Hommage à Claude Lévi-Strauss, un grand anthropologue

dimanche 8 novembre 2009.
 

1) Claude Lévi-Strauss, anthropologue, père du structuralisme

Peu de savants se sont aventurés aussi loin que Claude Lévi-Strauss dans l’exploration des mécanismes cachés de la culture. Par des voies diverses et convergentes, il s’est efforcé de comprendre cette grande machine symbolique qui rassemble tous les plans de la vie humaine, de la famille aux croyances religieuses, des oeuvres d’art aux manières de table. Le paradoxe des très grandes oeuvres, celles qui sont vraiment décisives et novatrices, est de pouvoir se caractériser en peu de mots. Ainsi pourrait-on dire qu’il déchiffra le solfège de l’esprit. A tout le moins, il s’en approcha, et de fort près, à force de rigueur et d’invention conceptuelle

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Parler d’un solfège de l’esprit n’est pas seulement le prolongement de cette métaphore musicale toujours présente dans l’oeuvre de l’anthropologue. Or il faut entendre cette formule littéralement. Même si nous chantions, quotidiennement, les ritournelles de la vie en société, même si nous connaissions par coeur les mélodies des mythes ou des mariages, nous ne savions pas ce qui organisait ces systèmes. Notre conscience ne nous révèle rien, spontanément, des processus qui sont à l’oeuvre dans le vaste domaine de la symbolique sociale. C’est pourquoi nous ignorions leurs règles de fonctionnement, les lois de leurs combinaisons. Il nous manquait un solfège.

Derrière la diversité des mélodies, celui-ci explicite les règles qui les engendrent : accord, renversement, transformations. Il définit des formes (canon, fugue, sonate...). Il n’est pas faux de dire que la démarche de Claude Lévi-Strauss visait un but analogue. Ce qui l’attirait avant toute chose était de découvrir les organisations cachées, les lois sous-jacentes au chatoiement des apparences sociales. Il était de ceux qui pensent à la géologie en contemplant un paysage ou songent aux classements botaniques face aux massifs de fleurs. C’est pourquoi, derrière le foisonnement déconcertant des règles de parenté, des totems ou des mythes, derrière l’apparent tohu-bohu des échanges économiques et des créations artistiques, il s’est consacré à découvrir, plus qu’une partition unique et isolée, certaines des structures qui les engendrent, indépendamment de la volonté des acteurs et de leurs consciences.

Cette démarche, toujours semblable en son fond, connut plusieurs époques et une succession de points d’application. Elle s’attacha d’abord à la parenté, dont Claude Lévi-Strauss, dans sa thèse, abandonna la face visible pour en dégager les "structures élémentaires". Elle se focalisa ensuite sur le totem, dont il éclaira l’énigme en quittant le terrain des analogies apparentes pour mieux saisir les jeux globaux. Elle se fixa longuement sur la mythologie, dont quatre volumes monumentaux, de 1964 à 1971, scrutèrent les transformations et le fonctionnement propre, indépendant des décisions individuelles, des langues, des peuples, voire des lieux et des temps. Ce souci des structures, des combinatoires, des codes de transformation, rapproche Claude Lévi-Strauss des scientifiques, principalement des mathématiciens. Il le rattache aussi à la lignée des philosophes qui, de Platon à Kant, ont reconnu la place centrale des processus formels.

Les mythes "se pensent entre eux"

Là se trouve le coeur de l’oeuvre, et ce qu’elle a, à sa manière, de vertigineux. Car, dans l’analyse de ces milliers de mythes qui "se pensent entre eux", se répondent sans se connaître, se combinent sans que personne l’ait décidé, on voit s’esquisser des procédures mentales universelles. Cette approche d’un solfège de l’esprit humain prolonge ou accompagne le schématisme de Kant, la linguistique structurale de Roman Jakobson ou, en psychanalyse, la théorie lacanienne du signifiant. Le résultat est d’autant plus impressionnant que cette analyse convoque des peuples et des cultures sans contacts connus les uns avec les autres. L’historien - comme Georges Dumézil, féru lui aussi de perspective structurale - ne compare que des mythes issus de peuples entretenant des liens attestés. En s’affranchissant de cette limite, en confrontant, par exemple, les mythes amérindiens avec ceux du Japon, Lévi-Strauss a ouvert des perspectives théoriques qui intéressent, au-delà de l’ethnologie restreinte, l’anthropologie générale, l’étude de l’esprit des hommes.

