Le romantisme : mouvement essentiellement conservateur ou progressiste ?

vendredi 12 février 2021.
 

Ou contient-il aussi des potentialités révolutionnaires, par son opposition au capitalisme et à la société bourgeoise ?

par Mikaël Loewy. Marxisme et romantisme révolutionnaire. Essais sur Lukács et Rosa Luxembourg. Paris : Les Éditions Le Sycomore, 1979, 224 pp. Collection : “Petite bibliothèque Le Sycomore”.

Ces questions et, d’une façon plus concrète, le rapport entre le marxisme et le romantisme constituent le thème qui traverse les différents essais publiés dans ce volume, dédiés à l’œuvre de Lukács et de Rosa Luxemburg — deux penseurs qui entretiennent des rapports significatifs avec la tradition romantique.

Inutile de souligner que la problématique de cet ouvrage n’a strictement rien en commun avec un nouveau produit commercial récemment déversé sur le marché culturel, affublé de l’étiquette "nouveau romantisme. [1] La mercantilisation de la culture, sa transformation en produit industriel [8] "mass-médiatisé" de courte durée et de périodicité rapide, atteignent aujourd’hui des sommets insoupçonnés par Adorno et Horkheimer quand ils écrivaient leur célèbre chapitre sur la Kulturindustrie dans la Dialectique des Lumières (1944), ou par Lukács quand il analysait en 1919 la contradiction essentielle entre mode et culture [2]. Si nous laissons de côté cette batrachomyomachia, qui s’auto-proclame "nouvelle bataille d’Hernani", pour revenir à notre sujet, c’est-à-dire le romantisme et son rapport à la pensée marxiste, la première difficulté qu’on affronte est l’ambiguïté même du phénomène romantique. Insaisissable, contradictoire et protéiforme, cette nébuleuse [9] semble échapper à toute définition, à toute caractérisation précise. Sans vouloir trancher le débat, et à titre d’hypothèse de travail, il nous semble qu’un des traits les plus fondamentaux du romantisme en tant que courant socio-politique (par ailleurs inséparable de ses manifestations culturelles et littéraires) est la nostalgie des sociétés précapitalistes et une critique éthico-sociale ou culturelle du capitalisme.

Étymologiquement, le terme romantique contient cette référence au passé, plus précisément à la littérature de langue romane du moyen âge. Pourquoi dans ces conditions étendre le concept de nostalgie romantique, comme nous l’avons fait, à l’ensemble des formations précapitalistes ? Cette objection est d’autant plus fondée que pour le romantisme allemand "classique" le paradis perdu est bel et bien la société féodale du moyen âge. Cependant, il nous semble que le romantisme peut et doit être défini par rapport à une référence plus large, pour les raisons suivantes :

1) Chez Rousseau, qui est sans conteste le grand précurseur du romantisme, on ne trouve aucune sympathie pour le féodalisme, bien au contraire. Le même vaut au XIXe siècle pour ces représentants éminents du romantisme économique qui sont les populistes russes. On pourrait multiplier les exemples.

2) La référence à l’époque médiévale est elle-même ambiguë, dans la mesure où la société du moyen âge contient plusieurs structures sociales différentes : d’une part, bien entendu, des [10] institutions hiérarchiques comme la chevalerie, les ordres religieux, etc. ; d’autre part, des survivances de la communauté rurale gentilique (la Marche germanique) égalitaire et collectiviste.

3) Les différentes sociétés précapitalistes, malgré leurs différences indéniables, contiennent certains traits communs qui les distinguent radicalement du mode de production capitaliste. Comme le souligne Claude Lefort, "c’est en regard du capitalisme [...] que toutes les autres formations sociales révèlent leur parenté [3]".

Dans la vision romantique du monde, ce passé précapitaliste se trouve paré d’une série de vertus (réelles, partiellement réelles ou imaginaires) comme, par exemple, la prédominance de valeurs qualitatives (valeurs d’usage ou valeurs éthiques, esthétiques et religieuses), la communauté organique entre les individus, ou encore le rôle essentiel des liens affectifs et des sentiments — en contraposition à la civilisation capitaliste moderne fondée sur la quantité, le prix, l’argent, la marchandise, le calcul rationnel et froid du profit, l’atomisation égoïste des individus. Quand cette nostalgie est l’axe central qui structure l’ensemble de la Weltanschauung, on se trouve devant une pensée romantique stricto sensu, comme par exemple en Allemagne au début du XIXe siècle. Quand il s’agit d’un élément parmi d’autres dans un ensemble politico-culturel plus complexe, [11] on pourrait parler d’une dimension romantique (comme par exemple chez Lukács en 1922-23).

Or, cette matrice commune définit un champ d’idées, un univers spirituel qui est loin d’être univoque : nous avons employé dans nos essais le terme de hermaphrodisme idéologique pour désigner métaphoriquement cette ambivalence, cette double nature du romantisme anticapitaliste, qui le traverse et divise depuis son origine. En effet, la plupart des chercheurs et historiens des idées sont d’accord pour attribuer une double paternité intellectuelle au romantisme du XIXe siècle : Rousseau et Burke [4]. C’est-à-dire à la fois le précurseur le plus éminent de 1789 et de l’égalitarisme jacobin, et l’ennemi le plus acharné de la Grande Révolution dans toutes ses manifestations ! Il est vrai que dans le romantisme allemand "classique" du début du XIXe siècle, la réaction contre la Révolution française est la tendance dominante ; mais, même dans ce cas, on ne peut pas oublier que dans leur jeunesse des auteurs comme Kleist, Friedrich Schlegel et beaucoup d’autres sympathisaient activement avec la Révolution et que Hölderlin n’a jamais renié son jacobinisme ardent.

Confrontés à ces contradictions, à cette inconstance et inconsistance, certains auteurs comme Cari Schmitt concluent trop rapidement que "le tumulte bariolé du romantisme se dissout [12] dans le simple principe d’un occasionnalisme subjectivisé, et la mystérieuse contradiction des diverses orientations politiques de l’ainsi nommé romantisme politique s’explique par l’insuffisance morale d’un lyrisme, pour lequel n’importe quel contenu peut être l’occasion d’un intérêt esthétique [5]". À notre avis cette interprétation est fausse, non seulement parce qu’elle est incapable d’expliquer les penseurs strictement politiques du courant romantique (Adam Müller, etc.) — dont la dimension esthétique est très limitée, sinon nulle — mais surtout parce qu’elle ignore que derrière le "tumulte bariolé" il y à un noyau solide, un invariant essentiel, qui est précisément la référence idéalisée au passé précapitaliste et une critique rageuse de certains aspects du capitalisme et/ou de la société bourgeoise.

D’autres auteurs, notamment Jacques Droz, dans ses ouvrages (par ailleurs excellents) sur le romantisme politique, tendent à réduire le phénomène à son aspect conservateur et contre-révolutionnaire [6]. Or, cette interprétation implique que les sympathies républicaines des jeunes Schlegel et Kleist soient envisagées comme un épisode biographique extérieur au romantisme, et que Hölderlin ne soit pas inclus dans l’analyse.

En réalité, cette ambiguïté se retrouve dans le néo-romantisme de la fin du siècle, par exemple [13] dans l’itinéraire étonnant de l’ami de Lukács, l’écrivain Paul Ernst, qui passe de l’aile la plus extrême du parti socialiste à une vision du monde ultra-conservatrice, proche du fascisme. Ou encore dans celui du sociologue Robert Michels, participant actif (peu avant Lukács) du Cercle Max Weber de Heidelberg, qui se transforme, de syndicaliste révolutionnaire avant la guerre, en partisan avoué du fascisme italien [7]. On trouve aussi, bien entendu, des itinéraires dans le sens inverse.

