Le Capitalisme à la manière de Sarah Palin (par Naomi KLEIN)

lundi 3 août 2009.
 

Nous sommes dans un moment de changements, un moment où le sol se dérobe sous nos pieds et où tout est possible. Ce que nous considérions comme inimaginable il y a un an est devenu possible. Dans des moments comme celui-ci, il est absolument indispensable de clarifier au maximum ce que nous voulons parce que nous pourrions obtenir gain de cause. Les enjeux sont donc élevés.

Ces derniers temps, généralement je parle du plan de sauvetage. Nous devons tous comprendre ce plan parce qu’il s’agit d’un cambriolage qui se déroule sous nos yeux, le plus grand vol de toute l’histoire monétaire. Mais aujourd’hui, je voudrais aborder les choses sous un autre angle : que se passera-t-il si le plan de sauvetage est un succès, si le secteur financier est sauvé et que l’économie retrouve ses marques d’avant la crise ? Est-ce que c’est ça que nous voulons ? Et après, à quoi ressemblerait le monde ?

La réponse est qu’il ressemblerait à Sarah Palin. Entendez-moi bien, ce n’est pas une plaisanterie. Je crois que nous n’avons pas prêté suffisamment attention à la signification du phénomène Palin. Réflechissez : Sarah Palin a surgi en grand fanfare sur la scène internationale comme candidate à la vice-présidence le 29 août lors d’un meeting électoral de McCain. Exactement deux semaines plus tard, le 14 septembre, la société Lehman Brothers s’effondrait en déclenchant la crise financière.

Ainsi, d’une certaine façon, Palin a été la dernière expression claire et nette d’un capitalisme qui menait son petit chemin juste avant que ne se produise la grande débandade. Et c’est trés utile parce qu’elle nous montre – avec ses mots simples à elle, sans fioritures – la direction que prenait l’économie US avant la crise actuelle. En nous offrant un aperçu de l’avenir, auquel nous avons échappé de justesse, Palin nous offre l’occasion de poser une question essentielle : est-ce bien la direction que nous voulons prendre ? Voulons-nous sauver le système d’avant la crise, le remettre dans l’état où il était avant le mois de septembre dernier ? Ou voulons-nous profiter de la crise, et du mandant électoral accordé aux dernières élections en faveur d’un vrai changement, pour transformer radicalement le système ? Il nous faut être clair dans nos réponses parce que depuis les années 30 nous n’avons pas connu une telle combinaison de crise grave avec un mandant démocratique progressiste en faveur d’un changement. Si nous ne saisissons pas cette opportunité, nous la perdrons.

Et que nous disait donc Sarah Palon sur ce capitalisme ronronnant avant d’être si soudainement interrompue par la crise ? Rappelons-nous, avant son apparition, l’opinion publique US avait enfin commencé à prendre la mesure de la gravité du changement climatique, à comprendre que notre activité économique était en guerre contre la planète et qu’un changement radical était urgent. Ce débat avait lieu : on voyait des photos d’ours polaires sur la couverture du magazine Newsweek. C’est alors que Sarah Palin est arrivée. Son message était le suivant : tous ces écolos, ces progressistes, ces âmes charitables ont tout faux. Il n’y a rien à changer. Il n’y a rien à repenser. Continuez de conduire vos voitures, allez faire vos courses chez Wal-Mart (gigantesque chaîne de distribution – NdT) et achetez tout ce que vous voulez. Tout ça grâce à un lieu magique appelé l’Alaska. Venez tous en Alaska et servez-vous. « Américains, » a-t-elle dit à la Convention Nationale Républicaine, « nous devons forer pour extraire plus de notre propre pétrole et gaz. Faites confiance à une nana qui connaît bien le Nord de l’Alaska, ce n’est pas ce qui manque là-bas. »

Et la foule qui assistait à la convention a répondu en chantonnant en boucle : « fors, poupée, fors ! » ("drill, baby, drill" voir video – connotation sexuelle non voilée, NdT).

En observant cette scène à la télévision, une effrayante mixture de sexe, de pétrole et de chauvinisme, je me souviens d’avoir pensé : « Mince... la convention républicaine s’est transformée en convention pour baiser la Planète Terre ». Littéralement.

