Démantèlement accéléré de la fonction publique territoriale (4 articles)

jeudi 18 juin 2009.
 

1er article La fin des fonctionnaires territoriaux

2ème article La longue marche vers le statut

3ème article Les primes au mérite contre l’égalité des usagers

4ème article Les agents marchandisés

1) La fin des fonctionnaires territoriaux ?

Services publics . Déposée par 87 députés de droite, une proposition de loi vise à en finir avec le statut des agents territoriaux, en instituant la liberté de recruter pour les collectivités.

L’initiative est passée presque inaperçue. Elle pourrait pourtant être une des régressions majeures de la législature. Quatre-vingt-sept députés UMP, Nouveau Centre et villieristes ont déposé le 21 janvier dernier une proposition de loi « instituant la liberté de recrutement par les collectivités territoriales ». Dans sa brutalité, cette proposition nous ramène plus de vingt ans en arrière. Elle prévoit de transformer la règle en exception. Le recrutement de fonctionnaires sur concours ne serait maintenu que pour les agents effectuant « les missions régaliennes », état civil ou police. « Pour les autres fonctions, le recours au contrat de travail de droit commun deviendra la règle », propose le texte.

Dans « une période économique difficile », soutient l’exposé des motifs, « les collectivités territoriales dont les besoins de recrutement sont permanents, ne peuvent engager de contractuels qu’au terme d’une longue procédure ». L’argument est éculé. « Rendre les personnels éjectables à tout moment serait donc une réponse à celles et ceux qui sont en quête d’emploi ? » rétorque Baptiste Talbot, secrétaire général de la fédération CGT des services publics. En réalité, les collectivités territoriales disposent déjà très largement de la « souplesse de gestion des compétences de leurs personnels » que revendique la proposition des 87 députés. « Le nombre de contractuels ou de titulaires à temps non complet représente aujourd’hui le tiers des personnels territoriaux », fait remarquer Baptiste Talbot. Il note qu’en 2005 34 % des recrutements dans les collectivités se sont faits sur la base des concours et 42 % par contrat.

Le même mécanisme que France Telecom

Au-delà de la précarité renforcée des emplois, c’est le principe même du service public qui est en cause. Car la première motivation du statut protecteur dont bénéficient les fonctionnaires n’est pas un privilège social. Il est la garantie de l’indépendance des agents des services publics vis-à-vis du pouvoir politique. Et seule cette indépendance peut permettre l’égalité de traitement des usagers. Qui plus est dans les collectivités locales où les salariés sont en proximité étroite avec les élus. « La contractualisation des emplois publics ouvre la voie au clientélisme, à l’arbitraire et aux pressions politiques », s’indigne Didier Rosez, secrétaire général des personnels publics et de santé FO.

Pour les 87 parlementaires, la liberté de recrutement s’appliquerait à partir du 1er janvier 2010. Un délai d’une année serait laissé au personnel en place pour choisir entre statut et contrat. À défaut de choix, les agents seraient maintenus sous contrat. C’est le même mécanisme qui a été appliqué à La Poste et à France Télécom lorsqu’on a ouvert leurs missions de services publics au marché. N’est-ce pas le même objectif qui est finalement visé ?

Cette initiative parlementaire se perdra-t-elle dans les sables comme bon nombre d’autres ? Le Conseil supérieur de la fonction publique territoriale y voit « la négation même du statut de la fonction publique », et l’ensemble de ses membres, représentant des employeurs territoriaux (y compris ceux de la droite) et des personnels, ont exprimé leur « émotion ». Son président, le député socialiste Bernard Derosier, qui préside conseil général du Nord, minimise le risque, estimant que de tels textes apparaissent souvent sans déboucher sur une loi.

Pas une initiative isolée

Pour le député communiste Patrick Braouezec, par contre, « l’affaire doit être prise très au sérieux car une proposition déposée par 87 députés de la majorité présidentielle, ce n’est pas une initiative isolée ». D’autant plus que, parmi les signataires, se trouvent Georges Tron, secrétaire national de l’UMP en charge de la Fonction publique, Jacques Alain Benisti, très impliqué sur les dossiers relatifs à la fonction publique, ou Michel Diefenbacher, auteur d’un rapport sur l’intéressement dans la fonction publique (voir page 3). Une deuxième raison nourrit l’inquiétude. La réforme de l’Assemblée nationale offre plus de liberté aux parlementaires pour proposer des lois. « Ce serait un bon moyen pour Nicolas Sarkozy de faire passer ses réformes les plus régressives en se dédouanant sur le Parlement », estime Patrick Braouezec.

