Capitalisme post-moderne et conflictualité sociale (par Michel Vakaloulis)

dimanche 6 juillet 2008.
 

La définition rigoureuse de la nouvelle période systémique est une entreprise malaisée. On connaît le « nouveau Beaujolais » mais point le « nouveau capitalisme ». Ce point mérite d’être d’emblée souligné. Assurément, le « nouveau capitalisme » est un terme aporétique. à la différence des avatars sociologiques de la « société post-industrielle » qui refoulent la prépondérance historique du capital comme rapport social à des fins d’accumulation, le projecteur conceptuel est ici braqué sur l’évolution des processus d’exploitation. Mais comment articuler les éléments nouveaux et les permanences structurelles ?

On pressent l’avènement de l’inédit, mais sa « spécificité » reste indicible. La phénoménologie de la dissémination est la représentation sociale dominante, comme l’illustre la ruée vers le différentialisme culturel. Le risque est d’extrapoler abusivement une des dimensions de la nouveauté (par exemple, la communication ou l’intellectualisation du procès de travail) pour en faire le vecteur d’une description totalisante des transformations sociales en cours (à l’image de la « révolution informationnelle » ou du « travail immatériel »).

Telle est notre thèse : le monde « post-moderne » n’est pas le dépassement mais la radicalisation des tendances constitutives de la modernisation capitaliste (Cf. Michel Vakaloulis, Le capitalisme post-moderne, Paris, PUF, 2001). Son pluralisme désordonné est basé sur la persévérance dans l’être des rapports d’exploitation et de domination. La reproduction de ces rapports est un processus hautement conflictuel à l’échelle de la société. Dans les notes de recherche qui suivent, présentées sous forme de sept points, l’analyse des motifs contestataires et des mobilisations collectives constitue le passage obligé pour informer le questionnement sociologique sur les métamorphoses de l’espace social.

1. Une hypothèse à double tranchant sous-tend notre propos. D’une part, la nouvelle période du capitalisme qui succède au fordisme historique (les Trente Glorieuses [1945-1973], pour reprendre l’expression de l’économiste Jean Fourastié désignant la forte croissance dans les pays de l’OCDE de la fin de la Seconde Guerre mondiale au premier choc pétrolier) est celle de l’accumulation flexible mondialisée à dominante financière. Un nouveau régime de pouvoir et de domination émerge, poussant au paroxysme la marchandisation « esthétisée » de la vie sociale. La modernisation flexible ne concerne pas seulement le travail mais tous les aspects du rapport salarial ainsi que les équipements, les investissements, l’organisation de l’entreprise et les interactions avec ses multiples partenaires. Il s’agit, effectivement, d’une tendance historico-géographique à l’expansion et à l’intensification des rapports capitalistes à l’échelle globale qui élargit le champ de l’exploitation. D’autre part, cette nouvelle période n’est pas lisse mais matinée de tensions, de contradictions, de mouvements. Son émergence n’est pas une marche triomphale mais un processus résistible qui empêche toute permanence ou « clôture » systémique. Un nouvel espace de contestation sociale se dessine. Autant dire que la célébration de la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama) est illusoire.

2. Au risque de schématiser, on peut considérer que la régulation keynésiano-fordiste reposait sur l’existence d’une classe ouvrière qui, sans être un bloc monolithique, tendait à s’homogénéiser (partiellement mais incontestablement) sous l’emprise d’un puissant mouvement de classe, d’une culture laborale et syndicale, des traditions de luttes. Les formations partisanes progressistes relayaient les aspirations populaires dans le champ politique. Dans cette configuration relativement stable, tout s’articulait : projet politique (bien-être généralisé), projet historique (émancipation universelle), projet syndical (défense des travailleurs). Les politiques de redistribution de type social-démocrate impulsaient le « cycle vertueux » de l’économie. La marée montante de la croissance poussait tous les acteurs sociaux « vers le haut ». Sans être forcément utopique, la vision de l’histoire était optimiste. Les dominé-e-s disposaient d’un horizon d’attente historique. L’imaginaire du progrès social incluait des dimensions économiques (amélioration du niveau de vie des classes laborieuses), sociales (démarchandisation de certains aspects de la force de travail, sécurisation de ses conditions de reproduction et de valorisation), politiques (services, politiques et dispositifs publics qui entérinaient la socialisation des besoins collectifs).

