Viticulture et marché du vin, question emblématique de l’effondrement libéral des ancrages les plus identifiants de notre société

jeudi 19 octobre 2017.
 

Le vin est un produit marchand bien sûr. Mais c’est aussi une culture. Et un identifiant. Non ? Je commence par ça. Le vin.

Un vin collectiviste

Au début du siècle le jeu du marché avait déjà produit ses merveilles : un désastre qui faillit emporter toute la viticulture. Pour produire et produire encore à bas prix, tous les dumpings se déchainèrent, fraude incluse. Dans le sillage de la révolte de 1907 et du mouvement coopératif la France s’est dotée, d’un système de régulation collective et administrative du secteur viticole. Retenons juste un exemple des piliers de ce modèle.

Afin de garantir la qualité et de protéger la valeur des « appellations » au bénéfice de tous les vignerons, les AOC, appellations d’origine contrôlées, sont créées en 1935. Le libre jeu du marché est alors fortement limité. On ne peut pas planter de vigne sans droit à plantation octroyé par l’INAO (institut national des appellations contrôlées), en lien avec les syndicats d’appellation. Et le règlement de chaque appellation fixe non seulement les contours de zones de production mais détermine aussi les cépages qui peuvent être utilisés, ainsi que les rendements et pratiques œnologiques admises pour produire le vin de cette appellation. Il faut mesurer ce que cela implique comme délibération et savoirs mis en commun. Ca compte au moins autant que les implications politiques.

L’ensemble de cette réglementation codifie ce que l’on appelle le « terroir ». Dans ces conditions celui-ci est la rencontre entre un sol, un climat et des pratiques viticoles affinées au fil des expériences. Cet encadrement est très strict. Il va jusqu’à préciser l’espacement admis entre les pieds de vigne. Il impose les techniques de taille et de palissage qui varient d’une appellation à l’autre. Si rigoureux et tatillon qu’il puisse paraître ce système « collectif » est très majoritairement défendu par les vignerons. Pour deux raisons : il fait l’objet d’une coproduction permanente entre l’État et la profession. Et surtout il garantit la « bonne monnaie » des AOC. Ainsi il empêche le dumping agricole et social. Mais aussi environnemental. En effet, par exemple, on ne peut pas augmenter artificiellement les rendements par l’irrigation pour concurrencer le voisin !

Le modèle viticole du libre marché

Ce système très collectif est radicalement différent du modèle viticole adopté aux Etats-Unis et chez les producteurs de vin du Nouveau monde : Australie, Nouvelle-Zélande, Afrique du Sud, Argentine, Chili. Dans ces pays, la production et la fabrication du vin obéissent surtout au libre jeu du marché. Ce modèle a conduit à une industrialisation rapide du secteur. Et aussi a une concentration caractéristique du modèle capitaliste. En Australie 4 firmes contrôlent 60 % de la production. En France les 10 premières firmes viticoles n’en contrôlent que 25 %. Le modèle viticole « libéral » du Nouveau Monde conduit à développer toutes sortes de pratiques œnologiques pas toujours vraiment compatibles avec la qualité du produit et la santé du consommateur. L’accent est mis sur la fabrication « artificielle » du vin beaucoup plus que sur la culture des raisins. La notion de terroir délimité par une Appelation d’origine controlée (AOC) est très marginale. Certains tenants de ce modèle viticole « anglo-saxon » vont jusqu’à dire que « le terroir n’existe pas » D’ailleurs le mot est intraduisible en anglais. Donc il n’y a besoin d’aucune réglementation particulière pour produire du vin. C’est ce modèle viticole qui prend aujourd’hui le dessus au niveau mondial. L’Union européenne, cheval de Troie de la généralisation du modèle anglo saxon, veut donc normaliser le modèle européen. Facile. Il faut déréguler là aussi !

La réforme qui tue le vin et favorise le liquide vineux

La Commission européenne a présenté en 2006 un projet de réforme de l’organisation du marché du vin destiné à mettre la viticulture européenne au standard du marché mondial. Il s’agit d’améliorer sa compétitivité, bien sûr ! L’approche des têtes d’œuf en charge de ce mauvais coup est évidemment totalement idéologique. Elle méconnaît souvent la culture du vin telle qu’elle est vécue en Europe et surtout en France. Cette réforme a été discutée pendant 2 ans. Pour finir elle a été adoptée en 2008, en dépit de la résistance de la France. Mais il est vrai que la résistance du sieur ministre Michel Barnier qui la représentait fut des plus molles. Car son souci était surtout de jouer le bon élève de l’Europe davantage que le défenseur de la viticulture française. Cette réforme prévoit une nouvelle campagne d’arrachages subventionnés. La Commission tablait au départ sur 400 00 hectares à arracher. Elle a du se contenter de 180 000. Mais surtout elle met fin à la plupart des mécanismes de régulation des prix et des productions. La tuerie est donc libre ! C’est à peine s’il reste la possibilité de distillation garantie des excédents en cas de forte crise du marché. Et pire encore, cette réforme comporte des principes d’organisation lourds de dangers pour le système viticole « à la française ».

Appellations contrôlées détruites

Première trouvaille : la fin du système des « droits à plantation ». C’est la mort du système des appellations contrôlées. C’est un échec terrible de la France. Notre pays demandait à pérenniser ce régime des droits à plantation qui est consubstantielle au système des AOC. En effet, en opposition au système libéral, le système français assume qu’on ne plante pas ce qu’on veut où on veut. On plante là où on en a le droit. Et on plante ce qui est prévu là ! La France n’a obtenu que le report de 2013 à 2015 de cette fin des « droits à plantation ». Il a été cependant convenu de pouvoir le maintenir à titre dérogatoire en France, jusqu’en 2018. Reste que sur le principe, tout le système des plantations va être dérégulé d’ici 2018. Et ceux qui le savent, les viticulteurs, prennent leurs dispositions en conséquence dès maintenant ! Désormais on pourra donc planter autant de vignes que l’on veut où l’on veut, au gré du jeu du marché.