Ce "tumulte bariolé", ces métamorphoses politiques surprenantes, cette hétérogénéité profonde ne sont en réalité que les différentes voies de développement possibles à partir de la matrice commune qui définit le romantisme en tant que tel : la nostalgie des sociétés précapitalistes. Il nous semble possible d’ordonner quelque peu ce puzzle politico-culturel, en esquissant une tentative de typologie des principales figures politiques du romantisme. Il s’agit bien entendu de "types idéaux" (au sens wébérien), qui peuvent se combiner et s’articuler de différentes manières dans l’œuvre de chaque auteur.

1) Le romantisme "passéiste" ou "rétrograde", qui vise à rétablir l’état social précédent. Ces termes nous paraissent préférables à "réactionnaire", [14] qui est trop restrictif, par sa référence directe à la réaction contre la Révolution française. Pour ce courant, dont Novalis est peut-être le représentant le plus cohérent, il ne s’agit pas de conserver le statu quo, mais de retourner en arrière, vers le moyen âge catholique, avant la Réforme, la Renaissance et le développement de la société bourgeoise.

2) Le romantisme conservateur qui, contrairement au précédent, désire simplement le maintien de la société et de l’État tels qu’ils existent dans les pays non touchés par la Révolution française (l’Angleterre et l’Allemagne à la fin du XVIIIe siècle), et le rétablissement des structures qui existaient en France en 1789 — structures qui comportent déjà une articulation spécifique de formes capitalistes et précapitalistes. Burke, avec son célèbre pamphlet Considérations sur la Révolution française (1798), peut être considéré comme le premier grand représentant de ce courant.

3) Le romantisme "désenchanté", pour lequel le retour en arrière est impossible, quelles qu’aient été les qualités sociales et culturelles des sociétés précapitalistes ; le capitalisme industriel, malgré ses défauts et le déclin culturel qu’il implique à certains égards, est un phénomène irréversible, auquel il faut se résigner. Cette position est notamment celle des sociologues allemands du tournant du siècle, comme Tönnies et dans une certaine mesure Max Weber lui-même.

4) Le romantisme révolutionnaire (et/ou utopique), qui refuse à la fois l’illusion du retour vers les communautés du passé et la réconciliation [15] avec le présent capitaliste, cherchant une issue dans l’espoir de l’avenir. Dans ce courant — où l’on trouve beaucoup de penseurs socialistes, de Fourier jusqu’à Gustav Landauer et Ernst Bloch —, la nostalgie du passé ne disparaît pas mais elle se transmute en tension vers le futur postcapitaliste.

Le romantisme révolutionnaire se distingue aussi des autres courants romantiques par le type de société précapitaliste qui lui sert de référence : il ne s’agit pas du système féodal et ses institutions (noblesse, monarchie, Église, etc.). L’âge d’or précapitaliste varie selon les auteurs, mais il n’est pas celui dont se réclament les romantiques passéistes ou conservateurs : c’est un "état de nature" plus ou moins mythique chez Rousseau et Fourier, le judaïsme ancien chez Moses Hess, la Grèce antique chez Hölderlin, le jeune Lukács et beaucoup d’autres, le "communisme inca" chez le marxiste péruvien José Carlos Mariategui, les communautés rurales traditionnelles chez les populistes russes et Gustav Landauer, etc.

Martin Buber avait, à propos de la pensée de Gustav Landauer, une formule qui nous semble exprimer remarquablement l’esprit de cette variante très particulière du romantisme : "Ce qu’il a en vue est, en dernière analyse, une conservation révolutionnaire : la sélection révolutionnaire des éléments de l’être social dignes d’être conservés, et dignes de servir pour la nouvelle construction [8]." Parfois, il s’agit d’éléments qui n’existent [16] plus et ce dont il est question n’est pas la conservation mais une forme de renaissance. L’essentiel est ceci : la révolution (ou l’utopie) doit reprendre à son compte certains aspects, certaines dimensions, certaines qualités humaines, sociales, culturelles et spirituelles des communautés précapitalistes. Cette dialectique subtile entre le passé et l’avenir passe fréquemment par une négation radicale, passionnée et irréconciliable du présent, c’est-à-dire du capitalisme et de la société bourgeoise industrielle.

Quel peut être le rapport entre le marxisme et le romantisme révolutionnaire défini dans ces termes ? Sont-ils contradictoires ou des affinités et des convergences sont-elles possibles entre eux ?

Marx lui-même semble au premier abord ne pas avoir été touché par la grâce romantique. Dans notre ouvrage sur Lukács, nous avons catégoriquement proclamé que « le socialisme de Marx n’a rien à voir, socialement et idéologiquement, avec le romantisme anticapitaliste ; il trouve ses racines dans un tout autre secteur de la petite bourgeoisie, jacobin, illuministe, démocratico-révolutionnaire, antiféodal et “francophile”, dont Heinrich Heine, cet ennemi acharné du romantisme, est le génial représentant littéraire [9]. » Cette affirmation a été critiquée par certains chercheurs américains (Paul Breines, Jeffrey Herf) qui ont mis en évidence le caractère unilatéral de [17] notre position et l’importance des racines romantiques de la pensée de Marx [10]. Réflexion faite, il nous semble que Breines et Herf ont raison : il existe chez Marx une dimension romantique indéniable, même si elle n’est pas l’aspect dominant de sa pensée. Breines écrit que Marx "a réussi une fusion entre les courants de critique sociale romantique et illuministes-utilitaristes". Cette remarque nous semble assez éclairante, encore que, à la place de "fusion" il serait plus précis de parler d’un dépassement dans le sens dialectique de Aufhebung. En réalité, la formulation que nous avons utilisée dans notre ouvrage - Marx antiromantique, parce que jacobin et proche de Heine - est en elle-même contradictoire : le jacobinisme, inspiré par Rousseau, ne contient-il pas lui-même une composante romantique essentielle ? Et Heinrich Heine, l’ami de Marx et l’adversaire implacable du romantisme conservateur, n’avait-il pas, lui aussi, une fibre romantique ? Comme il l’avoue lui-même : "En dépit de la guerre à mort que j’ai faite au romantisme, je suis pourtant resté moi-même toute ma vie un romantique, et plus que je ne supposais moi-même [11].