3. A partir du milieu des années 1970, on assiste à des bouleversements en cascade qui désagrègent la belle harmonie de l’édifice fordiste. La décollectivisation du monde ouvrier, l’éclatement des collectifs de travail, et surtout, la dissolution de l’imaginaire et des référents traditionnels de classe sont des phénomènes marquants et déconcertants. La conflictualité d’usine s’émousse, les luttes ouvrières cessent d’apparaître comme le moteur du conflit social ou comme l’épicentre de la lutte de classes. Les luttes pour le classement au sein de la classe exploitée s’intensifient, ressurgissent au travers de formes pernicieuses telle l’ethnicisation des inégalités parmi les dominé-e-s dont le vote populaire frontiste est l’aboutissement ultime. Dans ce contexte défavorable pour la mise en mouvement des travailleurs, l’affaiblissement du syndicalisme salarié, qui s’apparente dans certains secteurs à un véritable affaissement, est une évolution qui conforme la domination des forces systémiques. Ce que l’on appelait autrefois « la centralité ouvrière », centralité sociologique mais aussi politique, historique, symbolique, semble s’éclipser, entraînant dans sa chute la forme idéologique générale de la lutte de classes qui caractérisait le capitalisme de l’accumulation fordiste. Le pouvoir structurel du capital sur la société se renforce. Les promoteurs de la Weltanschauung (vision du monde) qui accompagne la percée du libéralisme économique célèbrent la vision utilitariste et instrumentale de la modernisation globale en s’efforçant de remplacer, avec plus ou moins de succès, l’État-providence par le Marché-providence. La dissolution du conflit de classe dans la « moyennisation » de la société capitaliste (constitution supposée d’un grand groupe central allant des ouvriers à statut aux cadres supérieurs, avec un brassage de toutes les couches de la société vers le haut) serait le happy-end de cette configuration historique.

4. Il est nécessaire d’examiner analytiquement le rapport social de travail soumis au primat de la flexibilité. Comme l’analyse le sociologue américain Richard Sennett (Le travail sans qualités, Paris, Albin Michel, 2000), le nouveau régime capitaliste « ressemble à un tourniquet ». Tout devient fluide et imprévisible. Les collectifs traditionnels de travail sont remplacés par des équipes autonomes qui tendent à internaliser les nouvelles contraintes du marché (« juste à temps », « contrôle qualité », etc.). La gestion économique des entreprises s’aligne sur le court terme et installe les salariés dans la biochimie de l’inquiétude quotidienne. Cette économie flexible généralise la « culture du risque » pour en faire le souci ordinaire du plus grand nombre ! Pas le souci exclusif de l’entrepreneur schumpétérien pour qui le profit est la rémunération de son « audace » en tant qu’investisseur, mais le souci banalisé de Monsieur-tout-le-monde confronté aux aléas de la conjoncture économique et contraint de se comporter, avec plus ou moins de conviction, en capitaliste apprenti. En réalité, il s’agit d’une opération de légitimation de la prise de risques par les exploités eux-mêmes. L’insécurité se loge désormais au centre des relations professionnelles, y compris chez les salariés du secteur public dont la sécurité statutaire de l’emploi est tendanciellement contredite par l’insécurisation du poste et des conditions de travail, prélude à sa prochaine mise en cause. L’agent de production (de biens matériels ou de services) est condamné au changement perpétuel, mais il ne maîtrise ni le sens ni l’accomplissement du changement. Dans le nouvel espace productif, la stabilité passe pour une attitude de faiblesse, ou à la limite, pour un signe d’inadaptation conduisant à l’échec. L’important est de prouver que l’on est capable de suivre le rythme du changement, de rester dans la course préoccupé uniquement par son « salut » personnel (préservation de l’emploi, déroulement de carrière).

