Michel Onfray, la rationalité freudienne bien mal comprise (PAR YVON QUINIOU, PHILOSOPHE)

samedi 1er mai 2010.
 

Ce qui est stupéfiant dans le dernier livre de Michel Onfray, c’est, pardelà la petitesse des attaques ad hominem et les erreurs qu’il comporte, l’inaptitude de son auteur à prendre la mesure du statut théorique de la doctrine freudienne. Il y voit une immense affabulation imaginaire d’un penseur malade projetant ses travers psychiques dans une conception de l’homme et de la maladie mentale, déformant la réalité humaine à la manière des illusions religieuses et se contredisant dans ses affirmations successives. C’est oublier une chose cruciale, la rationalité de cette doctrine, qui appartient sans conteste aux sciences humaines et que l’on a rarement aussi mal comprise.

Freud a d’abord eu une formation de médecin et, s’il a dépassé l’approche biologique des pathologies mentales, ce n’est pas pour verser dans l’irrationnel, c’est parce qu’elle ne lui paraissait pas pouvoir rendre compte de la psychologie humaine, normale comme pathologique, du sens propre de nos conduites et, du coup, nous aider à guérir nos trop nombreuses souffrances. Et il a eu ce trait de génie de penser que, pour comprendre le psychisme humain en général, il fallait étudier les états maladifs dans lesquels sa structure se dissocie et fait apparaître ses composantes ultimes. Il l’a fait dans le cadre d’une pratique thérapeutique qui était comme l’équivalent, pour sa recherche théorique, de l’expérience dans le cas des sciences naturelles : formulant des hypothèses et les modifiant quand elles lui semblaient échouer à faire comprendre et à permettre de guérir, les convertissant en thèses seulement quand elles réussissaient inversement ce double test, théorique et pratique. C’est dans ce contexte qu’il a pu fustiger la prétention intellectuelle de ceux qui refusaient de voir dans sa découverte de l’inconscient un acquis scientifique définitif (voir ce qu’il en dit dans Métapsychologie), au-delà de son anticipation spéculative par quelques philosophes antérieurs… en particulier Nietzsche, dont Onfray se prétend un continuateur et dont il devrait, ici, davantage se souvenir ! Et c’est cette même démarche rigoureuse, modeste et patiente, loin des affirmations péremptoires a priori, des coups de force idéologiques et des illuminations irrationnelles, qui a présidé à ses autres hypothèses théoriques ayant valeur de « faits scientifiques » (mais un fait scientifique ne se réduit pas à un fait d’observation, jamais !) : l’appareil psychique (ça, moi, surmoi), le rôle structurant de l’enfance, l’importance incontournable de la sexualité dans la construction de la personnalité et dans toute notre vie, le complexe d’OEdipe, enfin, dont la prise en compte permet de rendre intelligible, en dehors des névroses individuelles, tout un pan des productions imaginatives de l’homme, des mythes à l’art, en passant par la religion, lesquelles l’avouent à leur manière si on sait les interpréter, voire l’expriment crûment.

Freud se réclame donc de la science en permanence, contre les illusions de la conscience spontanée que nous avons de nous-mêmes, et c’est pourquoi sa doctrine a évolué : ce n’est pas qu’il se soit contredit, comme le prétend Onfray, mais c’est parce que le propre d’une théorie scientifique, contrairement à un système philosophique, est de se rectifier – par exemple s’agissant de la conception de l’appareil psychique et de l’hypothèse tardive de l’existence d’une pulsion de mort – pour mieux nous mettre en face du réel, ce réel dont il prétend sans aucune raison que Freud voudrait nous le faire oublier alors que son projet est de nous aider à mieux le vivre. L’inventeur de la psychanalyse est le plus grand éclaireur de la réalité humaine qui soit (avec Marx et, en un sens, avec Nietzsche), celui qui nous a révélé que, comme l’a dit Groddeck, au fond de l’homme il y a « Cela », c’est-à-dire des pulsions, des désirs que nous refoulons, dont nous ne devons pas nous culpabiliser mais que nous devons au contraire assumer pour mieux les maîtriser et éviter leurs effets pathogènes. Son apport n’est pas pour autant intangible, et il l’a reconnu lui-même.

La biologie pourrait redonner au déterminisme génétique une importance qu’il a peut-être sous-estimée et l’on peut, par exemple, « revisiter la psychanalyse » comme l’a fait Gérard Mendel, en interrogeant intelligemment quelques-uns de ses concepts ou certaines de ses extrapolations anthropologiques, en particulier dans le champ de l’histoire, qui ne se résume pas au conflit d’Éros et de Thanatos. Mais encore faut-il être compétent dans son domaine et ne pas légiférer sur elle de l’extérieur, en philosophe roi qui croit mieux savoir ce que la science doit savoir à sa place. Cela veut dire aussi qu’il faut travailler dans la durée et non chercher à publier à tout prix pour se faire mousser : la recherche théorique authentique suppose du temps et, donc, que l’on se fasse parfois oublier des médias.


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