Quel réalisme économique pour la gauche ?

mardi 18 janvier 2011.
 

Contre toute naturalisation de l’ordre économique, il faut repolitiser le réel

Par Richard Sobel, maître de conférences en économie à l’université Lille.

Le réalisme, un piège pour la gauche ?

Depuis quelques années déjà, l’argument du « réalisme économique » s’est confortablement installé dans le débat politique, à droite comme à gauche, allant même jusqu’à cliver le Parti socialiste, comme l’a montré le récent épisode sur l’égalité réelle. Cet argument produit une ligne de partage désormais rigide entre, d’une part, les « gens sérieux », dont les propositions tiennent compte des « nécessités » de l’« économie de marché », horizon décrété indépassable de nos sociétés mondialisées et, d’autre part, les « gens pas sérieux », au mieux rêveurs sympathiques, au pire « populistes », dont les propositions sont incantatoires, rétrogrades, voire dangereuses. Si le débat en vue des élections générales de 2012 se passe uniquement entre « gens sérieux » qui tiennent des « discours crédibles », on risque fort de s’ennuyer – et c’est un doux euphémisme, au regard de l’urgence qu’il y a à s’attaquer vraiment aux problèmes du chômage et de la précarité, pour ne rien dire de la bombe à retardement écologique  ! Le ressort de la rhétorique dominante consiste, rappelons-le, à « naturaliser » l’ordre économique, à grand renfort des fameuses « lois » du marché, par rapport auxquelles il n’y aurait d’autre conduite raisonnable que la soumission raisonnée.

Dans cette construction que rationalise et cautionne la science économique dominante, le « réel », désormais tout entier sous la juridiction ontologique de l’ordre économique, se trouve saturé de « nécessaire » (« circulez, y a rien à faire  ! ») et, du coup, le « possible » (c’est-à-dire l’histoire, celle que les hommes font, disait Marx) est littéralement asphyxié. Repolitiser le réel suppose préalablement de replacer sous le signe de la contingence ce qui est improprement tenu pour nécessaire. Vaste programme, dira-t-on. Pas si sûr, car l’affaire n’est pas aussi pliée qu’elle en a l’air sur le plan idéologique. Deux indices récents en témoignent. L’intervention massive des banques centrales et des États pour sauver le système financier fin 2008, « donc » pour sauver l’« économie réelle », a révélé qu’il y avait pour le moins du mou interventionniste dans la doxa néolibérale de l’autorégulation marchande – même si ce colmatage du capitalisme financier n’a, pour l’heure, de fait, servi qu’a en renforcer l’emprise prédatrice, comme le montrent les crises actuelles de la dette publique en Europe.

Plus récemment, le mouvement social massif contre la « réforme » des retraites a permis de dégonfler la baudruche démographique que les « réformateurs » anxiogènes n’ont cessé de brandir en guise d’argumentation définitive, réorientant ainsi profondément le débat sur la seule question politique qui vaille, celle de la répartition durable des richesses. Il faut enfoncer le clou et continuer le travail de sape du carcan néolibéral, condition nécessaire pour que le camp progressiste retrouve l’hégémonie intellectuelle et que puisse enfin se formuler un projet « décomplexé » d’émancipation sociale crédible dans les urnes. Les sciences sociales critiques – notamment l’économie hétérodoxe – disposent de ressources conceptuelles et de travaux scientifiques pour accompagner, consolider et étendre cette déconstruction de fait de la rhétorique du « réalisme économique », rhétorique dont la performativité s’effrite à vue d’œil et dont on voit désormais clairement qu’elle est à géométrie variable et fonction des seuls intérêts de l’oligarchie politico-étatique et économique.

D’heureuses initiatives récentes vont dans ce sens, comme le mouvement des Économistes atterrés (voir le site de l’association française d’économie politique), et prolongent ce que les syndicats, les partis de gauche et les mouvements d’éducation populaires essaient depuis longtemps de promouvoir en termes d’« intellectuels collectifs », pour parler comme Bourdieu. Elles remettent sur le métier des sujets il y a peu de temps encore « tabous », comme la régulation de la finance (il faudrait même, avec Keynes, parler d’« euthanasie des rentiers »), mais surtout, comme le développement de l’impôt progressif, des politiques macroéconomiques keynésiennes, la planification écologique, la construction d’un nouveau Bretton Woods ou le protectionnisme européen. Elles tendent de relégitimer les instruments concrets d’une transformation sociale clairement ancrée à gauche, et, ce faisant, réinjectent, dans la misère du présent, la richesse du possible.

Richard Sobel


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