Cette violence symbolique exercée par le pouvoir patronal subvertit les rapports de production et de coopération dans le travail. La méfiance gagne du terrain parmi les agents économiques, la solidarité régresse. Les co-équipiers deviennent des concurrents directs qui vivent, avec beaucoup d’appréhension, la perte de repères solides aussi bien dans l’entreprise que dans la société. Dans cet univers structurellement instable, troublé et troublant, l’expression du mécontentement social n’est pas automatique. Au contraire, elle se heurte à de nombreux obstacles. La posture de protestation ou de contestation se trouve de fait dépréciée, voire ringardisée par les stratégies patronales. Elle est renvoyée de manière récurrente à des problèmes de communication ou aux agissements de minorités actives réfractaires aux exigences de la modernisation. Les directions d’entreprise dénoncent de la sorte le corporatisme des « droits acquis », le conservatisme syndical, les résistances au changement. Les compétences douces de la communication ainsi que l’assouplissement des lignes hiérarchiques leur permettent d’exercer le pouvoir sans l’assumer explicitement, et surtout, sans assumer les conséquences sociales des politiques de la flexibilité.

5. Il faudrait englober dans cette description une série de paramètres supplémentaires. Par exemple, l’emprise d’un individualisme de crise caractérisé par la méfiance vis-à-vis de l’action collective et le repli sur la sphère privée, les valeurs de l’intimité ou les groupes affinitaires. Le tribalisme post-moderne est, au mieux, le règne différentialiste de l’éclatement de la société, et a minima, la nouvelle religiosité (au sens étymologique de « relier ») d’un monde sans âme qui s’en sert pour rendre la vie plus facile. Le redoublement médiatique du monde réel, partie prenante de l’organisation de rapports sociaux de connaissance comme rapports sociaux de méconnaissance de la société, est une autre évolution significative (Cf. Jean-Marie Vincent, « Société du brillant, dévalorisation du social », Politique, n° 5, mars 2003). Il se construit, précisément, en jouant subtilement sur la peur, l’intimidation et la menace, mais aussi sur l’insouciance et le cynisme, sur le divertissement et l’évasion. La marchandisation de la culture et des créations de l’esprit humain s’accroît à un rythme frénétique. Différentes enclaves pré-capitalistes, semi-capitalistes qui étaient jusqu’ici tolérées ou exploitées de manière tributaire, deviennent ouvertement de nouveaux champs d’accumulation. Les rapports politiques, les passions humaines, la vie privée, les idées elles-mêmes tombent dans les créneaux du « calcul économique ». De ce point de vue, on peut considérer que les attaques libérales contre les services publics et les protections sociales ne sont pas une simple option politique (ou une variante de la « politique bourgeoise ») mais expriment des tendances structurelles de la nouvelle phase du capitalisme.

Cette évolution est observable dans la production culturelle qui devient elle-même une activité économique ordinaire. L’industrie du divertissement en est la parfaite illustration. Mais le mouvement inverse de l’économie vers la culture est également significatif. La marchandisation est aussi une esthétisation du monde. En effet, la production marchande constitue un phénomène culturel au sens où la marchandise est esthétiquement consommée. La plupart des produits sont désormais achetés par le consommateur aussi bien pour leur valeur d’usage immédiat ou pour leur image. Ce constat a d’importantes conséquences politiques pour comprendre les mouvements contestataires contemporains qui adviennent à un moment où le capitalisme refaçonne profondément les identités, les affects et les modes de vie dans le cadre de l’économie-monde (Cf. Fredric Jameson, « Globalisation and political strategy », New Left Review, Second Series, n° 4, july-august, 2000).

Ces mouvements font surtout appel à la subjectivité des individus et s’opposent aux orientations de la modernisation systémique, notamment au post-modernisme comme force culturelle hégémonique du capitalisme avancé (Cf. Fredric Jameson, Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Éditions de l’École Normale Supérieure des Beaux-arts, 2007). En ce sens, il serait erroné de les opposer (comme le fait la sociologie des « nouveaux mouvements sociaux ») aux conflits traditionnels du travail en traitant ces derniers comme des réalités déclinantes, c’est-à-dire appartenant à la « défunte » société industrielle. Au contraire, ils sont intrinsèquement liés à la nouvelle forme de l’antagonisme social. C’est l’émergence des nouvelles mobilisations contestataires (dont l’altermondialisme) nées de la modernisation post-moderne du capitalisme dans sa conjonction avec les conflits de travail qui crée la dynamique du mouvement social dans son ensemble. Tous ces mouvements « culturels » ou « sociétaux » risquent de rester inintelligibles, voire énigmatiques si l’on fait abstraction du fait que nos sociétés développées ne sont pas « moins » capitalistes que les précédentes mais représentent la forme la plus « pure » du capitalisme que l’humanité ait jamais connue. La forme sociale capitaliste la plus intensive, la plus composite et contradictoire, et partant, la plus riche en potentialités émancipatrices des citoyens démocratiquement mobilisés contre les forces dominantes.

