Halte aux féminicides !

mardi 20 mars 2018.
 

Le féminicide a été défini par l’auteur féministe Diana E. H. Russell en 1976 comme « le meurtre de femmes commis par des hommes parce ce que sont des femmes. »

1) Un génocide méconnu : 50 millions de femmes disparues en Inde

Source : http://sisyphe.org/spip.php?article4387

Depuis trois générations, on estime que plus de 50 millions de femmes ont été exterminées, en Inde, en raison d’une violence qui les cible à tous les stades de leur développement et de leur vie. En Occident, ce phénomène est très méconnu : on se demande comment 20% des femmes d’un pays aussi peuplé que l’Inde auraient pu disparaître sans que l’on s’en rende compte, sans que l’on en parle.

Parlons-en, comme le font Rita Banerji, écrivaine indienne et militante pour les droits des femmes, et la « 50 Million Missing Campaign » depuis 2006.

Les méthodes pour se débarrasser du féminin et des femmes sont nombreuses. Il y a les avortements sélectifs, souvent très tardifs et forcés, un devoir ou une obligation pour les femmes enceintes de filles. Les infanticides féminins sont aussi très courants (1) ; ils font partie de la tradition de chaque région et portent des noms – dans une région, on étouffe les toutes petites avec du sel, dans d’autres, on les noie dans du lait… Ces tâches sont parfois effectuées par la mère elle-même (2), plus souvent encore par la grand-mère paternelle. Ainsi, pour la dernière génération, sur 18 millions de filles « manquantes », 17 millions ont été tuées, et non supprimées avant la naissance (3).

Dans leur jeunesse, des milliers de jeunes femmes sont victimes de crimes (4) soi-disant d’honneur : elles sont tuées parce qu’elles ont osé tomber amoureuses d’un homme issu d’une autre caste que la leur, ou elles ont voulu contracter un mariage avec lui. S’il se trouve que le khap panchayat, ou conseil de son village, s’oppose au choix d’une jeune femme, une peine extrajudiciaire sera bien souvent prononcée et une expédition punitive sera conduite contre elle, sous forme de viol en réunion ou de meurtre. Des investigations menées par des journalistes ont pu montrer la passivité de la police et, d’ailleurs, tous les grands partis politiques de l’Inde s’allient aux khap panchayats (5) lors des élections.

Et cela continue après l’adolescence.

La dot

On estime qu’ont lieu en Inde environ 136 000 « meurtres de dot » (6), c’est-à-dire qu’une femme est tuée toutes les cinq minutes lors de meurtres motivés par la cupidité de son mari et/ou de sa belle famille. Qu’est-ce que la dot ? Dans la tradition indienne, lors d’un mariage, la famille de la jeune mariée doit donner une certaine somme d’argent à sa future belle-famille, chez qui elle ira vivre. C’est indéniablement une pratique misogyne : la femme est considérée comme un poids par sa propre famille, qui paie pour s’en débarrasser. La pratique alimente cette misogynie : on ne voit pas d’utilité à élever une fille, on préfère avoir des garçons pour percevoir de l’argent lorsqu’il sera en âge de se marier plutôt que d’avoir à en débourser. C’est le sens de ce proverbe terrible : « Élever une fille, c’est arroser le jardin du voisin. »

La pratique de la dot est illégale depuis 50 ans, ce qui ne l’empêche pas de perdurer. Mais aujourd’hui, on ne finit pas de payer la dot le jour du mariage. Bien souvent, les demandes de la belle-famille ne cessent d’augmenter, des demandes d’argent mais aussi de biens, comme des voitures ou même des maisons. Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait croire, le « manque » de femmes est pire dans les classes les plus aisées : comme il y a plus d’argent en jeu lors de mariages au sein de ces classes, on fait tout pour éviter d’avoir des filles à marier, et le sort des femmes indiennes éduquées et au travail n’est pas enviable : leur belle-famille s’adresse alors directement à elles (Le cas particulier d’Anshu Singh (7) est emblématique).