Sans doute est-ce là une marque persistante, à travers détours et exils, de son attachement profond à la rigueur des philosophes. Ils ne cessèrent en fait d’avoir sa préférence. Très jeune, cet enfant d’artiste (son père était peintre) porta son attention vers les concepts. Il choisit en 1927 la philosophie. Agrégé, il commença à l’enseigner en 1932. L’ennui toutefois le gagna vite, et le désir de "l’expérience vécue des sociétés indigènes" l’emporta : il partit en 1935 pour Sao Paulo, où il enseigna durant trois ans en menant plusieurs missions d’étude chez les Bororo, puis les Nambikawara, en compagnie de Dina Dreyfus, sa première femme, épousée en 1932.

Ils se séparèrent à leur retour en France, en 1939, et l’anthropologue connut ensuite deux autres mariages, en 1945 et en 1954. Révoqué de l’enseignement au titre des lois antijuives de Vichy, il se retrouva à New York, où il fréquenta les surréalistes, et se lia avec Jakobson, dont l’apport fut déterminant dans la construction de son oeuvre.

L’après-guerre fut une période instable pour ce chercheur dont les oeuvres maîtresses commençaient seulement à être imprimées et que les institutions savantes ne reconnaissaient pas encore. Attaché culturel à New York, puis en mission en Inde et au Pakistan pour l’Unesco, il fut nommé en 1950 à l’Ecole pratique des hautes études avec l’appui de Dumézil. En 1955, Tristes Tropiques le fit connaître du grand public. Journal de voyage soutenu par une écriture limpide et sensible, méditation sur le savoir et sur l’époque d’une grande liberté de ton, le livre est une réussite littéraire et devint aussitôt un succès de librairie, bientôt une référence. Bien des pages de ce livre appartiennent depuis aux anthologies en usage dans les classes. On y découvre un voyageur déjà préoccupé des désastres de la planète, tourmenté par la destruction de la diversité humaine, soucieux d’écologie bien avant que l’époque ne se saisisse du terme. On discerne également son penchant pour le bouddhisme et sa réticence envers l’islam. Cette dernière est si forte que certaines pages de Tristes Tropiques, peu remarquées à l’époque, vaudraient sûrement à leur auteur de virulentes protestations si elles paraissaient aujourd’hui.

Après la publication d’Anthropologie structurale (1958) et l’élection au Collège de France (1959), Lévi-Strauss déploya une activité exceptionnelle d’organisateur et d’auteur qui lui valut une reconnaissance internationale croissante. Après La Pensée sauvage (1962) et les quatre volumes des Mythologiques, il devint évident que cette oeuvre était l’une des grandes de son siècle. Il est désormais difficile de parler de l’homme, de la société, des échanges sans tenir compte de son apport.

La voie des honneurs, parallèlement, se poursuivit. En 1973, Claude Lévi-Strauss fut élu à l’Académie française, il accompagna François Mitterrand au Brésil en 1985, ses collections d’objets furent exposées au Musée de l’homme en 1989, ses photographies du Brésil éditées en 1994, son 90e anniversaire célébré par des numéros spéciaux. En 2005, l’Unesco fêta les 60 ans de sa fondation en confiant à son ancien collaborateur un discours d’ouverture qui restera, bien que l’orateur ait alors approché le siècle, un modèle de pertinence et de lucidité. Il y rappela notamment, en se référant à Rousseau - l’un de ses maîtres, avec Montaigne -, les menaces que notre expansion effrénée fait peser sur la nature et sur l’humanité. Car Claude Lévi-Strauss, en fin de compte, ne dissociait pas la défense de la diversité culturelle et celle de la diversité naturelle.

