"Le progrès social est une création continue" (Ambroise Croizat)

mercredi 9 août 2023.
 

8 août 1946 devant l’Assemblée nationale. Sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie.

A) Texte du discours

Nul ne saurait ignorer que l’un des facteurs essentiels du problème social en France, comme dans presque tous les pays du monde, se trouve dans ce complexe d’infériorité que crée chez le travailleur le sentiment de son insécurité, l’incertitude du lendemain qui pèse sur tous ceux qui vivent de leur travail. Le problème qui se pose aujourd’hui aux hommes qui veulent apporter une solution durable au problème social est de faire disparaître cette insécurité. Il est de garantir à tous les éléments de la population qu’en toute circon­stance ils jouiront de revenus suffisants pour assurer leur subsistance familiale. C’est ainsi seulement, en libérant les travailleurs de l’obsession permanente de la misère, qu’on permettra à tous les hommes et à toutes les femmes de développer pleinement leurs possibilités, leur personnalité, dans toute la mesure compatible avec le régime social en vigueur.

Voilà qui suffit à démontrer l’ampleur du contenu de la notion de sécurité sociale. Celle-ci implique d’abord une organisation économique qui fournisse à tous les hommes et à toutes les femmes en état de travailler une activité rémunératrice. (…) Il faut, en second lieu, que l’activité ainsi garantie à tous les hommes et à toutes les femmes leur apporte les ressources suffisantes pour satisfaire à leurs besoins personnels et pour couvrir leurs charges familiales. (…) D’autre part, le travailleur ne peut maintenir son activité qu’en conservant sa capacité de travail. Par suite, la sécurité sociale se trouve étroitement liée à tout le problème de l’organisation médicale, au problème des soins d’abord, au problème de la prévention de la maladie et de l’invalidité, au problème de l’hygiène et de la sécurité du travail, au problème de la prévention et de la réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles. Enfin, et c’est le dernier chapitre de la sécurité sociale, il faut parer aux conséquences de la perte possible, par le travailleur, de son activité rémunératrice. (…)

La sécurité sociale est une. (…) Quel que soit le but particulier auquel peuvent tendre les diverses institutions, qu’elles aient pour objet de couvrir les charges de la maladie, de fournir des retraites de vieillesse ou des pensions d’invalidité professionnelle, ou d’alléger les charges de familles nombreuses, il s’agit toujours d’opérer un prélèvement sur les revenus de la masse pour couvrir l’insuffisance des ressources de certains. L’unité de la sécurité sociale n’est à cet égard que l’affirmation d’une solidarité nationale indiscutable. (…) Il s’agit toujours soit de garantir des soins, soit de répartir des revenus.

Enfin et peut-être surtout, l’unité de la sécurité sociale s’affirme sur le plan social. Il s’agit toujours, en effet, d’apporter des moyens d’existence à des familles manquant de ressources, de sauvegarder le capital humain du pays par la prévention de la maladie et de l’invalidité, de permettre à tous les individus de développer au maximum leurs moyens propres. (…)

L’organisation de la sécurité française, telle qu’elle a été conçue et réalisée dans le cadre des principes que je viens d’exposer, repose encore sur une règle fondamentale, qui est celle de la gestion des caisses par les intéressés eux-mêmes. C’est là certainement l’innovation la plus profonde qui ait été apportée dans toute l’organisation nouvelle. Le plan français de sécurité sociale, en effet, à la différence de la plupart des plans étrangers, est inspiré du souci de confier à la masse des travailleurs, à la masse des intéressés la gestion de leur propre institution, de manière que la sécurité sociale soit le fait non d’une tutelle paternaliste ou étatiste, mais de l’effort conscient des bénéficiaires eux-mêmes. (…)

L’organisation de la sécurité sociale (…) peut maintenant vous apparaître comme tendant avant tout à regrouper, en un ensemble cohérent et logique, des institutions qui, jusqu’à ce jour, étaient dispersées  : assurances sociales, allocations familiales, accidents du travail. Mais si c’est là le premier résultat de l’organisation nouvelle de la sécurité sociale, il faut y voir, non pas le terme, mais le point de départ de cette organisation. Le but qu’il convient d’atteindre, en effet, c’est de généraliser la sécurité sociale. (…) Cette organisation nous fournit ainsi l’instrument de tous les progrès sociaux qui doivent, dans l’avenir, se réaliser, tant il est vrai que le progrès social est une création continue.

Remarques sur ce discours (L’Humanité du 18 août 2017)

De tous les ministres du Travail, aucun n’a accompli d’œuvre aussi immense que le communiste Ambroise Croizat, de novembre 1945 à mai 1947. Son nom est lié au rétablissement des libertés syndicales, à la création des comités d’entreprise, à la généralisation des conventions collectives, au statut des délégués du personnel, à la médecine du travail, à la majoration des heures supplémentaires. Mais sa prouesse fut la mise sur pied d’un «  plan complet de sécurité sociale  » dans la foulée de l’ordonnance d’octobre 1945. Répondant à l’interpellation d’un député radical à la deuxième Assemblée constituante à l’été 1946, Ambroise Croizat prononce ce discours dans lequel il conçoit la sécurité sociale non comme un processus achevé, mais comme une «  institution vivante  » qui «  doit s’étendre, chaque jour, aux domaines nouveaux qui n’ont pas encore fait l’objet d’intervention législative  ».

Car, s’il a fait adopter, en avril, la loi qui généralise la sécurité sociale à l’unanimité de la précédente Constituante, Ambroise Croizat n’a pas vaincu toutes les réticences, nombreuses, à son projet  : celles des médecins libéraux, des mutuelles, des cadres inquiets de leur intégration au régime général ainsi que les résistances des artisans, commerçants ou agriculteurs. Ambroise Croizat explique les vertus d’une sécurité sociale unifiée, envisagée comme une «  création continue  ». Un projet que le «  ministre des travailleurs  » défendra ensuite dans l’opposition contre les remises en cause de la «  Sécu  », après le renvoi des communistes du gouvernement en 1947.

Sébastien Crépel journaliste


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