Lorsque la famille d’une femme ou la femme elle-même refuse de payer, cette dernière est tuée, souvent par une bande organisée par sa belle-famille et d’autres membres de leur communauté. Le plus souvent, ces femmes sont brûlées vives et l’on fait alors croire à un « accident de cuisine » : l’Inde aurait, de loin, les cuisines les plus défectueuses au monde… Ces meurtres peuvent être aussi maquillés en suicides, et c’est pourquoi le nombre de femmes victimes de meurtres de dot est certainement sous-estimé. Pourquoi les tue-t-on, pourquoi ne divorce-t-on pas d’elles lorsqu’elles refusent de payer ? Parce que les femmes sont considérées comme des biens, des choses que l’on peut utiliser, et supprimer lorsqu’elles ne sont plus utiles.

Le viol

Le viol, très répandu en Inde, est un élément de cette violence ciblée et terrible : là encore, on ne considère pas les femmes comme des êtres humains, avec une fin en soi ; on les nie. L’affaire du viol collectif de Delhi, l’un des rares qui a connu une couverture médiatique ici en France, a-t-elle contribué à sensibiliser les gens sur cette question ? A-t-elle amélioré le sort des victimes de viols ? Il faut bien répondre à ceci que les survivantes de viols, celles qui n’en meurent pas comme ce fut le cas de la victime de New Delhi, ne connaissent jamais le soutien de l’opinion publique comme l’a connu cette jeune femme, une fois morte. On n’a jamais qualifié de « trésor », par exemple, la survivante du viol collectif de Suryanelli (8) âgée de 16 ans, kidnappée et violée par plus de quarante hommes en un peu plus d’un mois, comme ce fut le cas de Jyoti Sigh Pandey (victime du viol collectif de Delhi). Au contraire, on l’a humiliée chez le gynécologue, au commissariat puis au tribunal, où elle a été qualifiée de menteuse perverse (avec pour argument qu’elle n’assumait pas la responsabilité de ses accidents urinaires nocturnes dans sa petite enfance), on l’a mise au ban de la société dans son village, et ce depuis 1996.

L’affaire tragique de Delhi a bien permis de sensibiliser l’opinion publique internationale au sujet des viols en Inde, et a fait l’objet de la condamnation à mort des quatre violeurs. Mais tout le système policier, hospitalier et judiciaire qui a laissé la victime de Delhi agoniser, d’abord dans la rue puis sur le sol de l’hôpital, n’a pas été condamné, alors qu’il est coupable lui aussi (9).

C’est aussi en Inde que se trouvent 25 millions d’ « enfants-épouses » (10), ces petites filles qui ont pour la plupart moins de dix ans lorsqu’elles sont « mariées » de force avec des hommes bien plus âgées qu’elles, puis violées quotidiennement.

Un génocide

Un des objectifs de la « 50 Million Missing Campaign » est que ce phénomène soit reconnu comme un génocide. Ce que vivent les femmes indiennes s’applique tout à fait à la définition (12) qu’en donna l’Organisation des Nations Unies en 1948 – sauf qu’elles ne sont pas un groupe national ou religieux. La réticence que l’on a souvent à le reconnaître comme tel tient peut-être à une certaine résistance que nous avons, même en Occident, à reconnaître les femmes comme un groupe social, et un groupe contre lequel un crime de masse serait aussi grave que s’il était perpétré contre un groupe national ou religieux.

Depuis 1948, on a désigné comme génocide le meurtre ciblé de groupes humains autres que nationaux ou religieux (on peut penser aux handicapés massacrés par les Nazis lors de l’opération T4, par exemple). Et pourquoi ne le ferait-on pas ? En fait, le droit français, par exemple, définit un génocide comme le meurtre de masse ciblé d’un groupe humain en fonction de critères nationaux, ethniques ou religieux « ou de tout autre critère », et c’est ce que suggère la racine du mot (13) même (genos signifie « naissance », « genre » ou « espèce » : un génocide serait le meurtre d’un groupe pour ce qu’il est à la naissance).

Bien entendu, il n’y a pas en Inde une volonté d’exterminer jusqu’à la dernière femme, comme la volonté d’extermination totale d’un groupe a pu être manifeste dans d’autres génocides. Mais on sent bien que c’est parce que cela ne serait pas viable. Car dès qu’une femme revendique son existence propre, en dehors de ses fonctions et obligations envers son mari, sa famille ou belle-famille - et envers la société indienne toute entière - elle court le risque de mettre son intégrité physique et même sa vie en danger, que ce soit en refusant un avortement ou une énième demande d’argent de sa belle-famille, ou en contractant un mariage contre l’avis du conseil de son village.

