De la dette publique au bien-être public

jeudi 15 avril 2010.
 

La dette : ultima ratio des libéraux

La dette publique est devenue l’un des thèmes majeurs du débat économique. Cela va durer.

L’antienne libérale des prochaines années est connue : « la dette impose de réduire la voilure de l’intervention publique ». Sous le vocable de « stratégie de sortie de crise » (entendez la fin de la récréation keynésienne et le retour à la « saine orthodoxie »), le FMI et l’OCDE ont lancé l’offensive, il y a déjà plusieurs mois. La Commission européenne, comme à son habitude, a rapidement embrayé. Avec la Grèce en épouvantail, ce sont les gouvernements nationaux, en particulier en Europe, qui à présent s’y emploient. Alors qu’ils ont été totalement déconsidérés par la crise, ce qui est justice puisque celle-ci est clairement la leur, les sociaux-libéraux tout autant que les ultras-libéraux ont trouvé leur ultima ratio : la dette publique. L’OCDE insiste : pour la réduire, il faut couper dans les dépenses pour la santé, la retraite et même l’éducation1. La feuille de route de Sarkozy ne dit pas autre chose.

Etrange paradoxe donc, mais peut-être serait-il plus judicieux d’évoquer un vaste enfumage : alors que les libéraux ont clairement conduit le monde au bord du précipice, ce qui a provoqué du chômage mais aussi de la dette publique, c’est au nom de cette dernière qu’ils entendent mener une offensive sans précédent contre l’Etat social, afin d’asseoir un modèle dont la faillite est pourtant avérée.

Il faut prendre garde à ne pas se laisser enfermer dans les thèmes imposés par ses adversaires. D’autres questions que la dette méritent de primer : le plein emploi, l’exigence écologique, les solutions à avancer pour rompre de façon cohérente avec l’ordre néolibéral, etc. À y bien réfléchir cependant, le thème de la dette peut lui-même être retourné contre les libéraux. On a déjà présenté des arguments en ce sens2 : elle doit être relativisée (elle est souvent inférieure à la dette privée dont elle a pris le relais), elle est le produit direct des politiques libérales et de leur logique récessive qui étouffent les recettes fiscales (c’est bien d’abord à défaut de recettes et non à cause des dépenses qu’elle se creuse), etc. L’exemple de la Grèce montre en outre qu’il importe de remettre en cause le refus, pour des raisons d’intérêts bien compris (ceux de la finance qui se nourrit du financement obligataire sur les marchés), de sa « monétisation »3.

Dans tous les cas, le regard sur la dette change du tout au tout selon l’approche que l’on a du public.

Si, à l’instar des libéraux, on le considère comme improductif, il y a toujours matière à alléger le « fardeau ». Si on pense, au contraire, qu’il est productif, le public est alors parfaitement fondé, à l’instar du privé, à s’endetter pour lancer des activités, ce qui n’interdit pas de s’interroger sur les moyens à mettre en oeuvre pour empêcher que la dette n’entretienne la rente (taxation des hauts revenus, monétisation de la dette, etc.).

Comment inscrire dans les « têtes », là où tout se joue, que le public est précieux et utile ? C’est l’un des enjeux majeurs de la période. Plusieurs arguments peuvent être avancés. A l’inverse de ce que sous-tend le langage sur les « prélèvements obligatoires », il faut tout d’abord saisir qu’une part non négligeable de ceux-ci ne finance pas à proprement parler le secteur public, mais des prestations monétaires en « espèces » (retraite, allocation chômage, etc.) et donc la consommation privée des ménages, qui sans cela serait bien en peine (et la production des entreprises privées avec). L’autre part permet de payer la production des services publics non marchands. Pour une part, cette production n’est pas individualisable (justice, police...). Pour une autre, elle l’est (santé, éducation, logement social...). C’est ce qu’on appelle les « transferts sociaux en nature »4. Ces derniers pèsent 230 milliards d’euros au total et représentent en moyenne 22 % de la consommation finale effective des ménages en France5.

Dit autrement : tout comme une part du PIB n’est ni capitaliste, ni même marchande6, une part de la consommation est constituée de l’usage de service public (ce que la critique anticonsumériste omet trop souvent). Cette part est loin d’être négligeable et elle contribue à réduire fortement les inégalités. Qu’on en juge : par unité de consommation (tous les chiffres sont données en UC : soit 1 pour un adulte, 0,5 pour les autres personnes du ménage de 14 ans ou plus, 0,3 pour les enfants de moins de 14 ans), le « revenu primaire » (somme des salaires et cotisations sociales, des revenus du patrimoine, etc.) annuel est en moyenne de 28 590 euros7. Compte tenu des impôts directs et des cotisations sociales versés et des prestations en espèces reçues, ce revenu passe à 24 910 euros (c’est le revenu disponible brut). Avec les transferts en nature, soit 5 750 euros par unité de consommation, il s’établit à 30 660 euros (c’est le revenu disponible brut ajusté).