Dans une époque pressée, confuse, massivement portée à la veulerie et au simplisme, l’homme passait fréquemment pour distant. Tous ceux qui eurent la chance de l’approcher peu ou prou savent combien cet esprit universel, profondément attaché à la dignité de tous peuples, savait être proche, amical, fidèle et chaleureux, surtout si l’on avait su tenir le coup sous son regard, le plus acéré qui fût. Hautain ? Non. Seulement exigeant, suprêmement intelligent, et peu enclin au mensonge. Cela fait évidemment beaucoup de défauts, surtout si l’on est en outre l’auteur d’une des oeuvres majeures du XXe siècle. Dans la cacophonie de l’heure, une partition exemplaire. Et l’élégance altière, à côté du solfège, d’un musicien de l’esprit.

Roger-Pol Droit

2) La leçon de Lévi-Strauss par Patrick Apel-Muller

Source : L’Humanité

« L’effort de la science ne doit pas seulement permettre 
à l’humanité de se dépasser  ; 
il faut aussi qu’elle l’aide à se rejoindre », écrivait Claude Lévi-Strauss. Cette ambition constitue 
la trame d’une vie centenaire qui le poussa à s’engager sur d’autres terrains que la philosophie, dans laquelle il voyait « une sorte de contemplation esthétique 
de la conscience par elle-même ». Lui qui assurait haïr « les voyages et les explorateurs » avait fait 
de la découverte de l’autre sa quête, une entreprise matérialiste à la recherche d’une humanité réconciliée. Pour cela, l’anthropologue refuse d’être hypnotisé par l’individu autour duquel tout s’organiserait, pour traquer ce qui l’explique, son environnement, l’inconscient culturel qui régit les relations 
entre les individus. Il recherche les règles 
des conduites humaines. C’est en choisissant le nous que « l’homme se choisit réellement comme homme », dit-il, affirmant une éthique de la solidarité face 
à la civilisation de l’ego roi. La leçon vaut toujours…

Au-delà de l’intellectuel qui imprime sa marque au XXe siècle, Claude Lévi-Strauss incarne un engagement en faveur de la différence. N’est-il pas l’auteur en 1950 
de Race et Histoire, un essai antiraciste rédigé à la demande de l’Unesco, qui affirmait – avec toute son œuvre 
à l’appui – qu’il était inutile de combattre l’idée de l’inégalité des « races » si on laissait subsister l’idée de l’inégalité 
des apports culturels des sociétés au patrimoine commun de l’humanité. « L’homme a toujours pensé aussi bien », proclame-t-il, 
et il démonte 
la condescendance à l’égard des « sauvages », dont 
la pensée emprunte d’autres chemins, peut-être, 
mais tout aussi complexes que ceux des sociétés occidentales pour penser leur rapport avec le monde qui les entoure. Il montre même que leur pensée est indemne de la soumission 
ou de l’aliénation qui accompagnent l’exploitation brutale et les grandes barbaries de la civilisation industrielle. 
De la sorte, il élargit les limites de l’humanité, y faisant rentrer de plain-pied les peuples jugés archaïques 
et condamnant explicitement le colonialisme.

Il s’insurge donc contre l’uniformisation imposée par la mondialisation qui fait disparaître des cultures et des regards divers sur le monde. La marche vers l’appauvrissement de la richesse humaine lui semble inéluctable. Les sociétés occidentales, capitalistes donc, 
lui semblent tendre vers la destruction de la nature comme du lien social qui les structure. C’est sans doute pourquoi le militant de gauche d’avant-guerre (la Seconde), le héraut de l’antiracisme d’après-guerre s’était retiré sur un Aventin politique, regardant, amer, disparaître le monde qui 
le passionnait, ne croyant plus à la possibilité d’un équilibre des civilisations.

Parce qu’il montrait que « l’humanité est une espèce vivante en lien avec un environnement 
que la civilisation occidentale détruit », pour reprendre 
la formule de Vincent Debaene, certains l’ont réduit 
à un esprit critique à l’égard de la science alors qu’il voulait lui marier une conscience. Où la fraternité universelle pouvait s’accommoder des différences comme autant d’espaces précieux, fertiles pour l’aventure humaine. 
En ces temps où le gouvernement agite « l’identité nationale » parce que la « préférence nationale » est déjà une marque déposée, la pensée de Lévi-Strauss décape 
ces scories et ouvre l’horizon. Nous n’avons pas fini 
d’y découvrir des pistes fécondes.