Nous pensons que le monde ne doit et ne peut pas rester une fois encore passif devant un génocide parce qu’il est commis contre les femmes.

2) Le Mexique, ce pays où les femmes sont tuées dans l’indifférence

Source : http://www.journaldesfemmes.com/soc...

Depuis des années, le Mexique subit l’horreur : des femmes sont exécutées par milliers et en silence. Un féminicide est en cours sans que personne ne s’en alerte. Le journaliste Humberto Padgett a osé mettre en lumière cette honte nationale, où l’Etat est coupable de laxisme.

L’ombre de Ciudad Juárez plane encore sur le Mexique. Cette ville à la frontière américaine est tristement célèbre pour les milliers de femmes qui y ont trouvé la mort, sans raison apparente, il y a dix ans. L’histoire avait provoqué un scandale planétaire et depuis, le pays évoque encore fréquemment ce massacre de masse. En 2014, un autre drame machiste entache la nation. Dans l’Etat de Mexico (équivalent à un département en France), entre 2000 et 2009, plus de 2 000 femmes ont été tuées en toute impunité avec comme mobile un sexisme toujours plus présent, toujours plus dangereux.

L’Etat de Mexico serait-il en train de devenir la nouvelle capitale des féminicides ? Humberto Padgett, journaliste mexicain, s’est penché sur la question. Pendant six ans, il a enquêté en binôme avec le photojournaliste Eduardo Loza. Ils ont recoupé les chiffres officiels, analysé la situation. Dans leur livre Les mortes de l’Etat, il font un constat effrayant. "Ce qui se passe dans l’Etat de Mexico est pire que ce que nous avons observé à Ciudad Juárez", regrette Humberto Padgett. Le féminicide en cours aurait fait 10 fois plus de victimes. Comme comparaison funeste, à l’époque, les femmes de Ciudad Juárez étaient abattues par arme à feu, dans la rue. Les "mortes de l’Etat", dont les deux hommes dressent le portrait dans leur ouvrage, sont tuées par étranglement, suffocation ou noyade et leurs corps sont "jetés comme des déchets". Les coupables ? Des proches, dans la plupart des cas : maris, amants ou fiancés, qui abandonnent le cadavre de leur compagne dans l’indifférence...

Machisme et "somnambulisme"

Ce massacre banalisé trouve une explication dans l’indéniable violence envers les femmes. "[Elle] est présente d’une façon généralisée dans la société mexicaine", signale le journaliste. A tel point que le cercle proche n’est pas épargné. Selon ses recherches et sans grande surprise, c’est dans l’Etat de Mexico que l’on trouve le plus haut taux d’agressions intrafamiliales. Peu importe la région ou le niveau de développement des municipalités : "Cela peut arriver dans des endroits avec un taux de développement similaire à des pays européens comme la Pologne ou bien dans des communautés avec une forte population indigène."

La froideur de ces exécutions n’a l’air d’ébranler personne. Au Mexique, la presse sensationnaliste contribue à la banalisation des meurtres. Il n’est pas rare de trouver dans ces pages des images de victimes couvertes de sang, à moitié nues. Le tout ponctué d’intitulés chocs, comme "violées". Ces images insoutenables côtoient des clichés de top-models ou d’autres femmes agréables à regarder. Une proximité qui a tendance à dédramatiser l’horreur. "Il existe une anesthésie contre la violence qui nous consume. J’imagine les Mexicains qui avancent comme des somnambules, qui se déplacent les yeux ouverts sans réagir, déplore Humberto Padgett. Cela montre que le pays a perdu l’élément essentiel qui permet le bon acheminement de la société."

Un féminicide institutionnel

L’indifférence de la société, le sexisme encore présent et l’impunité des autorités n’ont pas contribué à lutter contre cette situation dramatique. Seul un meurtrier sur dix est condamné. Si les chiffres sont là, ils ne semblent pas inquiéter l’Etat. Au Mexique, le féminicide n’est pas un délit typifié. Il est, la plupart du temps, classé comme "crime passionnel" ou "crime sexuel". Et ce, seulement depuis la "loi sur l’accès à une vie libre de violence pour les femmes", votée en 2007. Son but est noble : reconnaître la violence envers les femmes. Mais quand quelqu’un veut dénoncer un cas, il se heurte à des obstacles érigés par les autorités, qui essaient elles aussi de justifier ces agressions. "[Elles] ont un comportement patriarcal et machiste", déplore Humberto Padgett. Lorsqu’une plainte est déposée, les représentants du pouvoir accusent eux-mêmes les victimes. "Elle a été assassinée parce qu’elle sortait très tard le soir, parce qu’elle travaillait dans une maison close, parce qu’elle portait une mini-jupe...", entend-on régulièrement. Révoltant.

