse le mariage ; on peut donc supposer un récit rétrospectif dans lequel le motif ancien de la dyade mère-fille côtoie le motif récent du mariage, le second inaugurant la dyade époux-épouse. On pourrait même parler de récit étiologique si le mariage était exposé positivement, comme une innovation heureuse, une institution utile et bénéfique. Ce n’est nullement le cas, au contraire : au bonheur paisible de la première dyade succède, par une violente effraction, la douleur de la seconde ; en effet, Perséphone ne manifeste à aucun moment la joie des noces ni celle de la compagnie de l’époux ni le regret de le quitter ; c’est tout le contraire. D’ailleurs le motif du mariage est assimilé à une descente aux Enfers.

La « Descente aux Enfers » est un motif très ancien bien connu des mythographes. On en repère la première occurrence dans des récits écrits, l’un vers 1900 av. JC (Ur & Nippour), l’autre vers 1800 av. JC (Sumer). Le personnage central est une entité féminine qu’on trouve dans de nombreuses sociétés sous des noms divers : Ishtar, Inana, Asherat, Astarté… On ne peut dire s’il s’agit de la même entité ou d’entités propres à chaque société voire chaque village, et ayant des caractéristiques comparables, essentiellement celles de la maternité, de l’ancestralité, de la postérité. Habituellement dites “grandes déesses”, elles devraient plutôt être nommées “mères-ancêtres”, car la racine indo-européenne fréquemment utilisée est -ana qui signifie mère, ancêtre, grand-mère. Signalons à ce propos que la plupart des montagnes et grands sites naturels sont associés à des mères originelles, des ancêtres ; l’onomastique révèle à travers toutes les civilisations un abondant emploi du terme “mère” : Anapurna signifie « mère nourricière », Fuji-Yama, « mère éternelle » , Machu-Pichu, Everest (Chomlunga au Tibet, Sagamartha au Népal), Mont Ara signifient « Mère Montagne » ; on repère la même association avec les fleuves : Marne signifie Matrona (la mère). On remarque aussi que nombre de villes de l’Antiquité grecque portent le nom d’une mère-ancêtre : Salamis, Athéna, Ægina, Mycène, Sparta, Méssène, Corcyra, Thèbe... Il importe donc de se rappeler que le terme “ancêtre” est plus approprié que le terme “déesse”, inexistant dans les anciens textes. On remarque en outre à la lecture de ces appellations que la mère n’a pas de nom propre, elle est quasi anonyme ; c’est « la mère » ou bien plus souvent « les mères ». La première Descente aux Enfers, celle d’Ishtar, relate la lente évacuation de cette mère-ancêtre : après avoir envoyé le déluge sur terre, deux héros exilent Ishtar aux Enfers pour prendre sa place parmi le peuple. Avant de partir, Ishtar prend congé de ses compagnes et leur recommande d’élever une lamentation en sa faveur et de supplier les dieux de la laisser revenir parmi les siens. Puis, elle s’équipe des sept talismans de son pouvoir (couronne, sceptre, plastron, collier, boucles d’oreille, bracelet, manteau) et affronte le portier qui, au fur et à mesure des sept portes de l’Enfer, la dépouille brutalement de chacun de ses talismans. Elle se retrouve donc nue au fond des Enfers où son corps maltraité est transformé en cadavre et suspendu à un clou. Alors, sur terre, toutes les forces de génération disparaissent, chez les bêtes comme chez les gens. Cette Descente n’a donc rien de choisi ni d’heureux, c’est le même cheminement que celui qui mène à la Croix christique, peu importe qu’il s’agisse d’une montée ou d’une descente, le terme, le but même, est une destruction. On ne peut manquer de remarquer dans cette marche au supplice la présence de plusieurs motifs qui reviendront constamment dans les mythes, contes et légendes de tout l’espace indo-européen : les sept portes de l’Enfer, le déshabillage (qui peut être commué en habillage), le leitmotiv des paroles échangées entre les protagonistes, les cadavres suspendus au clou, la stérilité de la terre, notamment. Nombre de ces motifs sont présents dans le conte Barbe Bleue.