Mais les propos de Palin sont inscrits dans les gènes du capitalisme : l’idée que le monde n’a pas de limites. Ce qu’elle disait en substance était qu’il n’y avait jamais de conséquences, ni de pénuries dans la vraie vie. Parce qu’il y aura toujours une nouvelle frontière, un autre Alaska, une autre bulle. Allez à sa découverte. Demain ne viendra jamais.

Il s’agit là du mensonge le plus réconfortant et le plus dangereux qui soit : le mensonge d’une croissance infinie sur une planète finie. Il ne faut pas oublier que ce mensonge était incroyablement populaire durant ces deux premières semaines, avait la chute de Lehman. Malgré le bilan de Bush, Palin et McCain menaient dans les sondages. Sans la crise financière, et le fait qu’Obama se soit adressé aux travailleurs en proposant de remettre en question les dérégulations et le fonctionnement de l’économie, ils auraient été élus.

Le Président nous dit qu’il veut regarder vers l’avenir, pas vers le passé. Mais pour contrer le mensonge de la croissance éternelle et des ressources inépuisables qui est au coeur de la crise à la fois écologique et financière, il faut regarder en arrière. Et il faut regarder loin en arrière, bien au-delà des huit années de Bush et Cheney, jusqu’à la fondation de ce pays, jusqu’à l’idée même d’un pays bâti par des colons.

Le capitalisme moderne est né en même temps que la soi-disant découverte des Amériques. Et ce fut le pillage des ressources naturelles incroyables des Amériques qui engendra le capital qui a permis l’avénement de la Révolution Industrielle. Les premiers explorateurs parlaient de ce pays comme d’un nouveau Jérusalem, une terre aux ressources infinies, où on pouvait se servir, si vaste que le pillage ne prendrait jamais fin. Cette mythologie est présente dans nos écritures bibliques – d’inondations en reconstructions, de cendres en renaissances – et est au coeur du Rêve Américain qui se réinvente sans cesse. Selon ce mythe, nous n’avons pas à vivre avec notre passé, avec les conséquences de nos actes. Nous pouvons toujours nous échapper et tout recommencer ailleurs.

Evidemment, de telles histoires ont toujours constitué un danger pour tous ceux qui vivaient déjà sur ces terres nouvellement « découvertes » ainsi que pour tous ceux réduits à l’esclavage pour les exploiter. Mais c’est désormais la planète elle-même qui nous dit que nous ne pouvons plus croire à ces histoires d’éternels recommencements. C’est pour cela qu’il est si important de souligner qu’au moment même où une sorte d’instinct de survie du genre humain avait commencé à s’imposer et que nous paraissions enfin conscients des limites naturelles de la Terre, Palin est arrivée comme la nouvelle incarnation du chevalier-colon qui disait : venez donc en Alaska. Il y en aura toujours plus. Ne réfléchissez pas et servez-vous.

Il ne s’agit pas de Sarah Palin. Il s’agit de la signification de ce mythe de la « découverte » toujours renouvelée, et de ce qu’il nous enseigne sur le système économique qu’ils veulent sauver à coups de milliards et de milliards. Ce qu’il dit, c’est que le capitalisme débridé nous mènera au-delà du point de non-retour. Et le capitalisme tentera à n’importe quel prix d’éviter d’avoir des comptes à rendre, que ce soit en termes financiers ou écologiques. Parce qu’il y en aura toujours plus. Un nouveau rafistolage. Une nouvelle frontière.

Ce message se vendait bien, et se vend encore. Il a fallu l’écroulement du marché financier pour que les gens se disent « peut-être que Sarah Palin n’est pas un bon choix pour le moment. Prenons plutôt le type intelligent qui nous sortira de la crise. »

J’ai pratiqment l’impression qu’on nous a donné une dernière chance, une sorte de sursis. J’essaie de pas verser dans l’apocalyptique, mais les textes scientifiques que j’ai lus sur le réchauffement climatique font peur. Cette crise économique, aussi terrible soit-elle, nous a sauvé du gouffre écologique vers lequel Sarah Palin voulait nous conduire et nous a donné un tout petit répit pour changer le cours des choses. Et je crois qu’il est significatif que lorsque la crise a frappé, il y a eu presque comme un soulagement, comme si les gens savaient qu’ils avaient vécu au-dessus de leurs moyens et qu’ils avaient fini par se faire attraper. D’un seul coup, nous avions l’autorisation de faire collectivement autre chose que les courses et ça, ça a touché plus d’une corde sensible.