"Le message est terrible : si les criminels ne peuvent être poursuivis, cela signifie que les politiques non plus. Ces politiques deviendront ministres et ces ministres présidents de la République". Selon Padgett, cette impunité présente à tous niveaux est la raison pour laquelle certaines associations évoquent un "féminicide institutionnel". enrique pena nieto Enrique Pena Nieto et une fan, en 2012 © Sipa Le double discours des autorités

L’auteur accuse les anciennes autorités de l’Etat de Mexico de vouloir "maquiller, cacher" les chiffes. Plus précisément pendant la gouvernance d’Enrique Peña Nieto, de 2005 à 2011. Lors de sa campagne locale, l’actuel président mexicain s’est imposé comme le "candidat des femmes". Il a utilisé une puissante stratégie médiatique pour arriver au pouvoir. Son credo : se faire voir comme un "beau gosse de télénovéla". A l’époque, ses fans féminines crient à l’unisson "Enrique, mon bonbon, je te veux dans mon matelas !" ("¡Enrique, bombón, te quiero en mi colchón !")... Fort de son succès auprès de ces dames, le chef de l’Etat a même désigné son épouse (décédée dans des conditions incertaines depuis), leader de son fan club. Il ne s’est pas contenté de cet affront. Afin que le nombre de féminicides dans l’Etat de Mexico ne nuise pas à sa campagne présidentielle, Peña Nieto a imposé des mesures pour que les chiffres restent secrets. Il était prêt à tout pour éviter qu’un scandale voit le jour et réduise à néant ses chances d’atteindre la tête du pays. "Lorsqu’on a vérifié les chiffres officiels, on s’est rendu compte qu’ils ne tenaient pas", signale Humberto Padgett.

Vers une vraie reconnaissance ?

Il y a 10 ans, les associations et la société civile de Ciudad Juárez et Chihuahua (l’Etat dont elle dépend) ont fait des efforts pour sensibiliser la population aux crimes. Leur campagne a porté ses fruits et les citoyens locaux ont pris conscience du problème. Le nombre de féminicides a alors commencé à diminuer, selon les études d’Humberto Padgett. "Cela se constate dans les statistiques", affirme-t-il.

Le journaliste espère le même dénouement pour la macabre mascarade de l’Etat de Mexico. Désormais, le défi est de toucher la sensibilité des politiciens. L’affaire doit dépasser leurs intérêts. "Il est temps que les autorités, et plus précisément le président actuel Enrique Peña Nieto, affrontent cette terrible situation. Et que lui-même, qui se voulait le président des femmes, fasse un geste envers celles qui l’ont fait élire."

Israël Ayala & Fiona Ipert (Rédaction Jdf)

2) Profil des auteurs de féminicides en France

En se basant sur les chiffres récoltés en 2016 par les forces de sécurité, une étude décrypte le phénomène des morts violentes dans le couple et dresse un portrait de leurs auteurs.

Quel est le profil des auteurs de violences conjugales  ? Le plus souvent, il s’agit d’un homme «  marié, de nationalité française, âgé entre 41 et 50 ans et n’exerçant pas ou plus d’activité professionnelle  », selon l’étude sur les morts violentes au sein du couple en 2016, réalisée à partir des chiffres de la police et de la gendarmerie. Sur 157 personnes décédées à la suite de violences dans ce cadre, 123 sont des femmes, dont 109 au sein d’un couple officiel. S’y ajoutent 183 tentatives d’homicide. Les deux tiers des auteurs de violences ayant entraîné la mort d’un conjoint ont entre 40 et 70 ans et, en majorité, sont mariés. À 59 %, ils sont sans activité professionnelle et seulement 16 d’entre eux étaient de nationalité étrangère, dont trois ­venant de pays de l’Union européenne.

