Les retraites mal traitées. Réalisme ? Non. Mystification et régression. (par Henri Peña Ruiz)

lundi 26 juillet 2010.
 

Invoquer seulement l’évolution du rapport entre « actifs » et « passifs » et l’élévation de l’espérance de vie pour élever l’âge légal de départ à la retraite et la durée de cotisation est irrecevable. On prétend le faire au nom de la pure économie. Mais celle-ci n’existe pas sans dimension sociale. Ainsi le coût social du chômage ou du surmenage ne figure pas dans les livres de comptes des entreprises. Pourtant il existe. Le capitalisme fait semblant de l’ignorer. Sous son nom pudique de libéralisme il promeut une économie irresponsable et assistée en laissant ces coûts à la charge de la collectivité : coûts humains, coûts écologiques, coûts sociaux. En détruisant la retraite à 60 ans, le gouvernement impose une honteuse régression sociale. Pour cela il néglige cinq paramètres majeurs. Qu’on en juge.

Premier paramètre oublié :l’écart entre les espérances de vie selon le niveau social.

Depuis que l’âge légal de la retraite a été fixé à 60 ans, en 1981, l’espérance moyenne de vie a progressé de six ans. Mais pas pour tout le monde. Tous les chiffres convergent : entre un ouvrier et un cadre supérieur, l’écart des espérances de vie s’est accru ces dernières années pour s’élever à 7 ans. 7 ans, c’est beaucoup. L’usure liée à une tâche pénible, voire au stress d’une rentabilité obsessionnelle, abrège la vie. Pire, l’espérance de vie en bonne santé n’est que de 63 ans pour les hommes et 64 pour les femmes, avec un écart de sept ans là aussi entre un ouvrier et un cadre. Dans une société marquée par de telles inégalités, comment peut-on oser dire « On vit cent ans ; on ne peut s’arrêter de travailler à soixante ». Qui vit cent ans ? Pour les plus démunis, qui meurent avant les autres, la retraite à soixante ans est un droit essentiel et une garantie. Point de vue partisan ? Sans doute, autant que son opposé. Mais si une société est juste et bien fondée quand elle réserve aux plus démunis un sort décent, ce point de vue est finalement universel.

Deuxième paramètre oublié : le lien entre l’âge de la retraite et l’espérance de vie.

La pénibilité influe de façon négative sur l’espérance de vie. Retarder l’âge de la retraite, dans ce cas, c’est rendre la mort plus rapide. D’autant que l’inégalité devant la maladie et la mortalité s’est accrue. Les dépassements d’honoraires et le renchérissement des soins, la privatisation des services publics et les coupes sombres dans les budgets sociaux pour faire payer au peuple l’irresponsabilité des spéculateurs, pèsent évidemment plus lourd sur les personnes les plus démunies. Une nouvelle figure de la misère moderne émerge. L’affaiblissement du système de santé publique atteint en premier lieu ceux qui ne peuvent le compenser par l’argent. Bref travaillez plus longtemps, soyez plus stressés par les nouvelles cadences infernales de la rentabilité, et soyez soignés en proportion de vos moyens : voilà la recette pour faire régresser l’espérance de vie des plus démunis. Et l’on voudrait entériner cette régression en faisant sauter le dernier rempart que constitue le droit de partir à la retraite à 60 ans ! Car ce n’est pas le moduler que de décider d’emblée de l’abolir et de lui substituer l’arbitraire du cas pas cas.

Troisième paramètre oublié : l’accroissement de la productivité du travail.

Depuis 25 ans, celle-ci a augmenté de 50%, selon le chiffre généralement admis de 2 % de progression par an. Bref un « actif » d’aujourd’hui produit dans le même temps beaucoup plus de richesse qu’un actif de 1985. Qu’a-t-on fait d’une telle plus-value ? Faut-il admettre par principe que les gains de productivité du travail ne doivent profiter qu’au capitalisme, et raisonner sans signaler ces gains ni la monopolisation de la richesse accrue qui a été produite ? Où est le progrès partagé par tous ? Quelle mauvaise conscience pousse les tenants de l’idéologie dominante à souligner abstraitement les progrès de l’espérance de vie et des conditions de travail, comme s’il s’agissait de privilèges alors qu’ils ne constituent qu’une modeste part du progrès général ? Les privilèges réels sont d’un ordre. Ils sont incommensurables aux droits sociaux conquis de haute lutte. Ils concernent ceux qui jouent leur mobilité dans la luxueuse classe affaire de la mondialisation libérale et n’éprouvent aucun problème pour prendre soin d’eux-mêmes.