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Si Heine ne peut pas être réellement considéré comme un romantique, d’autres écrivains qui ont influencé de manière significative la vision du monde de Marx et de Engels le sont au-delà de tout doute. C’est le cas, par exemple, de Thomas Carlyle, dont la critique mordante et caustique du capitalisme aura un impact profond sur leur pensée. Engels écrira en 1844 un compte rendu enthousiaste de Past and Present (1843), dont il cite approbativement les philippiques contre le mammonisme, la religion du dieu Mammon qui domine l’Angleterre. Tout en critiquant les options conservatrices de son auteur, il reconnaît un lien décisif entre celles-ci et la valeur de l’ouvrage : "Thomas Carlyle est originairement un Tory [...] Il est sûr qu’un Whig n’aurait jamais pu écrire un livre qui fût à moitié aussi humain que Past and Present [12]." Quant à Marx, il va lire en 1845 le petit livre de Carlyle sur le chartisme, en en faisant des nombreux extraits dans son cahier de notes ; parmi les passages notés, se trouve cette image merveilleusement romantique du capitalisme industriel : “Si les hommes ont perdu la croyance dans un Dieu, leur seule ressource contre un aveugle Non-Dieu, de Nécessité et Mécanisme, contre une terrible Machine à Vapeur Mondiale, qui les emprisonne dans son ventre de fer comme un monstrueux taureau Phaloris, serait, avec ou sans espoir — la révolte [13].” Dans [19] un article de 1850, Engels revient à Carlyle ; tout en rejetant sans appel ses écrits les plus récents, il esquisse une analyse des œuvres des années 40, qui est fort éclairante : "Thomas Carlyle a le mérite de s’être dressé (par ses écrits) contre la bourgeoisie, à une époque où les conceptions, goûts et idées de celle-ci dominaient entièrement la littérature anglaise officielle, et cela d’une façon qui parfois était même révolutionnaire. Ainsi, dans son histoire de la Révolution française, dans son apologie de Cromwell, dans le pamphlet sur le chartisme, dans Past and Present. Mais dans tous ces écrits, la critique du présent est étroitement liée avec une apothéose extraordinairement peu historique du moyen âge, d’ailleurs aussi très fréquente chez des révolutionnaires anglais, par exemple Cobbett et une partie des chartistes [14]." Cette remarque contient deux propositions qui nous semblent fondamentales pour une approche marxiste du romantisme : 1) la critique romantique du présent capitaliste est "étroitement liée" à la nostalgie du passé et 2) cette critique peut gagner dans certains cas une dimension authentiquement révolutionnaire. En d’autre termes, Engels saisit ici le lien dialectique, dans la Weltanschauung du romantisme révolutionnaire, entre nostalgie du passé et espoir de l’avenir.

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Encore plus importante que l’influence de Carlyle sera celle qu’aura sur Marx et Engels l’œuvre littéraire du plus impitoyable critique romantique de la civilisation capitaliste : Honoré de Balzac — chez qui Engels avoue avoir appris "plus que chez l’ensemble des historiens, économistes et statisticiens professionnels de la période [15]."

Bien entendu, leur lecture de Carlyle et Balzac est hautement sélective : aussi bien Engels que Marx refusent catégoriquement les illusions passéistes des deux écrivains. Mais ils s’approprient sans hésiter leur critique romantique du capitalisme, critique profondément chargée de valeurs éthiques et socio-culturelles.

Alvin Gouldner a donc raison d’insister sur les "importantes composantes romantiques" dans la pensée de Marx et Ernst Fisher, de souligner que celui-ci a intégré dans son œuvre "la révolte romantique contre un monde qui a tout transformé en marchandise et a dégradé l’homme à la condition d’un objet… [16]". Cette composante se trouve, par exemple, dans le Manifeste communiste où, tout en classifiant les courants romantiques anticapitalistes comme "réactionnaires", Marx et Engels insistent sur la valeur de leur [21] critique sociale. Même le "socialisme féodal", ce mélange sui generis entre "échos du passé" et "grondements de l’avenir", malgré son "impuissance totale à comprendre la marche de l’histoire moderne", a le mérite indiscutable de "frapper au coeur de la bourgeoisie par une critique amère et spirituellement mordante". Quant au "socialisme petit-bourgeois" (Sismondi et son école), malgré ses limitations, il faut constater qu’il "analysa, avec une très grande perspicacité, les contradictions inhérentes aux conditions modernes de la production. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes. Il démontra, de façon irréfutable, les effets destructeurs du machinisme et de la division du travail, la concentration du capital et de la propriété foncière, la surproduction, les crises, les disparitions inéluctables des petits-bourgeois et des petits paysans, la misère du prolétariat, l’anarchie de la production, les disproportions criantes dans la distribution de la richesse", etc., etc. [17] Une assez impressionnante reconnaissance de dette intellectuelle ! En réalité, toute la critique anticapitaliste de ce romantisme "petit-bourgeois" est intégrée par Marx et Engels dans leur vision de la société bourgeoise — même s’ils refusent sans ambiguïtés comme utopiques et/ou réactionnaires les solutions positives qu’il avance. Par ailleurs, Marx et Engels ne ménagent pas leur admiration pour le rôle historique "éminemment révolutionnaire" de [22] la bourgeoisie conquérante et ses réalisations économiques supérieures aux pyramides d’Egypte et aux aqueducs romains — réalisations qui préparent à leurs yeux les conditions matérielles pour la révolution prolétarienne. La démarche de Marx et Engels à propos de Sismondi pose un problème important du point de vue de la sociologie de la connaissance : la possibilité, pour des penseurs qui se situent du point de vue du passé, d’accéder à une connaissance à certains égards plus profonde du présent, que ceux qui s’identifient, de manière immédiate et a-critique, avec ce présent. Marx reviendra à cette question à plusieurs reprises, notamment dans les Théories sur la plus-value.

Il nous semble donc que l’analyse de Breines sur le Manifeste est très pertinente : "Dans le Manifeste et dans les écrits antérieurs de Marx, la révolution industrielle capitaliste et l’ensemble de l’univers de rapports objectivés qu’il crée sont saisis comme simultanément libérateurs et oppresseurs [...] Les Lumières et leur descendance utilitariste ont souligné le premier côté du tableau ; le courant romantique le deuxième. Marx a été le seul à transformer les deux dans une seule vision critique [18]." Toutefois, à notre avis, Breines se trompe quand il affirme que dans les écrits de Marx et Engels de la deuxième moitié du XIXe siècle s’épanouit seulement la racine illuministe-utilitariste tandis que la romantique s’étiole. À notre avis, ceci est loin d’être évident. À partir des années 1860, Marx et Engels manifestent un [23] intérêt et une sympathie croissants pour certaines formations sociales précapitalistes. C’est notamment la découverte des œuvres de G. Maurer (l’historien des anciennes communautés germaniques) et plus tard de Morgan, qui va stimuler leur re-valorisation du passé. Grâce à ces auteurs, ils découvrent une formation précapitaliste exemplaire, distincte du système féodal exalté par les romantiques "classiques" : la communauté primitive. Marx manifeste clairement ce choix politique d’un passé autre, dans une lettre à Engels du 25 mars 1868, où il écrit à propos du livre de Maurer : "La première réaction contre la Révolution française et la philosophie des Lumières qui lui était liée a été naturellement de voir sous l’angle moyenâgeux, romantique, et même des gens comme Grimm n’en sont pas exempts. La deuxième réaction — et elle correspond à l’orientation socialiste, bien que ces savants ne soupçonnent nullement qu’ils sont liés à elle — consiste à plonger par dessus le Moyen Age dans l’époque primitive de chaque peuple. Et les gens sont tout surpris de trouver dans le plus ancien le plus moderne, et même des égalitaires à un degré qui ferait frissonner Proudhon [19]."

Engels va être lui aussi frappé par les recherches de Maurer, qui vont lui inspirer entre autres le petit essai sur la vieille Marche (communauté rurale) germanique — essai qui propose comme programme socialiste pour les campagnes "une [24] renaissance de la Marche" [20]. Il va même au-delà de Maurer, qui lui semble encore trop marqué par l’évolutionnisme de la Aufkärung ; dans une lettre à Marx du 15 décembre 1882 il se plaint de la persistance chez Maurer du "préjugé de la philosophie des Lumières selon lequel il faut qu’à partir de l’obscur Moyen Age ait eu lieu un progrès constant vers le mieux ; cela l’empêche non seulement de voir le caractère antagoniste du progrès réel, mais aussi les quelques revers [21]". Ce passage nous semble une synthèse remarquablement précise de la position fondamentale de Engels (et Marx) sur cette problématique : 1) refus du "progressisme" linéaire et naïf (sinon apologétique) qui considère la société bourgeoise comme universellement supérieure aux formes sociales antérieures ; 2) compréhension du caractère contradictoire du progrès indiscutablement apporté par le capitalisme ; 3) reconnaissance que la civilisation industrielle/capitaliste représente, à certains égards, un recul (du point de vue humain) par rapport aux communautés du passé.