Si la Descente aux Enfers de Perséphone est décrite avec un moindre luxe de détails, elle n’en est pas moins significative d’un exil, d’un enfermement, d’un retrait du monde, d’une douleur sans fin. La stérilité de la terre l’accompagne également, puisque c’est à cause de cet enfermement de sa fille aux Enfers que Déméter maudit la terre, abandonnant son rôle de mère soucieuse de la prospérité de son monde. Cette malédiction est un motif récurrent des récits de Mères évincées : dès la Descente d’Ishtar, la terre se trouve stérile ; c’est le cas également lorsque les Érinyes poursuivent Oreste, le matricide, de leur colère et de leur malédiction sur la terre ; de même lorsque Isis pleure la perte de son frère Osiris. La légende de Mélusine reprend ce même thème au XIVe siècle français : trahie par son époux, Mélusine s’élance des tours de Lusignan et disparaît à jamais ; en découle alors la folie, la guerre et la misère (le même scénario s’était déroulé avec sa mère Pressine). Dans tous les cas, le bonheur ne revient que s’il y a retour : Ishtar est restaurée dans son culte, Déméter retrouve Perséphone, les Érinyes deviennent de bienveillantes Euménides, Isis retrouve et remembre Osiris. Mais Mélusine n’est pas revenue. L’élimination de la mère-ancêtre signale probablement la destruction d’une ancienne culture et se traduit toujours par des calamités naturelles. Nos temps de féminisme et de droits des femmes parviendront-ils à juguler notre malheur écologique ? Mais aussi, de quel retour s’agit-il ? La Mère ou mieux les Mères sont-elles intégralement restaurées dans leur intégrité, leur place initiale ?

Une mère supplantée : discrédit et substitution

En effet, le happy end du mythe de Déméter pourrait laisser penser que tout est rentré dans l’ordre. Loin s’en faut ! Car les choses ne sont pas rétablies dans leur état originel ; cela aurait peu d’importance – et serait peut-être bénéfique – si quelque grain de sable ne grippait la machine. En effet, un fait apparemment mineur bloque le mécanisme de réparation : un grain de grenade. Lorsque, anxieux de voir la terre dépérir, Zeus s’avise enfin de demander à son frère Hadès de laisser Perséphone rejoindre Déméter, ce dernier s’empresse de donner des grains de grenades à manger à la jeune femme, qui ne se méfie pas. Et lorsque, dans l’euphorie des retrouvailles, la mère demande à sa fille si elle a mangé quelque chose chez son époux, celle-ci le reconnaît. Et ce simple fait l’oblige à pérenniser le mariage ; elle ne restera pas constamment dans la maison maternelle, elle devra passer les mois d’hiver chez son époux et ne pourra revenir auprès de sa mère qu’à la belle saison. On peut reconnaître là les situations de transition que l’on observe dans les sociétés matrilinéaires qui s’acculturent au mariage : celui-ci a du mal à s’implanter ; les femmes retournent fréquemment chez leur mère, demeurant un minimum de temps dans la maison de leur époux. Par ailleurs, la manière de partager la nourriture (la commensalité) est aussi importante que la régulation de la sexualité. Pour le comprendre, il faut savoir comment fonctionnent les sociétés qui se révèlent dans ce mythe.

