Cent ans après la révolution d’Octobre, un proscrit nommé Lénine

mercredi 15 août 2012.
 

Le dirigeant bolchevik a été, depuis vingt ans, l’objet d’une campagne visant à lui imputer une responsabilité dans les crimes du stalinisme. Si le léninisme en termes d’organisation et de projet est périmé, il est utile de lire son œuvre, estime Lucien Sève.

De Budapest à Tirana, des pays Baltes à l’Asie centrale, la chute des régimes issus du modèle soviétique a donné lieu à la destruction des statues de Lénine qui marquaient l’appartenance de ces États au camp socialiste. L’image la plus célèbre du film Good Bye Lenin ! de Wolfgang Becker montre le buste du dirigeant soviétique promené au bout d’un câble fixé à un hélicoptère dans le ciel de Berlin. Au-delà des monuments, c’est la pensée et l’œuvre de Vladimir Oulianov qu’on a voulu déboulonner. Jusqu’alors, la figure de Lénine était liée, dans la conscience collective, au début de l’histoire soviétique, au triomphe d’une révolution pleine de promesses, en opposition avec le règne tyrannique de Staline et ses grands procès qui liquidèrent les compagnons de Lénine. L’image du dirigeant bolchevik était restée positive, symbole de la pureté de l’idéal révolutionnaire. « Lénine, relève-toi, ils sont devenus fous », chantait jadis Michel Sardou, artiste de droite qu’on ne pouvait soupçonner de soviétophilie.

Un essai vif et stimulant au titre qui annonce la couleur

Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, s’est développée une campagne idéologique visant à ternir la mémoire de Lénine en l’associant à Staline. Le centenaire d’Octobre marquera-t-il le retour de Vladimir Oulianov à la place qu’il doit occuper  ? Une chose est sûre  : on ne peut comprendre la révolution russe sans connaître la pensée de celui qui en fut le premier concepteur et son organisateur.

Lucien Sève publie un essai vif et stimulant au titre qui annonce la couleur  : Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante. Le philosophe marxiste, fin connaisseur de Lénine, oppose textes originaux et arguments convaincants à une image dépréciative du dirigeant bolchevik largement diffusée depuis les années 1980. Cette offensive remonte à la présidence de Ronald Reagan aux États-Unis, qui désignait l’URSS comme « l’empire du mal ». En France a paru il y a vingt ans le Livre noir du communisme, réalisé sous la direction de Stéphane Courtois, qui stigmatisait Lénine comme précurseur de la tyrannie stalinienne. Courtois récidive cette année en publiant un essai intitulé Lénine, l’inventeur du totalitarisme. Lucien Sève combat ce révisionnisme historique qui vise finalement à criminaliser tout projet communiste. « De Lénine à Staline, il y a eu bien plus rupture que continuité, rappelle-t-il, et même trahison plutôt que fidélité, de sorte que les horreurs à quoi renvoie syncrétiquement le terme de stalinisme sont à comprendre non comme une fatalité universelle inscrite dans les gènes du marxisme, mais comme une logique spécifique de la révolution dans un pays retardataire dont l’essence est entièrement historique. »

S’il y a bien eu rupture entre la séquence Lénine et le règne de Staline, celle-ci n’est cependant pas absolue, analyse de son côté Roger Martelli, dans son nouvel ouvrage 1917-2017. Que reste-t-il de l’Octobre russe  ? L’historien spécialiste du PCF énumère des « failles », dès le début de la révolution, « que Staline va accentuer à outrance ». Affirmer que le stalinisme n’a rien à voir avec le communisme n’aide pas à comprendre comment cet acte d’émancipation a débouché, des années 1930 à 1953 (mort de Staline), sur un système de contrainte maximale et inhumaine, ni comment des militants comme Maurice Thorez, Georges Dimitrov ou Palmiro Togliatti étaient à la fois de fervents staliniens mais n’en furent pas moins des révolutionnaires capables d’impulser des politiques d’ouverture qu’ils ne purent néanmoins déployer pleinement.