Cette dernière proposition est d’ailleurs un des leitmotive de l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État ; partant des études de Morgan sur la gens, Engels insiste sur la régression que constitue, dans une certaine mesure, la "civilisation" par rapport à la communauté [25] primitive : "quelle admirable constitution que cette organisation gentilice ! Sans soldats, gendarmes ni policiers, sans noblesse, sans rois ni gouverneurs, sans préfets ni juges, sans prisons, sans procès, tout va son train régulier [...] Tous sont égaux et libres — y compris les femmes... Et si nous comparons leur situation à celle de l’immense majorité des civilisés de nos jours, la distance est énorme entre le prolétaire ou le petit paysan d’aujourd’hui et l’ancien membre libre de la gens [22]." Les critères qui permettent à Engels de parler de recul sont d’abord sociaux : la liberté, l’égalité ; mais ils sont aussi éthiques : la dissolution de la gens (par la propriété privée) est inévitable, mais ne constitue pas moins une "dégradation", une "chute originelle du haut de la candeur et de là moralité de la vieille société gentilice [23]."

C’est dans la lutte contre le populisme russe que va naître, avec G.V. Plekhanov, un marxisme radicalement antiromantique, illuministe, évolutionniste et béatement admirateur du "progrès" capitaliste-industriel. Cette tendance s’appuie bien entendu sur certains textes de Marx et Engels, mais rien ne révèle mieux la différence entre ce marxisme dé-romantisé et la pensée de Marx lui-même, que l’étude des écrits de l’auteur du Capital sur la commune rurale russe. Sans partager [26] toutes les présuppositions des Narodniki, Marx croyait comme eux au rôle socialiste futur de la commune rurale russe traditionnelle (obschtchina) ; pour lui, comme il l’écrira explicitement dans la lettre du 8 mars 1881 à Vera Zassoulitsch, "cette commune est le point d’appui pour la régénération sociale de la Russie, mais afin qu’elle puisse fonctionner comme tel, il faudrait d’abord éliminer les influences délétères qui l’assaillent de tous les côtés et ensuite lui assurer les conditions normales d’un développement spontané [24]". La problématique romantique-révolutionnaire de l’union entre le passé (précapitaliste) et l’avenir (socialiste), médiatisée par la négation du présent (capitaliste) se manifeste ici de façon particulièrement claire — même si Marx insiste, bien entendu, sur la nécessité pour la commune rurale russe de s’approprier les conquêtes techniques de la civilisation industrielle européenne. L’avenir, allait montrer le caractère illusoire de cet espoir, mais la démarche de Marx contenait un "noyau rationnel" éminemment fertile.

Le brouillon de lettre à Vera Zassoulitsch contient aussi des développements sur les communautés rurales précapitalistes en Inde qui sont révélateurs de la conception de Marx et de son évolution depuis les années 50. En 1853, Marx définissait le rôle de la colonisation anglaise en Inde comme à la fois monstrueusement destructeur et malgré tout progressiste (par l’introduction [27] des chemins de fer, etc.) — le progrès assumant la forme de "cette idole païenne hideuse qui ne boit le nectar que dans le crâne des tués [25]". Or, dans la lettre de 1881, Marx écrit ceci : "Quant aux Indes orientales par exemple, tout le monde, sauf Sir H. Maine et d’autres gens de la même farine, n’est pas sans savoir que là-bas la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière [26]." Ce jugement n’est pas contradictoire avec celui de 1853, mais l’accent est mis sur l’aspect (humainement) régressif du capitalisme. Sans doute nous n’avons présenté ici qu’un aspect de la pensée de Marx et Engels ; il ne faudrait pas perdre de vue le sens des proportions et oublier que pour eux le capitalisme industriel (comme système mondial) avait joué un rôle progressiste, non seulement par le développement, à une échelle sans précédent, des forces productives, mais par leur socialisation partielle (grâce à la coopération, le marché mondial, etc.) — deux conditions qui créent la possibilité objective d’une transformation socialiste de l’économie et d’une société sans classes où "chacun aura selon ses besoins." La dimension romantique anticapitaliste s’articule et se combine avec cette autre démarche, résolument moderniste et passionnément [28] antiféodale, conduisant à la Aufhebung (négation-conservation-dépassement) aussi bien du passé précapitaliste que du présent bourgeois.

La dimension romantique-révolutionnaire du marxisme tend à disparaître, à la fin du XIXe siècle, début du XXe, non seulement du marxisme russe (sous l’influence de Plekhanov) mais de celui de la IIe Internationale en général [27]. Une des rares exceptions est Rosa Luxemburg, qui se rattache directement aux préoccupations de Marx et Engels au sujet de la communauté primitive.

Le thème central de son Introduction à l’économie politique (manuscrit inachevé publié par Paul Levi en 1925) est l’analyse de cette communauté — qu’elle désigne comme société communiste primitive — et son opposition à la société marchande capitaliste. Comme le souligne à juste titre Ernest Mandel dans la préface à l’édition française : "l’explication des différences fondamentales entre une économie fondée sur la production de valeurs d’usage, destinée à satisfaire les besoins des producteurs, et une économie, fondée sur la production de marchandises, occupe la majeure partie de l’ouvrage [28]." Comme Engels et Marx, elle étudie avec passion les écrits [29] de Maurer et s’émerveille du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche et de sa transparence sociale : "On ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des anciennes Marches germaniques. Tout le mécanisme de la vie sociale est comme à ciel ouvert. Un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici l’activité de chacun et l’intègrent comme un élément du tout. Les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et l’aboutissement de cette organisation. Tous travaillent ensemble pour tous et décident ensemble de tout [29]." Elle insiste sur l’universalité du communisme agraire comme forme générale de la société humaine à une certaine étape de son développement, qu’on trouve aussi bien chez les peuples germaniques et slaves que chez les Indiens, les Incas, les Mexicains, les Kabyles et les Hindous.

Rosa Luxemburg, s’inspire aussi — comme Engels dans l’Origine de la famille — de l’ouvrage classique de Morgan, mais elle développe à partir de celui-ci toute une vision grandiose de l’histoire, une conception novatrice et hardie de l’évolution millénaire de l’humanité, dans laquelle la civilisation actuelle "avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son État et son mariage contraignants" apparaît comme une simple parenthèse, une transition entre la société communiste [30] primitive et la société communiste du futur. L’idée romantique-révolutionnaire du lien entre le passé et l’avenir apparaît ici de façon frappante, encore plus explicitement que chez Marx et Engels : "la noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l’avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l’exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le. but suprême de l’histoire universelle, n’était plus qu’une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l’humanité [30]."