Les étapes de la redistribution

En termes de redistribution, les effets des prélèvements et des prestations versées par l’Etat social peuvent être repérés par les étapes suivantes.

Les 20% les plus riches ont un revenu primaire annuel (60 620 euros) 8,1 fois plus élevé que celui des 20% les plus pauvres (7 510 euros). Les impôts directs (impôts sur le revenu, taxe d’habitation, etc.)8 et les cotisations sociales contribuent peu à la réduction des inégalités : une fois intégrés ces prélèvements, les écarts entre ces deux quintiles extrêmes passent de 8,1 à 7,6.

C’est moins la façon dont sont prélevées les recettes9 que la façon dont sont réparties les dépenses publiques qui assure la redistribution.

Les prestations sociales (et autres transferts) en espèce permettent en effet de réduire l’écart précédent à 5. Dit autrement : si on tient compte des revenus primaires, des impôts et cotisations payés par les ménages et des prestations en espèce perçues (c’est le « « revenu disponible brut »), les 20% les plus pauvres perçoivent 10 080 par an et les 20% les plus riches 50 030 euros. Une précision à ce sujet : les riches perçoivent plus de prestations en espèces que les pauvres, 14 120 euros contre 5 320 euros10. Un écart non négligeable donc – inférieur au précédent cependant de sorte qu’il y a néanmoins légère réduction des inégalités – qui s’explique par le fait que les pensions de retraite des riches sont plus élevées que celles des pauvres, mais aussi et surtout par un « effet de structure » : les retraités sont plus riches (et ils perçoivent des pensions) que les jeunes ménages avec enfants (qui n’en perçoivent pas).

L’étape suivante consiste à prendre en compte les effets des « transferts sociaux en nature ». Cette étape, comme on l’a dit, permet d’apprécier à quel point le public est « utile ». Elle consiste en effet à mesurer monétairement ce que reçoivent les ménages en termes de services publics, même si dans les faits ces services sont délivrés gratuitement. Bref, elle permet d’exhiber que les services publics gratuits (non marchands) sont bel et bien productifs de richesses monétaires, lesquelles richesses augmentent le revenu disponible des ménages. On aboutit alors au « revenu disponible brut ajusté » des ménages : soit 17 480 euros pour les 20 % les plus pauvres et 55 140 euros pour les 20 % les plus riches. Notons qu’à l’inverse des prestations en espèce, les transferts en nature bénéficient plus aux pauvres (7 400 euros par an) qu’aux riches (5 110). Cela s’explique à nouveau en partie par un effet de structure : les ménages jeunes ont plus souvent que les autres des enfants à charge, ce qui à la fois réduit leur revenu par unité de consommation (ils sont donc plus souvent pauvres) et les conduits à bénéficier de plus amples prestations en nature (au titre de l’éducation en particulier)11.

Pour les 20 % les plus pauvres (le « premier quintile »), les transferts en nature représentent près de la moitié (43 %) de leur consommation finale effective, contre 13 % pour les 20% les plus riches (le cinquième quintile). C’est évidemment colossal12.

Au final, d’un rapport d’inégalité de 8,1 entre le revenu primaire des 20% les plus riches et celui des 20 % les plus pauvres, on passe à un rapport de 3,2 une fois pris en compte l’ensemble des transferts monétaires et en nature, et même à 2,2 si on tient compte de la seule consommation finale effective (les riches épargnent une bonne part de leur revenu à l’inverse des pauvres).

La conclusion est limpide : l’Etat social (contrairement à ce qui est souvent dit) contribue à soutenir le niveau de vie des plus pauvres et à réduire les inégalités. Mais il y a de la marge pour la justice sociale : alors que les 20 % les plus riches reçoivent 42 % des revenus primaires et les 20 % les plus pauvres seulement 5 %, avec la redistribution les chiffres (ceux du revenu disponible brut ajusté) sont respectivement de 36 % et 11 %13.

1 Voir notamment, OCDE (2010), « Preparing Fiscal Consolidation » (mars), en ligne : http://www.oecd.org/dataoecd/16/1/4.... Pour une critique de ces « stratégies de sortie de crise », voir C. Mathieu et H. Sterdyniak (2009), « Quelles stratégies budgétaires de sortie de crise », Lettre de l’OFCE, n°315, décembre, en ligne : http://www.ofce.sciences-po.fr/pdf/...