La prématurité du communisme lors de la révolution d’Octobre

À l’expérience de la Russie, estime Roger Martelli, les communistes ont appris en quelques décennies ce qu’il ne faut pas faire  : prendre à la lettre la notion de dictature du prolétariat utilisée par Marx, confondre la sphère publique et l’État, la cohérence et le monolithisme. En revanche, les bolcheviks n’ont pas été pour rien dans le fait que le capitalisme, à partir des années 1930, ait dû intégrer des modèles de régulation non marchands  ; par la gratuité des dépenses sociales ils ont nourri l’idée que le marché n’était pas l’horizon nécessaire des hommes, note encore Roger Martelli. Avant de parvenir au pouvoir, les bolcheviks soutenaient les exigences populaires, une fois en place, ils se sont substitués au peuple. « Le parti pensait prendre l’État et l’État a fini par prendre le parti. »

Que retenir de la vision de Lénine pour les combats d’aujourd’hui  ? Pour Roger Martelli, la conviction qu’il n’y a pas de fatalité dans l’histoire et que le capitalisme n’est pas l’alpha et l’oméga de la régulation sociale. L’esprit de révolution est la plus haute manière d’exprimer la liberté des hommes, mais cette conviction ne se concrétisera pas en projet, en culture et en forme d’organisation centrés sur la liberté. Dans une Russie désorganisée, c’est Staline qui remporta la mise, ce qui fut dramatique pour le communisme.

Il n’est évidemment pas question de revenir au léninisme pour Lucien Sève, qui précise  : « Celui-ci est périmé, et il serait nuisible de vouloir le ressusciter. » Le philosophe pose la question, soulevée par Lénine lui-même, de la prématurité du communisme lors de la révolution d’Octobre. « Les bolcheviks ont attendu en vain la révolution dans les grands pays capitalistes. Mais, en réalité, nulle part à l’échelle mondiale, il n’y avait de pays ayant atteint la maturité du passage au communisme. » « Entre une visée historique – en l’occurrence celle du Manifeste du Parti communiste (1848) – et la possibilité de son accomplissement, les délais peuvent être extrêmement longs. Le drame du XXe siècle aura résulté de cette implacable contradiction », analyse Lucien Sève.

On ne peut parler de faillite du communisme car, nulle part, il n’y eut de société communiste, estime Lucien Sève. « Engager la sortie du capitalisme passe par une bataille pour rendre son honneur à la visée communiste marxienne. » Si le léninisme est politiquement périmé, l’œuvre écrite de Lénine demeure « une source de lucidité historique et d’intelligence politique. Comme Marx le fut longuement hier, Lénine est actuellement traité de façon très largement dominante en chien crevé. Il mérite à haut point d’être redécouvert ».

L’œuvre de Lénine devenue « un magistral trou noir académique »

Lénine a quasiment disparu des rayons des bibliothèques. Son œuvre est devenue « un magistral trou noir académique », déplore Guillaume Roubaud-Quashie dans la postface de Lénine dans la révolution, cosigné avec Francis Combes, ouvrage articulé autour d’un choix de textes de Lénine datant de 1917. Le philosophe, directeur de la revue du PCF Cause commune, s’interroge sur « le long silence des communistes français ». En 1979, le congrès du PCF a abandonné dans les statuts du parti toute référence au « marxisme-léninisme », mais ne récusait pas Lénine, cité aux côtés de Marx et d’Engels, fondateurs du socialisme scientifique. « Tout se passe comme si le retour à Lénine brandi par Khrouchtchev en 1956, puis par Gorbatchev aux premiers temps de la perestroïka (1985), n’avait pas résisté à la défaite définitive de l’Union soviétique. »

Un livre pour redécouvrir ou découvrir Lénine

Et si nous profitions de cet automne 2017 pour redécouvrir ou découvrir Lénine  ? Le livre de Florian Gulli et Aurélien Aramini, Introduction à la pensée de Lénine, comble heureusement un manque. Les deux jeunes auteurs ont adopté une démarche résolument pédagogique  : les textes du révolutionnaire russe sont accompagnés de fiches de contextualisation et de conseils de lecture pour aller plus loin. « Aujourd’hui, préviennent-ils, sous l’argument de rejeter le dogmatisme, la facilité consiste à ne plus lire Lénine au prétexte que ses textes à dimension théorique seraient, au mieux, le reflet asséché d’une époque, et qu’ils n’auraient plus rien de pertinent à nous dire. » Ce recueil veut éviter ces deux impasses. Il s’agit de découvrir Lénine sans chercher à découvrir dans ses écrits un manuel de prêt-à-penser révolutionnaire. Comme l’écrit Roger Martelli dans la préface de son propre livre, « la nostalgie est une impasse, mais l’oubli est un tombeau ».

Octobre 1917. Une lecture très critique de l’historiographie dominante, par Lucien Sève. Éditions sociales, 170 pages, 14 euros. 1917-2017. Que reste-t-il de l’Octobre russe  ?, par Roger Martelli. Éditions du croquant, 222 pages, 12 euros. Lénine dans la révolution, par Francis Combes et Guillaume Roubaud-Quashie. Le Temps des cerises, 220 pages, 15 euros. Introduction à la pensée de Lénine, par Florian Gulli et Aurélien Aramini. Éditions Aden.

Jean-Paul Piérot, L’Humanité


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