Dans cette perspective, la colonisation européenne des peuples du tiers monde lui apparaît essentiellement comme une entreprise socialement destructrice, barbare et inhumaine ; c’est le cas notamment de l’occupation anglaise des Indes, qui a saccagé et désagrégé les structures agraires communistes traditionnelles, avec des conséquences tragiques pour la paysannerie : "les anciens liens furent brisés, l’isolement paisible du communisme à l’écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l’inégalité et l’exploitation. Il en résulta, d’une part d’énormes latifundia, d’autre part des millions de fermiers sans moyens. La propriété privée fit son entrée aux Indes et avec elle le typhus, la faim, le scorbut, devenus des hôtes permanents des plaines [31] du Gange [31]." Dans l’Accumulation du capital, elle examine à nouveau le rôle historique du colonialisme anglais et s’indigne du mépris criminel que les conquérants européens ont manifesté envers l’ancien système d’irrigation : le capital, dans sa voracité aveugle "est incapable de voir assez loin pour reconnaître la valeur des monuments économiques d’une civilisation plus ancienne" ; la politique coloniale produit le déclin de ce système traditionnel, et en conséquence, la famine commence, à partir de 1867, à faire des millions de victimes en Inde [32]. Quant à la colonisation française en Algérie, elle se caractérise, à ses yeux, par une tentative systématique et délibérée de destruction et dislocation de la propriété communale [33].

De cette analyse découle sa solidarité avec le combat des peuples colonisés contre les métropoles impérialistes, combat dans lequel elle voit la résistance tenace et digne d’admiration des vieilles traditions communistes contre la recherche du profit et contre l’"européanisation" capitaliste. L’idée apparaît ici en filigrane d’une alliance entre le combat anticolonial des peuples indigènes [32] et le combat anticapitaliste du prolétariat moderne comme convergence révolutionnaire entre le vieux et le nouveau communisme... [34]

Par contre, au sujet de la commune rurale russe, Rosa Luxemburg a une vision beaucoup plus critique que Marx. En partant des analyses de Engels, qui constatait, à la fin du XIXe siècle, le déclin de l’obschtchina et sa dégénérescence, elle montre, par cet exemple, les limites historiques de la communauté traditionnelle et la nécessité de son dépassement [35]. Son regard se tourne résolument vers le futur, et elle se sépare ici du romantisme économique en général et des populistes russes en particulier, pour insister sur "la différence fondamentale entre l’économie socialiste mondiale de l’avenir et les groupes communistes primitifs de la pré-histoire [36]".

Ces questions, et notamment le rapport entre Rosa Luxemburg et le romantisme économique, sont évoquées dans les deux derniers essais [33] de ce volume, comme un des aspects de sa pensée riche et multipolaire.

Contrairement à Rosa Luxemburg (ou à Marx et Engels) la référence précapitaliste chez le jeune Lukács n’est pas le communisme primitif ni une formation économique déterminée, mais plutôt certaines configurations culturelles : l’univers grec homérique, la spiritualité (littéraire et religieuse) russe, le mysticisme chrétien, hindou ou juif. Ici et là, on peut trouver aussi une mention au catholicisme moyenâgeux — notamment par rapport à l’art d’un Giotto ou d’un Cimabue — mais il ne s’agit pas d’une référence centrale. D’autre part, Lukácsétait beaucoup plus proche que Rosa Luxemburg du romantisme allemand "classique" et surtout du néo-romantisme du début du XXe siècle (Paul Ernst, Georg Simmel, etc.). Nous examinons son affinité élective avec l’anticapitalisme romantique dans notre essai sur sa période mystique-messianique (1910-1919) et dans notre article sur la vision tragique du monde [37].

Avec son adhésion au parti communiste hongrois (décembre 1918), cette dimension romantique ne va pas disparaître ; pendant toute une période, elle va se combiner avec la vision du monde marxiste, dans une fusion idéologique profondément originale et subtile, dont l’expression la plus achevée est l’essai "l’Ancienne et la [34] nouvelle culture", publié au moment du triomphe de la révolution hongroise des conseils (1919). La trame de cet écrit est le contraste entre la culture des sociétés du passé et la "non-culture" du capitalisme. L’analyse de Lukács ne distingue pas entre les divers modes de production précapitalistes, il se réfère aux "époques qui ont précédé le capitalisme" comme un tout qui présente (face à la "révolution capitaliste") certaines caractéristiques communes ; tout d’abord, un "esprit artistique" (künstlerische Geist) dominait toute l’activité productive : du point de vue du caractère humain de la création, l’impression d’un livre n’était pas, dans son essence, différente de son écriture, ou la peinture d’un tableau de la finition d’une table ; d’autre part, la Kultur naissait d’une croissance lente et organique à partir du terreau de l’être social, et cette organicité lui donnait un caractère harmonieux et grandiose. Les exemples de culture organique que Lukács mentionne sont la Grèce et la Renaissance : le moyen âge semble donc écarté ; mais, en réalité, l’analyse de Lukács s’applique aussi bien à la culture médiévale. Avec l’avènement du capitalisme "tout a cessé d’être évalué pour soi, pour sa valeur intrinsèque (par exemple artistique ou éthique) pour n’avoir, de valeur que comme une marchandise vendable ou achetable dans le marché". Avec cette mercantilisation générale cesse toute possibilité de culture dans le sens véritable du mot : le capitalisme est destructeur de culture (Kultur zerstörend). Il est vrai que dans les époques précapitalistes la culture était réservée aux classes dominantes mais dans le capitalisme même celles-ci sont soumises au mouvement [35] de la marchandise et incapables d’une authentique création culturelle. Avec le communisme surgit, pour la première fois, une culture ouverte à tous, une "culture nouvelle" qui apparaît aux yeux de Lukács tout d’abord comme une restauration culturelle : grâce à l’abolition du capitalisme et du caractère mercantile des produits le développement organique "devient à nouveau possible" ; les activités sociales perdent leur fonction marchande et leur finalité humaine propre "leur est restituée" [38]. Ces expressions montrent la manière frappante que pour Lukács (en 1919) la société communiste renoue le fil de la continuité culturelle rompu par le capitalisme : la culture nouvelle apportée par la révolution anticapitaliste du prolétariat se rattache intimement à la culture ancienne des sociétés précapitalistes, l’avenir jette un pont vers le passé, au-dessus de l’abîme béant de la non-culture capitaliste. Cette problématique typiquement romantico-révolutionnaire apparaît aussi, sous une autre forme dans la conférence que Lukács fera en 1919 sur le changement de fonction du matérialisme historique. Partant de la distinction hégélienne entre l’esprit objectif (les rapports sociaux, le droit, l’État, etc.) et l’esprit absolu (philosophie, art, religion), Lukács souligne que les sociétés précapitalistes se caractérisent par le rôle décisif de l’esprit absolu : par exemple, la religion à l’époque du christianisme primitif (notons en passant à nouveau la tendance de [36] Lukács à éviter la référence au moyen âge). Dans le capitalisme, par contre, toutes les forces sociales actives n’existent que comme manifestations de l’esprit objectif (déterminé lui-même par la base économique) : la religion elle-même devient une institution sociale comme les autres (l’Église), comparable à l’État, l’Armée ou l’École. Avec le communisme, commencera une période où à nouveau l’esprit absolu — c’est-à-dire la philosophie, la culture, la science — dominerait la vie économique et sociale [39].

Dans Histoire et conscience de classe (1923), la dimension romantique est plus atténuée, mais elle reste une des articulations fondamentales de l’univers théorique de Lukács, comme nous essayons de le montrer dans notre article sur le concept de réification.