3) « Claude Lévi-Strauss avait une authentique pensée décolonisatrice »

Catherine Clément, philosophe (*), romancière et amie de Claude Lévi-Strauss, revient sur le parcours de l’anthropologue et sur l’impact fondateur de ces travaux sur la société française.

Quels étaient vos rapports avec Claude Lévi-Strauss  ?

Catherine Clément. Nous étions amis depuis plus de quarante-cinq ans. Un lien très puissant m’attachait à lui. Aujourd’hui, c’est comme si je perdais quelqu’un de ma famille. Je l’ai rencontré lorsque j’avais vingt-deux ans  : je venais d’obtenir l’agrégation de philosophie grâce à une intervention sur l’un de ses livres et, l’ayant appris, Claude Lévi-Strauss m’a appelée pour que j’intervienne dans son séminaire. C’était un homme d’une infinie courtoisie, d’une grande patience, extrêmement respectueux des autres et toujours intéressé par les jeunes, par la formation des jeunes esprits, d’ailleurs c’était un grand pédagogue attaché à la transmission du savoir.

En quoi sa pensée était-elle novatrice  ?

Catherine Clément. En 1962, lorsque je l’ai rencontré, la France était en pleine période de décolonisation  : les accords d’Évian venaient d’être signés, l’Algérie devenait indépendante. Avec Race et Histoire en 1952, Tristes Tropiques en 1955 et la Pensée sauvage en 1962, Claude Lévi-Strauss a fait prendre conscience aux Français qu’il existait d’autres cultures et il a montré qu’elles pouvaient être rendues visibles par des explications appropriées et non pas seulement perçues d’un regard colonial… Claude Lévi-Strauss avait une authentique pensée décolonisatrice. Certes, il n’était pas dans la bataille politique, mais sa façon de penser a permis de mettre en évidence l’existence de petits peuples menacés par la mondialisation et surtout écrabouillés par les aventures coloniales… et que même la décolonisation pouvait aussi écraser sur son passage  ! Peu d’ethnologues ont crié avec autant de force contre les colonisateurs qui se sont approprié la moitié du monde depuis la fin du XVe siècle. Puis, chemin faisant, Claude Lévi-Strauss s’est aperçu que la colonisation et la modernisation du monde provoquaient des désastres naturels. Il fallait donc préserver les petits peuples mais aussi leur environnement naturel dont ils se «  nourrissaient  », et pas seulement au sens alimentaire du terme. Dès 1955, dans Tristes Tropiques, il prévient  : «  L’humanité s’installe dans la monoculture  ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave.  » À partir de ce constat, il a aussi défendu la préservation des espèces animales et végétales. C’est donc, également, l’un des très grands écologistes de la pensée contemporaine.

Quelles répercussions ces travaux ont-ils eu sur la société  ?

Catherine Clément. Il faut rappeler que Claude Lévi-Strauss est l’un des premiers, en 1960, à fonder une école pour former les ethnologues  : le Laboratoire d’anthropologie sociale. Ensuite, grâce à lui, les politiques ont commencé à se soucier de la préservation des cultures. Le premier qui a mis en œuvre cette idée est Jacques Chirac avec la création du nouveau musée du quai Branly, défendu par Claude Lévi-Strauss. Enfin, concernant les peuples autochtones menacés dans leur existence, si aujourd’hui ceux des deux Amériques ont relevé la tête, il reste des endroits du monde comme en Nouvelle-Guinée ou en Afrique centrale, par exemple, où le combat doit continuer à être menés par tous les progressistes. entretien réalisé par A.M.

(*) Auteure de Claude Lévi-Strauss. Éditions PUF, collection «  Que sais-je  ?  », 2003.

Catherine Clément, philosophe (*), romancière et amie de Claude 
Lévi-Strauss, revient sur le parcours de l’anthropologue et sur l’impact fondateur de ces travaux sur la société française.