Contrairement à une idée reçue, l’absorption d’alcool ou de drogue n’est pas un facteur déterminant des violences. «  Dans 60 % des cas (83 faits), on ne constate la présence d’aucune substance susceptible d’altérer le discernement de l’auteur et de la victime au moment des faits, ni aucune autre addiction  », note l’étude du ministère de l’Intérieur. De la même façon, les troubles psychologiques ne jouent pas un rôle essentiel, puisqu’ils apparaissent chez seulement 20 auteurs de violences, hommes et femmes confondus. La part de femmes ayant subi des violences antérieures au meurtre est aussi étonnamment basse, peut-être en raison de la difficulté des victimes à qualifier et, plus encore, à dénoncer les brimades quotidiennes. Trente femmes seulement disent en avoir subi. En revanche, parmi les 28 femmes ayant tué leur conjoint, 17 avaient été confrontées au préalable à la violence de leur compagnon.

Le refus de la séparation est la principale cause de passage à l’acte. Pour les hommes, elle intervient dans 47 cas sur 109, suivie par les disputes (15) et la jalousie (11). Quant au mode opératoire, les auteurs masculins de violences ont, dans 73,6 % des cas, utilisé une arme, qu’elle soit blanche (29) ou à feu (43). La strangulation (12) et les coups (9) suivent. Plus de huit fois sur dix, les homicides ont lieu au domicile du couple. Le dimanche est, sans surprise, le jour de prédilection des meurtres conjugaux, avec une répartition tout au long de l’année qui laisse apparaître, comme en 2015, des «  pics saisonniers  » en février, juin et novembre. La violence n’épargne pas non plus les enfants. En 2016, neuf mineurs ont été tués par leur père et 16 enfants ont été témoins de scène de crime traumatisante.

3) Mariama Kallo défenestrée après 23 coups de couteau. «  À 0 h 56, je l’ai vu jeter sa femme par la fenêtre  »

«  J’ai commencé à entendre des cris vers 0 h 15, se souvient Mehdi Abbaz, qui habite un appartement au neuvième étage de l’immeuble de Mariama. On entendait la dame appeler au secours. Les gens se sont mis à la fenêtre et interpellaient le monsieur, lui demandaient d’arrêter. À 0 h 56, je l’ai vu jeter sa femme par la fenêtre. Il l’a attrapée par les jambes et l’a balancée. Elle a crié au secours, a essayé de se retenir au rebord, mais il avait plu ce soir-là, ça glissait… C’était impossible…  » Mehdi Abbaz est le premier à joindre les pompiers qui l’envoient vérifier la mort. «  Il n’y avait pas de doute possible.  » Il demande à un voisin de lui jeter un drap, avec lequel il recouvre le corps de Mariama. D’après Mehdi Abbaz, les policiers seraient arrivés sur place vingt minutes plus tard, soit quarante-cinq minutes à une heure après avoir été appelés.

Quant au corps de Mariama, il restera neuf heures sur l’asphalte avant que les services funéraires ne l’enlèvent enfin. «  Ce qui a choqué le plus les gens, c’est le corps resté sur le sol de 0 h 56 jusque 10 h 7 avec le même drap que j’avais posé dessus  », poursuit Mehdi Abbaz. Lundi, le maire de Montreuil a saisi le préfet de Seine-Saint-Denis, Pierre-André Durand, pour «  qu’une enquête soit diligentée au plus vite  » afin que «  les responsables de cette indignité soient identifiés et répondent de leurs manquements  ». La préfecture a précisé que le service funéraire intervenait sur réquisition d’un officier de police judiciaire.

Cette mort brutale est l’acte final d’une longue série de violences subies par ­Mariama Kallo. Née il y a trente-deux ans en Guinée, orpheline de père et de mère très jeune, la jeune femme a grandi chez une tante, à Conakry. Il y a trois ans, elle se marie «  par correspondance  » avec un cousin éloigné qui la connaît depuis son enfance. Lassana Sylla a dix-huit ans de plus qu’elle et vit en France depuis une dizaine d’années. «  Ce n’était pas un mariage arrangé, il voulait d’elle depuis très longtemps, explique un cousin de Mariama. Mais ce n’était pas un mariage d’amour, ils s’étaient vus deux ou trois fois avant de se marier.  » De leur union, une petite fille, Oumou, naît il y a deux ans.