Quatrième paramètre oublié : l’écart croissant entre les revenus du travail et ceux du capital.

20 années de croissance à 2% l’an donnent 40 % d’augmentation de la richesse nationale. Qui en a profité ? Le partage de la valeur ajoutée issue du travail humain de ces vingt dernières années s’est effectué en faveur du capital, dont les revenus ont progressé bien plus vite que ceux du travail. Ne peut-on mettre à contribution le capital autrement que par une augmentation dérisoire de 1% pour l’impôt sur les plus hauts revenus ou par une aumône prélevée sur les dividendes ? En fait le chômage a servi à comprimer les salaires tout en induisant sur le marché du travail un rapport de force entièrement défavorable aux salariés. Et le résultat est là. Les profits du capital ont pris plus de 8 points de richesse nationale aux salaires entre 1983 et 1990. Les plus grandes entreprises du CAC 40 ont affiché des profits records (en 2004, 54 milliards d’euros, en 2005, 80 milliards, en 2006, 100 milliards), et distribué des dividendes en proportion, alors que les salaires étaient pratiquement gelés. Pour Total, les dividendes versés ont grimpé de 15% et les salaires de 2,2% : pour la Société Générale, les chiffres sont respectivement de 32% et de 2,7% ; pour Renault, de 28,5% et de 4,6% (pour 2004-2005) ... (Sources : Les Echos et la Tribune). Les machines ont remplacé les hommes. Mais on persiste à ne faire cotiser que les travailleurs. Ainsi malgré des gains de productivité qui compensent le déséquilibre démographique, le déficit des retraites s’est accru. Il est plus que temps de mettre sérieusement à contribution les revenus du capital.

Cinquième paramètre oublié :la pression du chômage sur le coût du travail.

Il est paradoxal d’en appeler à un allongement du travail alors que le chômage se maintient autour de 10 % de la population active et qu’il frappe notamment nombre de seniors remplacés par des personnes plus jeunes et moins payées. Les Services publics et la Sécurité Sociale, gages d’une bonne santé de toute la population sont sacrifiés. Saisissant contraste avec les parachutes dorés et autre stock options de ces professeurs d’austérité qui ne se l’appliquent pas à eux-mêmes ! Si le taux de chômage officiel était réduit de moitié, le déficit des retraites, grâce aux cotisations de ceux qui auraient retrouvé un emploi, serait lui aussi réduit de moitié. Madame Parisot a osé déclarer « L’amour et la santé sont précaires. Pourquoi le travail devrait-il échapper à la loi ? ». Cet éloge de la précarité qui comprime les coûts salariaux en dit long sur l’idéologie qui se déguise en science économique pour mieux nous en imposer. C’est la même personne qui vient d’affirmer que la retraite à 60 ans était une illusion et qui n’a pas de mots assez durs pour les 35 heures !

Réfléchissons. Le programme de l’ultralibéralisme a déjà existé, avant les lois sociales conquises dans le sang et les larmes. C’était au dix neuvième siècle...En Europe, en 1837, la semaine de travail durait environ 72 heures. Et l’espérance de vie pour les ouvriers était en moyenne de 43 ans.

Enrichissez-vous ! Chaque dimanche était jour d’aumône. Le fameux supplément d’âme d’un monde sans âme. Est-ce le retour à cet âge d’or du capitalisme que veulent nos dirigeants ? Qui peut encore prétendre que la lutte des classes est d’un autre âge ?

Retraites mal traitées :

un scandale déguisé en réalisme.

par Henri Pena Ruiz, philosophe et écrivain, membre du Parti de Gauche.

Tribune publiée dans Le Monde 25 juin 2010


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