C’est vers la fin des années 20 que la pensée de Lukács prendra un tournant hostile au romantisme, ce qui ne va pas sans contradictions et retournements soudains. On a l’impression que pendant une quarantaine d’années son âme va [37] être tiraillée entre une tendance Aufklärer et démocratico-libérale, et un "démon romantique anticapitaliste" dont il n’arrive pas à se libérer. La première est dominante, mais à certaines périodes, c’est le deuxième qui remonte à la surface. Dans le cadre de cette introduction nous ne pouvons pas examiner tous les jalons de cet itinéraire torturé, tortueux et passablement opaque : nous nous limiterons à signaler quelques exemples parmi les plus éclairants.

En 1928, Lukács écrit un compte rendu très élogieux du livre de Cari Schmitt, dont il accepte sans réserve la thèse — à notre avis éminemment superficielle — de l’"occasionnalisme" et de l’absence de contenu politique de la pensée romantique [40]. Suivant les traces de Schmitt, il insiste sur "l’incohérence" des romantiques, sur "l’insignifiance" de leur activité politique, sur leur subjectivisme antiscientifique, leur esthétisme exagéré, etc. Cette orientation antiromantique va se préciser en 1931 dans un article sur Dostoïevsky, où il condamne l’écrivain russe — qui avait été le principal inspirateur de sa période romantico-messianique jusqu’en 1918 — comme "réactionnaire" et comme le représentant "d’une section de l’opposition petite-bourgeoise intellectuelle romantique anticapitaliste" pour laquelle "s’ouvre une large avenue vers la droite, vers la réaction (aujourd’hui vers le fascisme) et par contre un [38] sentier étroit et difficile vers la gauche, vers la révolution [41]." Avec cet article apparaît pour la première fois un type d’analyse qu’on retrouvera dans la plupart des articles postérieurs de Lukács sur le romantisme anticapitaliste : d’une part, la reconnaissance du caractère contradictoire du phénomène, d’autre part une tendance (parfois outrancière) à considérer la prédisposition réactionnaire et même fasciste comme le pôle dominant. Ce n’est pas un hasard si cet essai a soulevé l’indignation de son ami, le romantique révolutionnaire par excellence Ernst Bloch, en provoquant un refroidissement de leurs relations — suivi quelques années plus tard de leur polémique autour de l’expressionnisme (1934-35), qui est en réalité une polémique sur le romantisme.

Or, quelques années plus tard (1936), dans un article sur Dostoïevsky, Lukács va non seulement "réhabiliter" le grand écrivain russe mais aussi développer une analyse particulièrement lumineuse et pénétrante de la dimension révolutionnaire du romantisme anticapitaliste. Toute l’œuvre de Dostoïevsky, écrit-il, manifeste "une révolte contre la déformation morale et spirituelle des hommes résultant du développement du capitalisme". Face à cette dégradation, il oppose le rêve, la nostalgie d’un âge d’or (symboliquement [39] représenté par la Grèce archaïque, telle que l’a imaginée Claude Lorrain dans son tableau Acis et Galatée) caractérisé par l’harmonie entre les hommes : "Ce rêve est le vrai authentique noyau, la vraie teneur en or de l’utopie de Dostoïevsky, un monde dans lequel [...] la culture et la civilisation ne seront pas un obstacle au développement de l’âme humaine. La révolte spontanée, sauvage et aveugle des personnages de Dostoïevsky se fait au nom de cet âge d’or, et elle a toujours, quel que soit le contenu de l’expérience spirituelle, une intention inconsciente vers cet âge d’or. Cette révolte est la grandeur poétique et historiquement progressiste de Dostoïevsky ; ici surgit vraiment une lumière dans l’obscurité de la misère de St. Petersburg ; une lumière qui éclairait les chemins pour l’avenir de l’humanité [42]." L’âge d’or du passé qui éclaire le chemin vers l’avenir : on pourrait difficilement imaginer une formule plus heureuse, plus précise et plus frappante pour résumer la Weltanschauung romantique-révolutionnaire, pour laquelle Lukács manifeste ici une indéniable sympathie et affinité.

Cette sympathie se manifestera à nouveau dans une série d’articles que Lukács écrira à Moscou en 1939-41 et qui resteront longtemps inédits. Son point de départ sont quelques-uns des textes de Marx et Engels sur le romantisme [40] anticapitaliste : le passage sur le socialisme féodal dans le Manifeste, les articles sur Carlyle, etc. ; il insiste sur les mérites que les deux auteurs reconnaissent à ce courant et à sa critique du capitalisme, et analyse, à cette lumière, l’œuvre de quelques écrivains comme Balzac, Tolstoï, Walter Scott, etc. En polémique avec certains critiques littéraires soviétiques (Kirpotine, Knipovitch), qui opposent la pensée bourgeoise "progressiste" aux conceptions "réactionnaires" de Balzac, Lukács refuse ce qu’il désigne comme une tradition idéologique libérale-bourgeoise : « la mythologie d’une lutte entre “Raison” et “Réaction” », ou, dans une autre variante, le mythe du combat de "l’ange lumineux du progrès bourgeois... contre le noir démon du féodalisme [43]". Pour lui, la critique impitoyable de Balzac (ou de Carlyle) à l’égard du capitalisme est profondément clairvoyante, particulièrement par rapport à son rôle destructeur de culture [44]. Or, cet aspect critique ne peut pas être mécaniquement séparé de l’ensemble de la vision du monde de Balzac ou de Carlyle (et notamment de leur idéologie conservatrice selon la bonne vieille méthode proudhonienne de dissociation entre le "bon" et le "mauvais" côté des faits économiques et sociaux [45]. [41] Chez ces écrivains, la critique lucide du capitalisme est étroitement liée à leur idéalisation du moyen âge : Balzac est si pénétrant grâce à son anticapitalisme romantique et non malgré lui [46].

On serait tenté d’attribuer cette chaleureuse re-valorisation du romantisme anticapitaliste par Lukács en 1939-41 à la conjoncture politique précise de la période : pacte germano-soviétique, hostilité ouverte de l’U.R.S.S. aux "démocraties capitalistes". Certaines références à l’actualité dans le texte semblent confirmer une telle hypothèse : par exemple, Lukács accuse ses adversaires de ne pas avoir dépassé l’idéologie du Front populaire, à savoir "la sur-estimation de la démocratie bourgeoise, l’attitude non-critique à son égard". Or, selon lui, "ces fautes prennent aujourd’hui une signification accrue. Comme Engels l’a vu prophétiquement, dès les années 80 est apparue à nouveau une situation où la démocratie bourgeoise est le rempart et le lieu de rassemblement de tout ce qui est réactionnaire [47]". Toutefois, cette explication ne permet pas de rendre compte de l’essai sur Dostoïevsky en pleine époque du Front populaire.

