Chili : 36 ans après son assassinat, des funérailles populaires pour le chanteur Victor Jara (par Raquel Garrido)

vendredi 11 mars 2016.
 

Samedi 5 décembre 2009, les habitants de Santiago avaient rendez vous dès 10 heures du matin sur la Plaza Brasil, une place à hauts palmiers et jeux d’enfants dans le centre de Santiago.

Trente six ans auparavant (cliquez sur les titres pour accéder aux articles) :

16 septembre 1973 Victor Jara, grand chanteur et grand artiste de l’Unité Populaire chilienne est torturé puis abattu par quelques déjections humaines, militaires et policiers

16 septembre 1973 : comment Victor Jara, grand chanteur courageux de l’Unité populaire chilienne est abattu par de sales loques, policiers et soldats de Pinochet

Trente-six ans auparavant, le 18 septembre 1973, la veuve de Victor, la danseuse britannique Joan Jara, accompagnée de seulement deux personnes, avait enterré quasi-clandestinement son époux massacré par les militaires.

Dans le cadre d’une enquête sur son assassinat, son corps fut exhumé le 4 juin dernier, puis rendu à sa famille début décembre. C’est là que prit forme l’idée de lui donner -enfin- les funérailles qu’il méritait, et que lui comme les autres héros de l’Unité Populaire n’ont pu recevoir à cause de la répression et la terreur.

Par cette journée de samedi très ensoleillée, ce sont donc plusieurs milliers de chiliens qui se sont massés derrière le corbillard qui partit lentement à travers les rues de Santiago en direction du Cimetière Général. Pendant plus de 5 heures, la foule a marché de plus en plus dignement au fur et à mesure que le rassemblement se transformait en raz-de-marée. La musique de Victor diffusée par les hauts parleurs placés sur le corbillard, tous l’ont accompagnée en chantant : Luchin, El Cigarrillo, Te recuerdo Amanda, Poema XVI... En présence des musiciens de Inti-Illimani, dont il fut le producteur et metteur en scène, et de personnalités de la musique populaire chilienne, Victor, dans son cercueil couvert d’un poncho Mapuche rouge et noir, aurait aimé la force qui se dégageait de ce peuple uni dans sa mémoire. Une communauté vivante ancrée dans des chansons, toutes entrées dans l’intimité des chiliens de gauche, enfin réunis par cet événement politico-culturel.

Jeunes communistes à la chemise amarante, artistes brigadistes avec leurs foulards rouges sur chemise blanche, défilaient en colonne, tandis que la gauche anonyme se massait avec une fierté retrouvée. Après une longue période de calme postérieure aux grandes manifestations pour le plébiscite en 1988, les chiliens sont de plus en plus actifs, socialement. Pour ne prendre que ces dernières semaines, on a vu les syndicats de professeurs et de fonctionnaires soutenir de longues grèves. Ce samedi 5 décembre, un nouveau stade est visiblement franchi. Pour nombre de chiliens restés pour l’heure plutôt cloîtrés, l’enterrement de Victor est l’occasion de défiler pour la première fois depuis des décennies. A la fois célébration et démonstration de force, une telle manifestation est désormais possible au Chili. Transmettant en direct sur CNN Chile, un journaliste commentait, surpris : « la foule est pacifique, on ne déplore aucun incident ». Car « d’habitude » les rassemblements de gauche se terminent-ils en barricade ? C’est l’image qu’en donne systématiquement la presse comme pour entretenir la peur.

Ce samedi 5 décembre, point de peur, point de violence, point de carabiniers. Ces dernières semaines flotte au Chili comme un air de liberté. Il est à nouveau devenu possible d’être de gauche, tout simplement. La campagne présidentielle a fait éclater le carcan antérieur où un non-débat était organisé pour maintenir au pouvoir les deux forces qui y sont : la Concertacion, et la droite pinochétiste. Le système électoral « binominal » entraîne un partage « 50-50 » des sièges au Parlement. Dans chaque circonscription il y aura, quoiqu’il arrive, un siège pour chaque coalition. Dès lors, les deux candidats de chacune d’elles, en rivalité devant les électeurs, se livrent une bataille qui tient du concours de beauté et non du débat politique. Lassés par ce système politique à bout de souffle, les chiliens, selon les sondages, s’apprêtent à élire Sebastian Piñera, le multimilliardaire enrichi grâce à Pinochet, qui apparaît comme l’alternance. Depuis 1989, tous les présidents et leurs gouvernements ont en effet été de la Concertacion, coalition entre le PS et la démocratie-chrétienne. Cette fois, le candidat de la Concertacion est le démocrate chrétien Eduardo Frei, fils de président et ex-président lui-même. Du pain béni pour la droite pinochétiste qui se pose en force de changement.

Parallèlement, le Chili vit un autre mouvement de fond en ce moment, celui de la libération de la parole de gauche, et ce grâce à un homme : Jorge Arrate. Ce candidat, en sortant du Parti Socialiste pour donner à la gauche une candidature sérieuse et unitaire, a progressivement changé l’état d’esprit général. Le silence poli du chilien de gauche se mue en verbe, voire en action, comme l’y incite une jeunesse qui elle n’a pas les mêmes angoisses ni les mêmes précautions. Avec son style aimable et respectueux, il a défendu ses idées de gauche, s’est réclamé de Salvador Allende, -dont il fut un jeune Ministre- a proposé de sortir du système institutionnel actuel à travers une Assemblée Constituante. A la différence de Marco-Enriquez Ominami, jeune candidat dont la sortie du PS a également permis de libérer la parole et briser le statu quo, Jorge Arrate a assumé ses positions radicales et ses oppositions à la droite sans biaiser, sans transiger avec elle.

La convocation posthume de Victor Jara ce samedi 5 décembre a été un point culminant de l’état d’esprit qui règne au Chili à l’occasion de cette campagne présidentielle dont le premier tour a lieu dimanche 13 décembre. On pouvait y voir coude à coude Jorge Arrate, 68 ans, ancien président du PS, et Salvador Muñoz, 24 ans, qui porte le prénom du président assassiné et qui vient de créer, à la chaleur de la campagne, le Partido de Izquierda, le PAIZ.

Il y a 3 ans exactement mourrait le dictateur Augusto Pinochet. A cette époque, personne ne pensait encore qu’un jour le peuple descendrait dans la rue en masse pour accompagner le corps Victor Jara jusqu’au lieu de son repos éternel. Pinochet doit s’en retourner dans sa tombe !


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