Ce qui apparaît dans le mythe de Déméter, c’est une forme de transition entre deux sociétés foncièrement différentes. La première – celle de Déméter – est une société organisée en référence à une mère-ancêtre autour de laquelle s’agrègent ses descendants ; il n’y a pas de départ forcé du groupe et l’on n’y intègre pas d’alliés (époux, épouses) ; aucun partenaire sexuel n’est admis à demeurer dans un groupe autre que son propre groupe domestique. Ce type de société ne connaît pas le mariage ou ne le considère pas comme institution de base à l’origine de nouvelles familles. La famille, ou plutôt le groupe domestique, est une communauté de familiers, c’est-à-dire de gens qui demeurent ensemble sous le même toit et partagent leurs repas ; ils peuvent être issus de la même mère-ancêtre ou avoir sucé le même sein (frères et sœurs de lait) ou avoir été agrégés au groupe par adoption. Ces familiers se reconnaissent comme apparentés et utilisent une terminologie classificatoire : les enfants d’une même génération sont frères et sœurs, ceux de la génération précédente des mères et des oncles, ceux de la génération antérieure sont grands-mères et grands-oncles. S’ils partagent le même bol, il est exclu qu’ils partagent le même lit, et les relations sexuelles sont absolument prohibées entre familiers – tout en étant entièrement libres entre non familiers. Les contrevenants sont menacés des pires châtiments (enfermés dans des grottes sans nourriture, enterrés vivants, etc.), mais il apparaît que personne ne connaît quiconque ayant eu à subir une telle condamnation, ni dans le légendaire ni dans la mémoire, même celle des anciens. La paternité est germaine, c’est-à-dire que ce sont les oncles qui tiennent le rôle des pères ; ils sont les “hommes d’attachement” ou “hommes alentour” , ou encore “allopères” par analogie avec “les allomères – femelles autres que les mères”, signalées par les éthologues ; on y ignore donc toute paternité génitale – sachant que la paternité germaine est une paternité génétique, puisque oncles, nièces et neveux ont le même ADN mitochondrial. Quant aux amants de la mère, ce sont des relations qui lui sont personnelles et ne concernent personne parmi ses familiers, ni parents ni frères ou sœurs ni même enfants ; ceux-ci ne connaissent que leurs oncles comme pères. A l’instar de « mère », le terme « père » est une appellation générique classificatoire qui s’applique à tous les hommes d’une même génération. D’après le mythe de Déméter, la société qui remplace celle-ci ne reconnaît plus la place centrale de la mère-ancêtre, origine du groupe de familiers ; elle impose le mariage avec le classique « échange de femmes » qui permet de nouer des alliances à visées stratégiques et patrimoniales ; elle instaure l’homme comme nouveau pilier de la famille. L’ancienne société semble donc brutalement réformée pour être orientée dans un sens patriarcal : sans solliciter l’avis des mères, la fille est séparée de son groupe pour être intégrée – ici contre son gré – dans le groupe de l’homme qui l’a raptée ou à qui on l’a donnée.

Le curieux épisode des « grains de grenade » conforte cette hypothèse d’un changement de paradigme ; en effet, il n’est pas à rapporter à une quelconque « nourriture des morts » voire « nourriture de mariage » (même si c’est le cas), mais plutôt aux coutumes et normes de la commensalité. Hadès donne des grains de grenade à Perséphone, certes, mais le plus important est qu’il la fait manger en sa compagnie. En effet, dans la plupart des sociétés antérieures ou matrilinéaires, commensalité (le fait de manger ensemble) et sexualité s’excluent radicalement l’une l’autre ; le proverbe dit que « ceux qui partagent le bol ne partagent pas le lit ». Dès lors, manger ensemble ne se fait qu’entre familiers, entre membres d’une même famille. Dans ces sociétés-là, inviter un étranger à sa table, c’est en quelque sorte l’intégrer à sa propre famille et lui offrir ainsi une garantie de non-agression au titre de familier. Or, entre familiers, on ne copule pas ; il s’agit bien du classique « tabou de l’inceste » ; toutefois, son assise est ici non pas la fameuse consanguinité, mais la simple et rigoureuse familiarité, c’est-à-dire le fait de demeurer ensemble, donc de manger ensemble. Il va de soi que le mariage dérègle totalement ce tabou puisqu’il impose de combiner sexualité et commensalité ; ce n’est toutefois pas le cas toujours et partout ; en effet, en de nombreuses sociétés, époux et épouse ne mangent pas ensemble, vestige sans doute d’un temps où les partenaires sexuels ne demeuraient pas sous le même toit. Mais on a dans le mythe de Déméter l’instauration d’une coutume qui jette à bas l’archaïque « tabou de l’inceste » consistant à proscrire absolument aux personnes cohabitantes (donc commensales) de copuler ensemble ; la nouvelle règle stipule le contraire : désormais, par mariage, on associe sexualité et commensalité, c’est-à-dire que les partenaires sexuels doivent cohabiter. Nous vivons toujours sous l’empire de cette révolution, et nous savons que le « tabou de l’inceste » est trop souvent mis à mal en dépit de la loi. En effet, au sein de l’actuelle famille, si la sexualité est interdite entre les uns, elle est autorisée voire obligée entre les autres (le couple de la première génération) ; ce tabou boiteux mine de l’intérieur la famille conjugale, celle que nous pratiquons toujours. Pour être efficace, un tabou ne doit connaître aucune exception.

Sans que le mythe de Déméter puisse être considéré comme fondateur (dans l’ignorance où nous sommes de tout ce qui a disparu), il reste cependant, parmi ceux qui nous sont parvenus, celui qui est le plus représentatif de l’instauration d’un nouveau type de famille, celle qui est fondée sur le mariage et le couple conjugal. A la mère-ancêtre doit donc succéder une figure de substitution qui fonde la nouvelle famille. Le mythe de Déméter devrait logiquement se voir remplacé par des mythes conformes aux nouvelles dispositions familiales.