En avril 2016, Lassana fait venir Mariama en France. Elle doit laisser sa petite fille, alors âgée d’un an, à son frère et sa tante. Un déchirement pour la jeune femme. D’après ses proches, «  Mariama vivait très mal cette séparation, c’était très douloureux pour elle  ». Elle avait entamé des démarches pour effectuer un regroupement familial et, en attendant, «  se tuait au boulot  » pour pourvoir à l’éducation de la fillette auprès de sa tante et de son frère, restés à Conakry. «  Elle avait deux boulots de femme de chambre à temps plein, détaille un proche. Un sur les Champs-Élysées, l’autre à l’aéroport Charles-de-Gaulle, tout en habitant à Montreuil, vous imaginez les trajets  ?  »

Au domicile conjugal, la situation vire rapidement au cauchemar. Son mari se révèle particulièrement brutal et suspicieux. Une partie de sa famille, installée en France depuis des années, admet «  quelques tensions  » dans le couple formé par Mariama et Lassana. Plusieurs réunions sont même organisées pour tenter de résoudre leurs «  problèmes conjugaux  ». Lassana y apparaît «  très agressif, jaloux, violent verbalement  ». «  Il prétendait, raconte un participant, que Mariama avait des aventures avec les jeunes de la cité quand il partait travailler. Avant, il était sociable, mais quand sa femme est venue le rejoindre, il a coupé les liens avec tout le monde. Il guettait tout le temps sa femme, agressait n’importe quel homme qui la regardait.  » L’enfermement, les coups et même une hospitalisation

Sa famille est loin d’imaginer la réalité de la vie de Mariama. Depuis sa mort, les témoignages se multiplient et l’entourage découvre l’enfermement, la violence et même une hospitalisation… À son arrivée, en avril 2016, Mariama serait restée séquestrée deux mois dans l’appartement de son mari, avec interdiction de sortir. S’il la laisse ensuite travailler, il contrôle ses entrées et ses sorties. Elle connaît mal la législation française, il menace de lui «  faire perdre ses papiers  ». Elle le croit. À une tante, elle avoue sa peur et son désir de partir, de «  retourner en Afrique  ».

En novembre, Mariama est hospitalisée avec des plaies au nez et au front. À la suite d’un signalement, la police se déplace à son domicile, mais la jeune femme ne veut pas porter plainte, seule une main courante est enregistrée. «  Le contexte familial rendait le dépôt d’une plainte très compliqué  », explique l’un de ses cousins. Fin novembre, après une nouvelle dispute, Mariama quitte l’appartement conjugal et se réfugie deux nuits chez une tante, trois chez une amie. Une réunion familiale est organisée, Lassana nie les coups mais s’excuse. «  Ils sont partis réconciliés  », raconte un proche. Elle révèle à une tante que c’est la dernière chance qu’elle lui donne et lui confie son passeport. Poignardée vingt-trois fois avant d’être défenestrée

Un mois plus tard, Mariama est poignardée de vingt-trois coups de couteau avant d’être défenestrée. Immédiatement arrêté, Lassana Sylla a été hospitalisé pour des blessures aux mains et aux pieds. Devant les enquêteurs, il affirme que sa femme s’est jetée par la fenêtre. «  Il a contesté avoir commis les violences et n’a pas su expliquer les plaies par arme blanche  » relevées sur le corps de son épouse, a précisé à l’AFP une source proche de l’enquête. Le 2 janvier, Lassana Sylla a été mis en examen pour «  meurtre par conjoint  » et incarcéré.

Choqués, les habitants de la cité de l’Amitié ont organisé une collecte. «  Je ne connaissais pas personnellement cette jeune femme, mais elle habitait avec nous, explique Colette Kordana, qui a participé au porte-à-porte. On fait ça tout le temps ici, quand les gens ont besoin d’aide, on est présents.  » Hier, 1 300 euros avaient été collectés. Ils seront remis aujourd’hui à la famille de Mariama lors de la marche silencieuse (voir ci-contre). L’inhumation de la jeune femme devrait avoir lieu en France et cet argent pourrait aussi servir à assurer l’éducation de sa petite fille, Oumou, restée en Guinée. La famille, elle, a décidé de se constituer partie civile. «  Nous allons procéder à l’inhumation, faire notre deuil, et ensuite nous essayerons d’obtenir des réponses à nos questions, explique posément un cousin de Mariama. Pourquoi la police a tant tardé à venir  ? Pourquoi son corps est resté pendant des heures par terre  ? Pour l’instant, nous sommes tristes et en colère. On n’a pas de mots pour expliquer.  »

Marie Barbier, L’Humanité


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