Quoi qu’il en soit, dès la fin de la guerre, Lukács va à nouveau s’éloigner du romantisme, en développant une série d’analyses qui parfois ressemblent à s’y méprendre à une version sophistiquée du combat mythique entre "l’ange bourgeois [42] des Lumières" et le "noir démon féodal" dont il parlait si ironiquement en 1941... Par exemple, en 1945, dans un essai sur Thomas Mann, il décrit la trame de la Montagne magique comme "le duel intellectuel entre les représentants de la lumière et des ténèbres, entre le démocrate humaniste italien Settembrini et l’élève juif des jésuites Naphta, propagateur d’un système à tendance catholique préfigurant le fascisme [...]", réduisant ainsi de manière grossière et simplificatrice l’idéologie romantique religieuse-communiste, paradoxale et contradictoire du séduisant personnage Naphta à une "démagogie réactionnaire et anti-capitaliste [48]". Vers la même époque (1946), dans sa Brève Histoire de la littérature allemande il souligne le caractère obscurantiste et "maladif du romantisme, notamment chez Novalis, et insiste sur le fait que "la critique du romantisme est une des tâches les plus actuelles de l’histoire de la littérature allemande. Cette critique ne pourra jamais être assez rigoureuse [49]". Cette conception étriquée traverse l’ensemble des écrits de Lukács dans l’après-guerre ; elle atteindra son apogée avec la Destruction de la raison (1953) qui présente toute l’histoire de la pensée allemande, de Schelling à Tönnies et de Dilthey à Simmel comme un immense affrontement entre la "Réaction" et la "Raison", et tous les courants romantiques "depuis l’école historique du droit [43] jusqu’à Carlyle" comme menant nécessairement à une "irrationalisation générale de l’histoire" et, plus tard, à l’idéologie fasciste [50].

Ce n’est que bien plus tard, dans les dernières années de sa vie, que Lukács reviendra à une approche plus nuancée et plus ouverte du romantisme. C’est le cas notamment de sa préface de 1967 à la réédition de Histoire et conscience de classe, où il reconnaît que "l’idéalisme éthique, avec tous ses éléments romantiques anticapitalistes" lui a apporté "quelque chose de positif", et que ces éléments "avec de multiples et profondes modifications" furent intégrés dans sa nouvelle vision du monde (marxiste) [51].

Cet itinéraire tourmenté et contradictoire, dont nous ne possédons pas encore toutes les clés - et qui montre la pensée de Lukács, comme celle de Hans Castorp, le héros de la Montagne magique, oscillant constamment entre deux pôles : celui d’un "Settembrini marxiste" ou celui d’un "Naphta révolutionnaire" - témoigne de la difficulté pour Lukács de dépasser les antinomies de sa propre pensée et de relever le défi romantique.

Lukács et Rosa Luxemburg sont deux exemples particulièrement significatifs - très distincts dans leur modalité concrète - d’intégration de certains thèmes romantiques révolutionnaires dans [44] une problématique d’ensemble marxiste. À notre avis, l’intérêt de ces tentatives est loin d’être purement historique.

Herbert Spencer, le sycophante prolixe et polygraphe de l’industrie capitaliste écrivait il y a un siècle que l’avènement de la société industrielle produirait nécessairement et inévitablement la disparition du militarisme et des guerres. Aujourd’hui, après deux conflagrations mondiales, Auschwitz et Hiroshima, le lien traditionnel entre développement technique et industriel et "progrès" apparaît comme bien problématique, et il devient difficile de nier qu’il y avait dans certaines formations précapitalistes des aspects (notamment du point de vue culturel et social) supérieurs à la civilisation industrielle capitaliste.

En ce moment, non seulement l’humanité se trouve, grâce au "progrès technique", sous la menace permanente d’un holocauste atomique, mais aussi on s’approche à pas de géant d’une rupture catastrophique de l’équilibre écologique de la planète. Quant aux États dits "socialistes" (U.R.S.S., Chine) ils se présentent de moins en moins comme une réelle alternative à cette civilisation et cherchent, au contraire, à imiter le plus fidèlement possible les techniques et méthodes de production et les formes de consommation des sociétés capitalistes industrialisées. D’où l’importance, à notre avis, de retrouver la dimension romantique-révolutionnaire du marxisme et d’enrichir la perspective socialiste de l’avenir avec l’héritage perdu du passé précapitaliste, avec le trésor précieux des valeurs qualitatives, communautaires, [45] culturelles, éthiques et sociales noyées depuis l’avènement du capital, dans les "eaux glacées du calcul égoïste".

Dans un essai des années 20 ("Culture et socialisme"), Thomas Mann avait proposé un pacte entre la conception romantique de la culture et les idées sociales révolutionnaires, la Grèce et Moscou, Hölderlin et Marx [52]. Moscou n’est plus le foyer de la révolution, mais cette proposition, dans son esprit général, nous semble ouvrir un champ fertile encore peu exploré pour un renouveau de la pensée marxiste et de l’imagination révolutionnaire.

[46]

[1] Bernard Alliot a défini le phénomène avec rigueur et précision : « des écrivains experts en marketing et affectés de cette sensibilité fébrile qui, une fois imprimée, assure de beaux tirages, tentent de pousser sur la scène des médias un “nouveau romantisme” ». Bernard Alliot, "le Fond de l’air est jaune", le Monde, 15 déc. 1978. Voir aussi dans le même journal le compte rendu ironique et cinglant du livre de Gonzague Saint-Bris (chef de file auto-proclamé de la nouvelle mode littéraire), le Romantisme absolu, Stock, 1978, par Bertrand Poirot-Delpech.

[2] Dans l’essai "l’Ancienne et la nouvelle culture" (1919), Lukács développait une analyse (clairement inspirée par le romantisme) qui garde une actualité étonnante : "lin conséquence de la production pour le marché - sans laquelle le bouleversement capitaliste de la production serait inimaginable - sont privilégies, dans la création des produits, les éléments novateurs, sensationnels, voyants, sans considération pour l’élévation ou la dégradation de l’authentique valeur intrinsèque du produit. Le reflet culturel de ce bouleversement est le phénomène qu’on désigne habituellement comme mode. La mode et la culture désignent cependant des concepts qui, par leur essence, s’excluent réciproquement. La domination de la mode signifie que la forme, la qualité du produit porté sur le marché se transforme avec une courte périodicité, indépendamment du fait qu’il gardait ou non une valeur du point de vue de sa beauté ou utilité... Il en résulte que tout développement organique périt peu à peu, et à sa place apparaît une activité qui tourne à la dérive, sans direction et un dilettantisme vide et bruyant".’ Lukács, "Alte Kultur und neue Kultur", 1919, in Taktik und Ethik, Luchterhand, Neuwied, 1975, p. 138.

[3] Claude Lefort, "Marx, d’une vision de l’histoire à l’autre", in les Formes de l’histoire, essais d’anthropologie politique, Gallimard, Paris, 1978, p. 210.

[4] Voir par exemple John Bowle, Western Politieal Thought, Methuen, London. 1961, Book 3, chapter IX : "The Romantic Reaction : Rousseau and Burke".

[5] Carl Schmitt, Politische Romantik, Verlag von Duncker und Humblot, München und Leipzig, 1925, Zweite Auflage, p. 227.

[6] Voir Jacques Droz, le Romantisme allemand et l’État, Payot, 1966, p. 294 et sq.

[7] Nous ne pouvons pas développer dans cette préface une analyse du romantisme anticapitaliste et de ses racines historiques et sociales en Allemagne. Nous renvoyons à ce sujet à notre ouvrage Pour une sociologie des intellectuels révolutionnaires ; l’évolution politique de Lukács1909-1929, Presses universitaires de France, 1976, ch. 1,3.

[8] Martin Buber, Pfade in Utopia, Verlag Lambert Schneider, Heidelberg, 1950, VI.

[9] Michael Löwy, Pour une sociologie des intellectuels..., p. 28.

[10] Paul Breines, "Marxism, Romanticism, and the case of Georg Lukács : notes on some récent sources and situations", Studies in Romanticism no 16, Fall 1977, pp. 475-476 ; et Jeffrey Herf, "Review of M. Löwy, Pour une sociologie des intellectuels", Telos, no 3, Fall 1978, p. 228.

