Salut camarade Aubrac, tu vas nous manquer.

vendredi 20 avril 2012.
 

Qu’aurais-je à ajouter aux quelque sept cents pages que j’ai écrites sur la vie de Raymond Aubrac et aux deux films que je lui ai consacré avec Fabien Beziat  ? Que dire de plus sur cet homme d’une intelligence lumineuse qui m’a accueilli durant ces cinq dernières années, toujours souriant, l’œil pétillant, plein d’une bonté malicieuse pour mon ignorance  ? Lors de notre dernière rencontre, il y a quelques jours, nous évoquions une nouvelle fois la période de la Résistance. Il me parlait de Lise London, qui venait de disparaître, de Lucie, qu’il a tant et tant aimée, de ces lucioles, souvent anonymes, qui avaient choisi de briller dans la nuit de l’Occupation.

Nous évoquions la difficulté qu’il y a aujourd’hui encore à écrire l’histoire de cette période, une histoire qui n’en soit pas le roman. «  Cinquante ans, il faudra encore cinquante ans…  » a-t-il conclu. De quoi dégoûter toute entreprise sérieuse. Mais s’il est une chose que Raymond m’a apprise, c’est à ne pas se décourager au premier obstacle, si haut soit-il. Faire l’histoire de la Résistance, dans son esprit, ce n’était bien sûr pas faire une chronologie des faiblesses humaines, des trahisons minuscules, ce n’était pas ajouter des pages aux milliers déjà écrites sur tel ou tel événement si dramatique soit-il. C’était avoir une vision globale d’un événement central pour l’histoire de France, un événement qui permettait de comprendre la situation de la France actuelle et d’imaginer son avenir.

Né Raymond Samuel, d’origine juive lorraine, jeune étudiant ingénieur à l’école des Ponts, il avait vécu la violence de la montée de l’extrême droite et de l’antisémitisme en France et en Europe. Comme Lucie, il avait participé avec ses camarades ingénieurs à la formidable vague qui avait fait front contre le fascisme. Il était devenu ami avec ses aînés engagés au Parti communiste, le philosophe Georges Politzer, les journalistes Gabriel Péri et Paul Vaillant-Couturier, et n’allait jamais renoncer à l’esprit de partage qui a inspiré les mesures phares du Front populaire. Il savait aussi que toute avancée sociale vers plus de solidarité entraîne une réaction violente de la part de ceux qui considèrent l’exercice du pouvoir comme une propriété, un fief destiné à préserver des intérêts particuliers.

En juin 1940, la nuit est venue, opaque, étouffante. Un vieillard pensant présider aux destinées d’un pays dont il avait remis les clefs à l’occupant remplace la devise républicaine «  liberté, égalité, fraternité  » par celle de «  travail, famille, patrie  », qui semble inspirer aujourd’hui encore certains candidats à la présidence de la République. L’heure était au silence avant de devenir celle des paroles échangées à voix basse dans les traboules du vieux Lyon. Ils furent peu nombreux à jeter sur le papier quelques pauvres mots rescapés de l’anéantissement de la pensée, mais ces mots redonnèrent espoir en l’avenir. Pas n’importe quel avenir, un avenir que Raymond et Lucie Aubrac et leurs camarades, Jean Moulin, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Villon et bien d’autres ont dessiné patiemment dans le programme du Conseil national de la Résistance, un programme mis en œuvre dans les premiers mois de la Libération par le général de Gaulle.

Que ce programme soit aujourd’hui d’actualité n’a en rien surpris Raymond Aubrac. En 1996, rédigeant ses mémoires, il constatait qu’une nouvelle fois, au nom d’intérêts privés, on assistait à la liquidation des valeurs de solidarité de la Résistance  : « Libérée des contre-pouvoirs qu’à travers l’histoire les forces sociales avaient établis, l’économie de marché, au nom de laquelle on prend toutes les décisions, au nom de laquelle on rend tous les arbitrages en politique intérieure comme dans les relations internationales, ne peut conduire qu’à des affrontements sociaux et politiques, et demain peut-être militaires, si on pense au fossé Nord-Sud. »

Solidaire, Raymond Aubrac l’était aussi avec les pays pauvres. Acteur central de la décolonisation aux côtés de Mendès France puis au sein de l’Organisation des Nations unies, ne cédant ni aux pressions ni aux menaces – parfois de mort –, il a œuvré pour le développement économique du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie devenus indépendants. Et si son action en ce domaine est peu connue, c’est parce qu’il s’imposait une discrétion qui est la marque d’un respect vis-à-vis de ses interlocuteurs. Parfois, ces derniers devenaient des amis. On ne compte plus les voyages de Raymond Aubrac vers son pays d’adoption, le Vietnam. Son amitié depuis 1946 avec Hô Chi Minh a irrigué son action durant les deux guerres que le peuple vietnamien a traversées. Négociateur secret entre Washington et Hanoï, entre les présidents Johnson puis Nixon et Hô Chi Minh, il m’a souvent dit qu’il n’était qu’un messager… mais un messager d’une efficacité réelle quand, en 1972, il obtenait l’intervention du pape Paul VI pour mettre fin aux bombardements américains sur les digues du fleuve Rouge.

Dans les dernières pages de ses mémoires, il s’interrogeait sur son chemin dans le si court XXe siècle  : « Qu’est-ce qu’une vie  ? Choisir pendant une jeunesse somme toute privilégiée, dans un milieu de sensibilité bourgeoise, le camp de ceux qui revendiquent une plus juste part du gâteau, voilà un comportement assez commun auquel bien des adeptes ont tôt fait d’oublier de rester fidèles. »

Raymond Aubrac ne s’est jamais détourné des valeurs de solidarité et de partage qu’il a défendues dans sa jeunesse. Pour avoir été durant les procès de Prague aux côtés de ses amis Artur et Lise London, il n’a pas oublié que c’est « un nom terrible, camarade, c’est un nom terrible à dire », mais il sait aussi que c’est durant la Révolution française qu’il est devenu d’un usage courant pour marquer l’abolition des privilèges dus à la naissance. Salut camarade Aubrac, tu vas me manquer, tu vas nous manquer.

Par Pascal Convert, 
artiste et auteur de films documentaires (*). Tribune dans L’Humanité

(*) En 2011, Pascal Convert a publié une biographie (Éditions du Seuil) Raymond Aubrac, résister, reconstruire, transmettre. 
Il a réalisé en collaboration avec Fabien Beziat deux films documentaires, Raymond Aubrac, les années de guerre (France 2) et Raymond Aubrac, reconstruire, diffusé prochainement sur France 5.


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