Comme on le constate fréquemment, les mêmes motifs sont alors réagencés en de nouvelles configurations appropriées. Si l’on regarde de près les mythes qui utilisent les mêmes motifs, on trouve immanquablement le mythe d’Orphée et Eurydice : une femme descend aux Enfers d’une manière comparable à celle de Perséphone ; mais au lieu que ce soit la mère (Déméter) qui l’en fasse sortir, c’est l’époux (Orphée). La figure salvatrice devient l’homme jeune en lieu et place de la vieille femme. Certes il échoue… mais qu’importe ! Même si la figure d’Orphée n’est pas parfaite, l’histoire d’amour qu’il impulse en compagnie d’Eurydice va traverser les siècles et imposer puis diffuser l’image du couple et de l’amour passion. Et nous sommes encore sous leur charme. Comment pourrions-nous souhaiter – voire simplement imaginer – renverser ce mythe pour restaurer l’état antérieur dominé par la figure de la vieille mère ? Cela n’est même pas pensable. Le mythe d’Orphée n’est pourtant pas univoque ; il signale deux faits remarquables : d’une part que l’homme ne peut pas sauver la femme, et d’autre part que l’amour-passion qui les lie est funeste quand il est ainsi vécu. En effet, dans ce mythe, l’amour-passion n’est pas proscrit – comme ce sera le cas plus tard (avec Tristan et Iseult, par exemple) –, comme il n’est pas proscrit dans le monde de Déméter : il peut unir les amants sans que nul n’y trouve à redire ; c’est la dislocation du groupe de la mère-ancêtre –c’est-à-dire « l’échange des femmes » ou, ailleurs, des hommes – qui mène à la mort. Ce mythe d’Orphée et Eurydice comporte donc deux mises en garde essentielles ; mais nul n’y prête attention, obnubilés que nous sommes par les connotations éblouissantes unanimement associées à ces icônes.

Et si la question se pose réellement de savoir qui de la mère ou de l’époux est mieux à même sinon de sauver du moins d’aider la jeune femme, les mythes peuvent peut-être à nouveau offrir quelque éclairage. Lorsque Cronos, l’époux de Rhéa, se mêle de l’engendrement de sa progéniture, il est tellement soucieux de son positionnement familial de chef de famille qu’il ne peut envisager l’éventualité qu’un de ses fils le déloge ; c’est pourquoi il dévore ses enfants dès leur naissance. Il faut le secours de sa mère Gaïa pour aider Rhéa à sauver le dernier né, Zeus ; elle donne à manger à Cronos une pierre au lieu de l’enfant, et porte celui-ci en lieu sûr. Ailleurs, lorsque Médée se voit trahie par Jason, son époux décidé à convoler ailleurs, elle se plaint de son sort d’exilée : « Moi, je suis seule, sans cité, en butte aux outrages d’un mari qui m’a ravie comme une proie, dans une terre barbare, sans mère, sans frère, sans parents près de qui aller jeter l’ancre loin de mon infortune. » Comme tout allié, l’époux peut un jour se délier, ce qui est exclu avec la mère.

Enfin, de modernes mythologues jettent une lumière crue sur cette question. Avec Pelléas et Mélisande, Mæterlinck (puis Debussy) met en scène une jeune femme dépourvue de toute famille et en butte à la jalousie d’un époux, Golaud, qui provoque sa mort au moment même de ses couches ; dans cet univers morbide et confiné, point de mère, point de soutien. Enfin, Le château de Barbe-Bleue, opéra de Bela Bartok sur un livret de Bela Balasz, plonge dans le huis-clos du couple ; magistralement, il reprend les sept portes qui sont autant de portes de l’Enfer, et les ouvre non sur des chambres mais sur des fragments de l’univers tel que l’a sécrété Barbe-Bleue : arsenal guerrier, salle de torture, coffre-fort, nature ensanglantée, ciel de sang, lac de larmes, tombeau de femmes ; le château se dresse sur la dévastation du monde provoquée par les actions du puissant époux, et les épouses en meurent. Ces modernes mythologues, s’arrimant au corpus ancien, stigmatisent eux aussi le couple conjugal, sans entrevoir pour autant l’issue possible qu’ouvrirait la voie de la mère.


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