[11] Cité par G. Lukács, "Heine et la révolution de 1848", Europe, mai-juin 1956, p. 54. Lukács souligne qu’on trouve dans l’œuvre de Heine "une interpénétration incessante et dialectique, pleine de contradictions, des tendances romantiques et des tendances au dépassement définitif du romantisme".

[12] F. Engels, "Die Lage Englands", 1844, in Marx, Engels, Werke 1, Dietz Verlag, Berlin, 1961, p. 528.

[13] Thomas Carlyle, Chartism, London, 1840, p. 34, noté par Marx dans le cahier Excerpthefte B35AD89 a. Ce cahier inédit se trouve au Marx-Engels Archief de l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam, où nous avons pu le consulter.

[14] In Marx, Engels, Werke, 7, Dietz Verlag, Berlin, 1961, p. 255, souligné par nous M.L.

[15] Engels, Lettre à Miss Harkness, avril 1888, in Marx, Engels, Briefwechsel, Dietz Berlin, 1953, p. 481. Le terme "romantique" ne désigne pas ici un genre littéraire, mais la vision du monde sociale et politique de Balzac.

[16] Alvin Gouldner, For Sociology, Allen Lane, London, 1973, p. 339 ; et Ernst Fischer, The Essential Marx, New York, Herder and Herder, 1970, p. 15.

[17] Marx, Engels, le Manifeste communiste, Ed. Costes, 1953, pp. 99, 102-103.

[18] Paul Breines, op. cit., p. 476.

[19] Annexe à Engels, l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Éditions sociales, Paris, 1975, p. 328-329.

[20] Engels ajoute bien entendu : "non dans son aspect ancien, qui a fait son temps, mais sous une forme rajeunie". Engels, "la Marche", 1882, in Origine de la famille..., p. 323.

[21] Marx, Engels, Brinefwechsel, Dietz Verlag, Berlin, 1953, p. 425.

[22] Engels, Origine de la famille..., p. 105. Engels s’empresse d’ajouter : "C’est un des côtés de la chose. Mais n’oublions pas que cette organisation était vouée à la ruine".

[23] Ibid. p. 106.

[24] Marx, Engels, Briefwechsel, p. 408.

[25] Marx, "The future Results of the British Rule in India", 1853, in On Colonialism, Lawrence and Wishart, London, p. 90.

[26] Annexe à l’Origine de la famille, p. 333, souligné par nous. M.L.

[27] Tout le marxisme russe sera marqué par la polémique antipopuliste et orienté dans une direction antiromantique ; cela est surtout sensible à la fin du XIXe siècle, quand le combat idéologique contre les Narodniki était à son apogée. Voir par exemple la célèbre brochure de Lénine Pour caractériser le romantisme économique - Sismondi et nos sismondiens nationaux, 1897.

[28] Préface à R. Luxemburg, Introduction à l’économie politique, Ed. Anthropos, Paris, 1970, p. XVIII.

[29] Ibid., p. 138.

[30] Rosa Luxemburg, op. cit., p. 91.

[31] Ibid., p. 80. Ce passage risque de produire une vision trop idyllique de la structure sociale traditionnelle en Inde ; toute fois, dans un autre chapitre du livre, Rosa Luxemburg reconnaît que l’existence, au-dessus des communes rurales, d’un pouvoir despotique et d’une caste de prêtres privilégiés, instituent des rapports d’exploitation et d’inégalité sociale. Cf. ibid. pp. 157-158.

[32] Rosa Luxemburg, The Accumulation of Capital, Routledge and Kegan Paul Ltd., London, 1951, p. 376.

[33] Ibid., p. 380.

[34] Rosa Luxemburg, Introduction à l’économie politique, p. 92.

[35] "Avec la communauté villageoise russe, le destin mouvementé du communisme agraire primitif s’achève, le cercle se referme. À ses débuts, produit naturel de l’évolution sociale, garantie la meilleure du progrès économique et de la prospérité matérielle et intellectuelle de la société, la communauté agraire devient un instrument de l’arriération politique et économique. Le paysan russe fouetté de verges par les membres de sa propre communauté au service de l’absolutisme tsariste, c’est la plus cruelle critique historique des limites étroites du communisme primitif et l’expression la plus frappante du fait que la forme sociale est soumise elle aussi à la règle dialectique : la raison devient non-sens, le bienfait devient fléau." Introduction à l’économie..., p. 170.

[36] Introduction à l’économie..., p. 133.

[37] D’autres aspects du rapport de Lukács pendant cette période avec le romantisme sont abordés dans notre livre Pour une sociologie des intellectuels..., ch. I et II.

[38] Lukács, "Alte Kultur und neue Kultur", 1919, in Taktik und Ethik, Luchterhand, 1975, Neuwied, pp. 136-142.

[39] Lukács, "Der Funktionswechsel des Historischen Materialis-mus", 1919, in Taktik und Ethik, pp. 116-122. La version de cet essai qui sera publiée en 1923 dans Histoire et conscience de classe est très modifiée. Par ailleurs, il est intéressant de comparer cette idée de Lukács avec la thèse développée par Rudolf Bahro (le marxiste oppositionnel emprisonné en R.D.A.) sur le rôle d’une pratique artistique et politico-philosophique comme dimension décisive d’une société communiste authentique et comme condition indispensable pour mettre fin à l’état de subordination (subalternitat) des hommes. Cf. Rudolf Bahro, l’Alternative. Pour une critique du socialisme existant réellement, Stock, 1979, pp. 268-69.

[40] Lukács, "Rezension : Cari Schmitt, Politische Romantik", 1928, in Geschichte und Klassenbewustsein, Luchterhand, Neuwied, 1968, pp. 695-696.

[41] Lukács, "Uber den Dostojewski Nachlass", Moskauer Rundschau, mars 1931. Lukács compare l’itinéraire de Dostoïevsky de la conspiration révolutionnaire vers la religion orthodoxe et vers le tsarisme, avec celui de Friedrich Schlegel, le romantique républicain rallié à Metternich et à l’Église catholique.

[42] Lukács, "Dostoïevsky", in Russische Revolution, Russische Litteratur, Rohwolt, 1969, pp. 148^19 Dans cette édition, l’article est daté de 1943, mais en réalité il avait déjà été publié en russe dans la revue Literaturnij Kritik, no 9, 1936.

[43] Lukács, Écrits de Moscou, Éditions sociales, Paris, 1974, pp. 243, 257.

[44] Ibid., pp. 149, 159.

[45] "Suivant la méthode de Kirpotine, il faudrait couper soigneusement Carlyle en une ’bonne’ et une ’mauvaise’ moitié, et, après avoir rejeté à cent pour cent la ’mauvaise’ partie, on serait condamné à rester devant cette énigme insoluble : d’où vient la ’bonne’ partie ? " Lukács, op. cit., pp. 234-235.

[46] Ibid., pp. 150, 235.

[47] Ibid., p. 167.

[48] Lukács, "À la recherche du bourgeois", 1945 in Thomas Mann, Maspero, 1967, p. 37.

[49] Lukács, Brève Histoire de la littérature allemande, 1946, Nagel, Paris, 1949, p. 94.

[50] Lukács, Die Zerstörung der Vernunft, Aufbau Verlag, Berlin, 1955, p. 105.

[51] Lukács, "Vorwort", 1967, Geschichte und Klassenbewustsein, Luchterhand, 1968, pp. 12-13.

[52] Thomas Mann, "Kultur und Sozialismus", in Die Forderung des Tages, Berlin, 1930, p. 196.


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