6. Après ce détour rapide, revenons sur les derniers épisodes de l’action collective en France. Au début des années 1990, il existe dans le pays un véritable sentiment d’insécurité sociale redoublé d’un doute profond sur l’avenir qui gagne différentes catégories de la population. Le paysage politique est plutôt morose. Les luttes ouvrières diminuent en fréquence et en intensité. Mais le climat social est loin d’être euphorique. En l’absence d’une défaite frontale du mouvement ouvrier, comparable à l’échec de l’épuisante grève des mineurs (mars 1984 - mars 1985) dans l’Angleterre thatchérienne, la conjonction d’évolutions régressives pour les salariés conforte la conviction générale que la « classe politique » n’a pas la volonté ni la capacité de résoudre les problèmes importants de la société française, en première ligne le chômage et la précarisation du travail. La faible conflictualité de la période n’entérine guère, loin s’en faut, l’adhésion populaire à l’idéologie de la modernisation. Le reflux de l’action collective ne consacre pas la victoire idéologique du libéralisme. Si l’idéologie dominante des élites reste l’idéologie libérale, un cycle « antilibéral » s’amorce au sein de l’opinion vers 1992-1993. En fait, les études quantitatives révèlent un hiatus entre « représentation dominante » des citoyens et « idéologie dominante » portée par des leaders économiques et leurs relais d’opinion. (Stéphane Rozès, « La “grève par procuration” de l’opinion à l’égard des mouvements sociaux révèle un nouveau cycle politique », dans Michel Vakaloulis (dir.), Travail salarié et conflit social, Paris, PUF, 1999).

C’est dans ce contexte que de nouvelles luttes interviennent, dans le sillage des coordinations qui ont marqué la deuxième moitié des années 1980 : mouvements à Air France, mobilisations contre le CIP (tentative d’instauration d’un SMIC-jeunes par le gouvernement d’Édouard Balladur), conflits industriels comme à Aluminium-Dunkerque et à EGT-Alsthom, etc. L’impact de ces conflits n’est pas tant numérique (nombre d’agents mobilisés), mais plutôt symbolique puisqu’ils émergent dans des zones d’activité réputées « post-fordistes » que l’on croyait à l’abri des séquences contestataires. Les contradictions du nouvel ordre productif sont exposées au grand jour.

Le mouvement social de l’automne 1995 constitue la plus grande mobilisation populaire depuis mai 1968 (Cf. Bernard Thibault, « On ira encore plus loin ! », Entretien avec Toni Negri et Michel Vakaloulis, Futur antérieur, n° 33-34, 1996/1-2). Il comporte une dimension « anti-libérale » indissociablement événementielle (ébranler la vie politique à peine quelques mois après l’élection présidentielle, briser l’élan réformateur du gouvernement d’Alain Juppé) et projectuelle (rompre avec le fatalisme d’une réforme « irréformable » de la Sécurité sociale, déplacer symboliquement les lignes de démarcation entre le possible et le souhaitable). Dans le sillage de ce mouvement émergent d’autres foyers de protestation, bien au-delà des seuls lieux de travail : mouvements des « sans », luttes contre le racisme et le Front National, mobilisations des femmes pour l’égalité et la dignité, manifestations pour la défense des libertés individuelles et collectives, percée spectaculaire de l’altermondialisme.

Pour être peu ou prou antilibéraux, tous ces mouvements ne sont pas (et ne se revendiquent pas) « anticapitalistes ». Leur émergence ne connote pas a fortiori l’émergence d’un « nouveau mouvement ouvrier » qui rechercherait en hésitant ses marques. Réduire aujourd’hui le mouvement social au mouvement ouvrier serait, sur la forme, un abus de langage, et sur le fond, une méprise empirique de l’hétérogénéité politique et sociologique de ces mouvements. Comment considérer, par exemple, l’altermondialisme comme le simple prolongement du mouvement ouvrier traditionnel ? En revanche, ces mouvements ne représentent pas non plus « l’après-mouvement ouvrier » (culturel-identitaire) qui se situerait à l’extérieur de l’antagonisme capital/travail. Leur développement devient inintelligible si on les place dans un état indéfini d’apesanteur, en faisant notamment abstraction du fait qu’ils « résistent » contre la reconstruction post-moderne du rapport social et la gouvernance libérale du monde. La circularité des engagements et la multipositionnalité du militantisme que l’on observe au sein du « mouvement social » sont un indicateur de cette tendance.