2 C. Ramaux (2009), « Dette publique : quelle réponse » (Politis, 29 octobre). Version longue en ligne : http://ces.univparis1. fr/membre/ramaux/Pdf/09PolitisDettePubVLong.pdf

3 F. Lordon (2010) « Au delà de la Grèce : déficits, dettes et monnaie », La pompe à phynance, Les blogs du Diplo, http://blog.mondediplo.net/2010-02-...

4 Les transferts sociaux en nature existent dans tous les pays. Selon une étude de l’OCDE, s’ils sont plus développés dans les pays nordiques (de l’ordre de 40% du revenu disponible en Norvège, Suède et Danemark) et dans une moindre mesure en France, en Allemagne mais aussi au Canada (entre 22 % et 25%), ils sont néanmoins non négligeables au Royaume-Uni et aux Etats-Unis (entre 15 % et 17 %). Données sur l’année 2000, cf. Mariacal et alii (2008), « Publicy Provided Services and the Distribution of Households’ Economic Resources », Economic Studies, n° 44. En ligne : http://www.oecd.org/dataoecd/39/44/...

5 Les services de santé (hôpital pour la moitié, médicaments pour un quart, le reste étant constitué par la médecine de ville, le transport des malades, etc.), représentent 43% des transferts sociaux en nature, l’éducation 33%. Viennent ensuite l’aide sociale (aides à la garde d’enfants, aux handicapés ou aux personnes âgées via notamment l’APA), pour 6%, les aides au logement (6%) et les aides aux activités sportives, récréatives ou culturelles (7%).

6 Le PIB ne mesure ni le bien être, ni le bonheur. Depuis 1976, en France, (date à laquelle les services publics non marchands ont été pleinement reconnus comme contribuant au PIB), ses modalités de calcul permettent cependant d’exhiber que le public crée de la richesse monétaire, ce qui n’est pas rien. Voir C. Ramaux (2009), « Vive le PIB ! Mais pas seulement lui… » (Politis, 23 juillet), Version longue en ligne : http://ces.univparis1. fr/membre/ramaux/Pdf/09PolitisVivePIB.pdf

7 Les données citées ici portent sur l’année 2003, cf. S. Laidier (2009), « Les transferts en nature atténuent les inégalités de revenus », Insee Première, n°1264, http://www.insee.fr/fr/ffc/ipweb/ip.... Pour une analyse complémentaire : Amar E., Beffy M., Marical F. et Raynaud E. (2008), « Les services publics de santé, éducation et logement contribuent deux fois plus que les transferts monétaires à la réduction des inégalités de niveau de vie », France, portrait social 2008, Insee Références, , http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc.... Ces deux études portent sur les quintiles (un quintile représente 20 % de la population). Les inégalités de départ et les effets redistributifs seraient plus massifs encore si on s’intéressait aux déciles (tranches de 10%) ou aux centiles (tranches de 1%).

8 Les impôts indirects (la TVA en particulier) ne sont pas pris en compte à ce stade.

9 Les cotisations sociales sont proportionnelles au revenu (et donc non progressives) et pèsent bien plus que l’impôt sur le revenu (qui lui est progressif).

10 En matière de prestations en espèce, les quatre premier quintiles reçoivent quasiment la même chose : 5 320 euros pour les 20% les plus pauvres, puis 5 790 euros, 6 390 et 7 430 euros pour les 20 % successifs suivants. C’est au niveau des 20% les plus riches (14 120 euros) que le saut est significatif.

11 Les ménages les plus modestes et les familles bénéficient particulièrement des transferts liés à l’éducation, les plus âgés de ceux liés à la santé.

12 On peut dire les choses autrement : les 20% les plus pauvres ont (par unité de consommation) un revenu primaire de 7 510 euros. Leurs revenus sociaux en espèce et en nature font plus que doubler ce montant avec 12 720 euros par an au total (5 320 euros en espèce et 7 400 euros en nature), soit bien plus que les impôts directs et cotisations sociales payés par les pauvres (2 760 euros).

13 C’est d’autant plus vrai que les données présentées ici ne prennent pas en compte la fiscalité indirecte sur les ménages. En 2006, celle-ci s’élevait à 136 milliards d’euros se répartissant comme suit : TVA (64 %), TIPP (12 %), taxes sur l’achat immobilier (11 %), taxes sur les alcools et tabacs (7 %). Or ces impôts indirects ont un effet antiredistributif. En 2006, ils s’élevaient à 2 290 euros par an pour le premier quintile, soit 35 % de leur « revenu net », défini comme les « revenus primaires » moins les cotisations sociales (avant impôts directs donc), et à 5 270 euros pour le cinquième quintile (soit 12 % seulement de leur revenu net). Source : Amar E., Beffy M., Marical F. et Raynaud E. (2008), op. cit.


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