Cette affaire inquiète d’autant plus qu’elle intervient dans un contexte d’attaque généralisée contre le service public. Nicolas Sarkozy, dans son discours de Nantes en 2007, avait donné le « la » : « Je suis convaincu que, pour certains emplois de la fonction publique, il serait souhaitable qu’on laisse le choix aux nouveaux entrants entre le statut de fonctionnaire ou un contrat de droit privé négocié de gré à gré. » Depuis, le gouvernement a entrepris une réforme en profondeur de l’État avec la révision générale de politiques publiques, il introduit une organisation du travail fondée sur la culture du résultat et la mise en concurrence des salariés, il individualise les rémunérations et impose une cure drastique aux effectifs en ne remplaçant pas un départ à la retraite sur deux. La proposition de loi des 87 députés s’inscrit en cohérence avec ces objectifs et donne aux fonctionnaires une raison supplémentaire de participer samedi prochain aux manifestations unitaires.

Olivier Mayer

2) La longue marche vers le statut

1946, 1981, le statut des fonctionnaires s’est imposé dans des moments de grandes avancées démocratiques.

L’idée d’un statut général des fonctionnaires a mis du temps à s’imposer. À la fin du XIXe siècle, les 200 000 fonctionnaires étaient régis par des règles disparates. Jusqu’à la Libération en 1945, les projets de statuts avancés par les gouvernements avaient surtout pour but de réglementer le principe hiérarchique d’obéissance des fonctionnaires. Les syndicats de fonctionnaires les considéraient comme des carcans. La loi du 19 octobre 1946 « relative au statut général des fonctionnaires » est adoptée à l’initiative du ministre d’État Maurice Thorez. Elle concernait les 900 000 fonctionnaires de l’État et ouvrait la voie d’une conception démocratique de la fonction publique.

L’arrivée de la gauche en 1981 a permis la plus importante réforme depuis la Libération. Sous l’impulsion du ministre communiste Anicet Le Pors, elle améliore les dispositions statutaires des 2,1 millions de fonctionnaires d’État, mais surtout elle étend le statut aux agents des collectivités locales, puis des établissements publics hospitaliers et de recherche. Les 5,2 millions de fonctionnaires disposent aujourd’hui d’un statut général qui garantit les salaires, les emplois et les déroulements de carrière dans les trois versants de la fonction publique : État, territoriale et hospitalière. Ce statut général est fondé sur trois principes aujourd’hui mis en cause par « la contre-révolution » sarkozyste.

Le principe d’égalité qui permet d’accéder à la fonction publique en vertu des capacités des candidats. La règle pour y entrer est donc le concours.

Le principe d’indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique et de l’arbitraire administratif. C’est ce qu’on appelle « le système de la carrière », où le grade est propriété du fonctionnaire et séparé de l’emploi qui est, lui, à la disposition de l’administration.

Le principe de responsabilité qui donne au fonctionnaire la plénitude des droits des citoyens (syndicaux et politiques). Une conception du fonctionnaire citoyen opposée à celle de Michel Debré, qui disait : « le fonctionnaire est un homme de silence, il sert, il travaille et il se tait ».

O. M.

3) Les primes au mérite contre l’égalité des usagers

L’intéressement collectif dans la fonction publique, préconisé dans le rapport Diefenbacher, contredit les principes qui fondent les services publics.

« Je veux ouvrir le chantier de l’individualisation des rémunérations pour qu’il soit davantage tenu compte du mérite, de l’implication, de l’expérience, des résultats. Pour que chacun soit incité à faire mieux. » En septembre 2007, Nicolas Sarkozy lançait ainsi le chantier du salaire au mérite dans la fonction publique. Qu’en est-il aujourd’hui ? Il s’applique aux directeurs d’administration centrale et aux secrétaires généraux des ministères. Sous la forme d’une prime de fonctions et de résultats, il concerne les attachés et a vocation à s’étendre aux corps de catégorie B de la filière administrative et aux emplois fonctionnels d’encadrement supérieur dès l’an prochain. 200 000 fonctionnaires seront alors concernés.