Mais le mythe est toujours présent. L’aveuglément obstiné face aux conséquences, symbolisé par Sarah Palin, est enraciné à Washington et se reflète dans la réponse apportée à la crise. Ils refusent de voir la gravité de la situation. Washington préfère jeter des milliards et des milliards dans un trou noir plutôt que d’en mesurer la profondeur. C’est pour vous dire leur degré d’obstination à se voiler la face.

Et il y a beaucoup d’indices qui montrent un retour de cette vieille pensée. Les salaires à Wall Street sont presque au même niveau qu’en 2007. Il y a une certaine excitation dans les annonces de reprises des marchés financiers. « Alors, on peut arrêter de culpabiliser ? » peut-on pratiquement entendre dire chez les commentateurs. « Ca y’est, la bulle est revenue ? »

Et ils ont peut-être raison. Cette crise ne tuera pas le capitalisme, ni ne le changera de manière significative. Sans une énorme pression populaire en faveur de réformes structurelles, la crise ne sera au final qu’un ajustement trés douloureux. Le résultat sera un accroissement des inégalités, plus grandes encore qu’avant la crise. Parce que les millions de personnes qui sont en train de perdre leurs emplois et leurs maisons ne seront pas tous réembauchés de sitôt. Et les capacités de production sont très difficiles à reconstituer après leur liquidation.

Le terme de « sauvetage » est tout à fait approprié. Les marchés financiers sont en train d’être secourus afin de maintenir le navire du capitalisme financier à flot. Mais ce n’est pas de l’eau qu’ils sont en train d’écoper, mais des gens. Ce sont des gens qui sont en train d’être jetés par dessus bord au nom du « redressement ». Le résultat sera un vaisseau encore plus performant et plus agressif. Beaucoup plus agressif. Parce que plus il y aura d’inégalités – les super riches vivant aux côtés des super misérables – plus il faudrait faire preuve d’insensibilité. On a besoin de se croire supérieurs à ceux qui sont exclus pour pouvoir dormir tranquille la nuit. C’est ce système là qui est en train d’être sauvé : le même qu’avant, mais plus agressif encore.

Et la question qui se pose à nous est la suivante : notre tâche consiste-t-elle à écoper ce navire, le plus grand bateau pirate jamais connu, ou de le couler et le remplacer par un autre plus solide, où il y aurait de la place pour tout le monde ? Un bateau qui n’aurait pas besoin de ces purges rituelles pendant lesquelles nous jetons nos amis et nos voisins par-dessus bord pour sauver ceux qui voyagent en première classe ? Un qui comprendrait que la Terre n’a pas les moyens de nous faire vivre tous avec plus en encore plus. Mais que cette terre a les moyens, comme l’a récemment déclaré à l’ONU le président de la Bolivie, Evo Morales, « pour tous de vivre bien ».

Ne vous y trompez pas : le Capitalisme sera de retour. Et le même message sera de retour, colporté probablement par de nouveaux visages : vous n’avez pas besoin de changer. Continuez à consommer tout ce que vous voulez. Il en reste encore plein. Fore, poupée, fore. Peut-être trouverons-nous un bricolage technologique qui résoudra tous nos problèmes.

C’est pour cela que nous devons être clairs dés maintenant. Le Capitalisme pourra survivre à la crise. Mais le monde ne pourra pas survivre à un autre retour du capitalisme.

Naomi Klein

adaptation d’une intervention du 2 mai 2009 à la conférence du 100ème anniversaire du magazine The Progressive, publié par The Progressive dans son édition d’aout 2009. http://www.progressive.org/klein080...

Traduction VD pour le Grand Soir

Article original http://www.naomiklein.org/articles/...


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