La commission européenne table ainsi sur un ajustement du secteur par « le libre jeu de la concurrence ». On comprend l’idée simplette : favoriser et accélérer les plantations là où c’est rentable et abandonner la vigne là où ça ne l’est pas. Ce n’est ni le savoir faire ni le résultat œnologique qui fera la différence, mais le libre jeu des investisseurs censé réguler le tout. Raisonnement doublement aberrant.

* D’abord parce qu’il risque de déboucher à court terme sur de nouvelles surproductions. Il est donc contradictoire avec la politique d’arrachage impulsée par ailleurs.

* Ensuite et surtout il méconnaît complètement la notion de « terroir » sur laquelle reposent les AOC et donc une grande partie des raisons de l’écoulement de la production.

La commission ignore que le marché du vin est un marché du goût. Du bon goût ! Elle croit que le vin est un liquide alcoolisé à base de raisin fermenté ! Le raisonnement de marché de la Commission passe donc à côté de la réalité de la culture du vin qui repose sur une production viticole de qualité. Or celle-ci est contrainte par les types de sols. Par définition ceux-ci ne sont pas extensibles à l’infini. Par exemple, on ne peut pas dire que parce que les appellations Saint-Emilion ou Châteauneuf du Pape sont très rentables, il faut massivement planter là-bas et pas ailleurs. On ne pourrait le faire qu’au détriment de la qualité globale de ces AOC, en élargissant leur périmètre à des terroirs plus hétérogènes et moins qualitatifs. A terme la fin des « droits à plantation » risque donc de faire s’effondrer le système des AOC. Adieu la réponse collective trouvée dans les années 20 et 30 pour sortir du désastre du marché sauvage du vin. Retour de la piquette ?

Normaliser le goût pour faire un marché unique.

Autre point très grave que la France a finalement laissé passer. Jusque là la liste des pratiques œnologiques admises ou interdites était du seul ressort des Etats au Conseil. A présent cette compétence est transférée à la Commission. Evidemment dans sa logique d’alignement sur le marché mondial, la Commission veut normaliser les pratiques européennes sur le modèle des pratiques de l’industrie viticole du Nouveau Monde. Parmi ces pratiques, jusque là honnies, on trouve notamment le mélange de vins de diverses origines ou couleurs. Ou encore l’adjonction au vin de toutes sortes d’additifs : des copeaux de bois, aux levures OGM en passant par des additifs aromatiques voire des colorants. Sans parler de techniques de vinification dignes de l’industrie chimique : osmose inverse pour concentrer les mouts issus de raisins à trop gros rendements, utilisation de neige carbonique pour conduire les macérations … Toutes ces innovations, courantes dans le « nouveau monde », ne visent évidemment qu’un seul objectif. Il s’agit de réduire les coûts de fabrication à court terme. Mais surtout à standardiser le plus possible le goût du produit sur de très grandes quantités. Par exemple, l’élevage en barrique de chêne étant jugé trop long et coûteux, on va utiliser les déchets de menuiserie, les fameux copeaux, très peu couteux, pour boiser les vins à grande vitesse.

ECOLOGIE ET MODELE VITICOLE

On le comprend, le modèle « œnologique » de la commission participe d’un modèle viticole productiviste et industriel. Pas besoin de ménager les sols ou la plante quand on peut reconstruire le goût du vin dans sa fabrication. Ce modèle laisse donc libre cours à l’irrigation, aux engrais de synthèse et aux pesticides, au service de l’augmentation des rendements. Là où la quête de qualité du modèle des AOC conduisait au contraire à les réduire. Les pratiques œnologiques « modernes » du Nouveau Monde nécessitent aussi souvent des installations technologiques peu compatibles avec une agriculture paysanne de petites exploitations.

L’affaire du « rosé » de mélange

C’est exactement cette logique de marché qui a prévalu avec la décision récente d’autoriser d’appeler « rosé » du vin produit en mélangeant du rouge et du blanc. Cette horreur est une pratique employée en Australie, aux Etats-Unis et en Afrique du Sud pour recycler les invendus de vin blanc de mauvaise qualité. Car pour faire du rosé par coupage il faut beaucoup de blanc et un peu de rouge. Le tout au détriment de la qualité et même de la santé des consommateurs. Pour ceux qui ne le savent pas les blancs de faible qualité sont peu digestes et génèrent divers troubles…

La Commission a commencé à inscrire cette trouvaille grotesque dans un projet de règlement qui est soumis au Conseil depuis janvier 2009. Le gouvernement français s’est alors illustré en parfait bon élève libéral de l’Europe sur ce dossier. En effet, lors de la première réunion consultative du Conseil agriculture sur ce sujet le 27 janvier, le ministre Barnier n’a formulé aucune opposition. Alors même que certains pays contestaient le règlement proposé par la Commission, à commencer par l’Allemagne. Barnier dénonce donc aujourd’hui une mesure à laquelle il n’a rien trouvé à redire quand il était à Bruxelles. La réponse de la Commission aux critiques sur le rosé n’est pas moins révélatrice. Plutôt que d’essayer d’argumenter sur le fond du dossier, elle a renvoyé la question à l’OMC, qui doit rendre un avis sur le sujet d’ici juin. La décision finale du Conseil sur ce dossier est donc reportée d’autant. L’OMC ! Si c’est pour s’en remettre à l’OMC a l’heure de défendre une production qui est en même temps une culture quasi identitaire, alors à quoi bon l’Union Européenne ?

Le vin entre en résistance au Parlement européen


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