Le gouvernement veut passer à la vitesse supérieure en superposant à la prime au mérite individuelle « un mécanisme d’intéressement collectif ». C’est le sens du rapport commandé par le premier ministre le 19 décembre 2008 au député UMP du Lot-et-Garonne Michel Diefenbacher. Remis en mai dernier, ce dernier préconise l’adoption d’une loi posant « les bases juridiques permettant la création immédiate d’un régime d’intéressement dans les trois versants de la fonction publique ». Ce mécanisme concernerait tous les salariés des trois versants de la fonction publique (d’État, territoriale et hospitalière). Pour chaque service, il s’agirait de définir des objectifs. Une prime serait versée à tous les salariés du service en fonction des objectifs atteints. Éric Woerth, ministre du Budget et de la Fonction publique, a engagé le 28 mai dernier des négociations sur la généralisation de l’intéressement collectif dans la fonction publique, avec les quatre organisations syndicales signataires des accords salariaux du 21 février 2008 (UNSA, CFDT, CGC, CFTC). Il exclut les organisations CGT, FSU, FO et Solidaires, qui refusent la variation d’une partie de la rémunération en fonction de la performance des agents (primes individuelles) et des services (intéressement collectif).

Selon Jean-Marc Canon, secrétaire général de l’Union générale des fédérations de fonctionnaires CGT, « on franchit un cran supplémentaire dans la transformation de la fonction publique en entreprise régie principalement par des normes comptables et concurrentielles ». Le dirigeant de la CGT ajoute que « l’intéressement a un coût. Pour s’aligner sur le privé, soit une prime moyenne annuelle de 1 500 euros, il en coûterait aux finances publiques 4 milliards d’euros. Soit il faudrait réduire la part fixe des salaires, soit il faudrait supprimer entre 400 000 et 500 000 emplois ». Il évoque également l’inégalité qui se creuserait entre les personnels des collectivités territoriales selon la taille et les ressources de leur collectivité.

La critique de la rémunération à la performance, qu’elle soit individuelle ou collective, n’est pas le seul fait des syndicats. Maya Bacache-Beauvallet, directrice de recherche au pôle économique de l’EDHEC Business School, démontre que la production des services publics est particulière en ce qu’elle est « une coproduction entre l’usager et le fonctionnaire ». « Lors du baccalauréat, les enseignants ne peuvent affirmer si le mérite d’un "bon résultat" leur revient ou revient au travail des élèves », explique-t-elle. Et elle en conclut qu’une prime à la performance et à l’efficacité incitera le fonctionnaire « à sélectionner l’usager. Le risque qu’un tel système prendrait, c’est de rejeter les plus malades du système de soins ou d’exclure les plus démunis scolairement du système scolaire ». Pour la chercheuse, la prime à la performance « contredit un principe qui fonde le service public, le traitement égalitaire des usagers ».

O. M.

4) Les agents marchandisés

La loi Poisson permet que les collectivités territoriales et les entreprises privées s’échangent leurs salariés.

Mardi soir, l’Assemblée nationale a adopté la proposition de loi déposée par le député UMP Jean-Frédéric Poisson (lire également nos informations en page 4).

Une loi destinée soi-disant à « faciliter le maintien et la création d’emplois » mais qui libéralise le partage des salariés par des groupements d’employeurs. Cette possibilité était jusqu’alors limitée au cas de deux PME qui souhaitaient, par exemple, se partager un poste de comptable ou de secrétariat. Désormais, les groupements d’entreprises sont sans limite et les employeurs vont pouvoir sans contrainte se prêter leurs salariés. Or, par son article 4, la loi Poisson donne « la possibilité pour les collectivités territoriales d’intégrer des groupements qui ne soient pas exclusivement composés de collectivités ». En clair, une commune pourra prêter pour un temps quelques-uns de ses salariés à des entreprises privées (ou réciproquement) selon les besoins. L’adoption de cette loi montre que la proposition des 87 députés pour libéraliser le recrutement dans la fonction publique territoriale, loin d’être un dérapage, est une véritable… queue de poisson pour envoyer dans le mur le statut de la fonction publique.

O. M.


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