4) Claude Lévi-Strauss. La séduction d’un ordre intelligible, par Emmanuel Terray

Comme beaucoup d’anthropologues de ma génération, j’ai été attiré vers l’anthropologie, à la fin des années 1950, par la lecture de deux livres. Tristes Tropiques m’avait séduit par l’aventure ou le voyage initiatique que l’auteur laissait espérer aux futurs anthropologues. Avec les Structures élémentaires de la parenté, la séduction fut au contraire d’ordre intellectuel, et je voudrais essayer d’en préciser la nature. Au cours de ces années, j’ai lu à la fois le Capital, de Marx, la Science des rêves, de Freud, et les Structures élémentaires de la parenté, et j’ai eu le sentiment d’assister à trois entreprises de même nature et à trois performances de même qualité : dans les trois cas, un ordre intelligible vient se substituer à la confusion et au chaos des données empiriques. Partant de l’universelle prohibition de l’inceste, Claude Lévi-Strauss constate ainsi qu’aucune communauté humaine ne peut se reproduire par elle-même : toutes sont contraintes de s’adresser à d’autres pour y trouver les épouses et/ou les conjoints qui leur permettront de se perpétuer. L’alliance matrimoniale devient ainsi le « lieu stratégique » pour l’analyse des systèmes de parenté. L’anthropologue montre alors que toutes les modalités concevables de l’échange matrimonial peuvent se réduire à deux grandes catégories et une troisième, intermédiaire. La première est celle de l’échange restreint : deux communautés échangent directement leurs soeurs et leurs filles. La deuxième, celle de l’échange généralisé, implique la distinction entre deux rôles : preneur de femmes et donneur de femmes. Chaque groupe est preneur vis-à-vis de certains groupes (dont il reçoit ses épouses) et donneur vis-à-vis d’autres groupes (à qui il cède ses soeurs et ses filles).

L’échange est généralisé en ce qu’il peut inclure un nombre indéfini de partenaires. Avec la catégorie intermédiaire, enfin, le sens de l’échange s’inverse à chaque génération : une lignée preneuse à la génération 1 devient donneuse à la génération 2. On peut parler d’un système d’échange restreint différé : le groupe retrouve sa mise, non pas immédiatement, mais après une génération. Trois modes d’échange : c’est une merveille de voir les systèmes les plus divers et les plus hétéroclites venir se ranger en bon ordre sous l’une ou l’autre de ces trois rubriques. Dans un domaine tout différent, les Mythologiques constituent une entreprise de même ampleur et portée. Devant l’inépuisable diversité des récits mythiques qui dans une aire culturelle donnée semblent le produit anarchique de l’imagination des conteurs, Lévi-Strauss s’engage dans une démarche dont les diverses étapes forment un protocole dûment réglé. D’abord, il identifie de façon précise les éléments et les relations utilisés dans le récit ; ensuite, il fait l’inventaire des divers registres abordés – cosmologique, zoologique, social ; et il procède à une mise en correspondance générale de toutes ces données. Bien entendu, l’analyse ne peut s’en tenir à un seul mythe, puisque les mythes prennent leur sens par contraste, les uns par rapport aux autres. Au terme du processus, le système des mythes apparaît comme un langage codé dont on peut restituer le lexique et la syntaxe. Il devient alors possible d’établir de façon rigoureuse le message subliminaire transmis par le mythe.

L’oeuvre de Claude Lévi-Strauss a évidemment suscité critiques et controverses. Beaucoup entendaient mettre en évidence ce que l’on pourrait appeler ses « taches aveugles ». Par exemple, le structuralisme ne permettrait pas de penser l’action en tant qu’invention et pari, et pas davantage l’histoire en tant que dynamique et changement. De tels reproches trouvent leur origine dans l’ambition utopique d’une science totalisante ; on voudrait qu’elle embrasse dans une même théorie l’ordre et le désordre, le système et le changement, la structure et l’histoire. Or cela ne se peut ; les sciences sociales sont soumises à une sorte de principe de complémentarité : qui se propose d’analyser rigoureusement un aspect du réel doit renoncer à penser dans les mêmes termes l’aspect opposé. Mieux vaut alors, comme l’a fait Claude Lévi-Strauss, s’installer résolument sur un des deux versants de la cime et en explorer méthodiquement les voies.

PAR EMMANUEL TERRAY, ANTHROPOLOGUE, DIRECTEUR D’ÉTUDES À L’ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES (*).

(*) Derniers ouvrages publiés : Immigration : fantasmes et réalités, pour une alternative à la fermeture des frontières (avec Claire Rodier), Éditions La Découverte, 2008 ; Face aux abus de mémoire (avec Christian Bromberger), Actes Sud, 2006.


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