7. Récapitulons. Il existait auparavant un mouvement ouvrier qui avait ses organisations de masse, ses combats emblématiques, ses mythes mobilisateurs. Il était constitué autour du prolétariat industriel et tendait à recouvrir l’ensemble de l’espace protestataire. Pour le dire schématiquement, il n’était pas simplement le modèle du mouvement social mais le seul mouvement social. À l’ère du capitalisme post-moderne, le conflit social se présente sous des formes diversifiées, décentrées, éclatées. À première vue, on remarque l’absence d’un foyer central et inamovible. Chaque conflit conserve sa « dignité » événementielle, sa singularité irréductible à une « grande cause », mais aussi, sa manière spécifique de renouer avec les enjeux centraux de la « question sociale ». La lutte contre la soumission du travail au capital « excède » l’espace du mouvement ouvrier au sens traditionnel du terme. De ce point de vue, le « fondamentalisme de classe » des périodes historiques précédentes a vécu.

Pour mieux cerner le contenu de cette inflexion, on pourrait distinguer analytiquement deux « pôles » du mouvement social. Le « pôle laboral » s’inscrit dans le sillage des luttes ouvrières. Les conflits de travail sont toujours d’actualité et la capacité de résistance du mouvement syndical demeure importante tant au niveau national qu’à l’échelle mondiale. À ses côtés se construit, avec beaucoup de contradictions et de ramifications, un deuxième pôle, « sociétal », du mouvement social. Ces deux pôles sont constitutivement interdépendants. Leurs racines plongent dans les mêmes causes structurelles, leurs pratiques s’opposent aux effets combinés produits par le système. Leur interaction constante est source de dynamisme pour le mouvement social d’ensemble (Sophie Béroud, René Mouriaux, Michel Vakaloulis, Le mouvement social en France. Essai de sociologie politique, Paris, La Dispute, 1998).

Au total, nous sommes face à des mouvements radicaux, polymorphes et « multi-fronts », traversés souvent par des « pulsions anticapitalistes », mais en même temps, dépourvus d’une réflexivité élaborée pour se projeter au-delà des limites du système. Cela ne signifie pas que la dynamique des mouvements sociaux se réduit à la posture du refus. La mise en mouvement comporte une dimension proprement affirmative. Pour s’opposer avec efficacité aux stratégies libérales, il faut produire de nouveaux rapports au réel en tenant compte des conditions de vie et des aspirations du plus grand nombre, et notamment, des groupes sociaux fragilisés. Autant dire que protestations sociales, éléments d’anti-capitalisme et prémisses d’une politique de l’émancipation coexistent, mais sans coordination, au sein des mobilisations collectives qu’il est convenu d’appeler « mouvement social ».

Or, le mouvement social fait objet de stratégies de conceptualisation divergentes. Une intense lutte symbolique pour sa définition « légitime » ainsi que pour la délimitation de ses frontières et sa caractérisation historique se déroule dans l’espace public. Le défi pour les forces progressistes est de théoriser l’objet réel - la conflictualité sociale dans tous ses états - dans ses transformations morphologiques et sociologiques incessantes. De penser l’existence des luttes dans leur fragmentation constitutive et leur recomposition inaccomplie en les situant dans le paysage contrasté du capitalisme flexible. De donner un nom à ce qui advient, quitte à prendre des risques de se fourvoyer dans l’effort de restituer au mouvement social la dignité conceptuelle qu’il mérite. Mais il vaut mieux « mal nommer » que laisser dans l’ombre sans nom, sinon innommable, en passant à côté d’une réalité largement méconnue, occultée, décriée. Un tel travail de clarification est aussi un travail de prospection qui vise à tirer au clair les éléments d’une politique d’émancipation contenus dans les luttes contemporains contre l’exploitation et l’oppression.


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