Jeanne d’Arc, un mythe disputé depuis plusieurs siècles

dimanche 8 janvier 2012.
 

Alors que Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen célèbrent le 600e anniversaire de Jeanne d’Arc, Alexis Corbière revient sur les différentes récupérations de la "pucelle d’Orléans" au cours de l’Histoire. Il insiste pour que la gauche s’intéresse de nouveau à celle qui fut au XIXème siècle, une figure républicaine.

Pour commencer l’année 2012, Nicolas Sarkozy et Marine Le Pen ont choisi de s’exprimer sur le même mythe, le même symbole, la même légende : Jeanne d’Arc. Un discours vendredi 6 janvier à Reims pour le premier, après une visite éclair à Domrémy ; le lendemain, un discours à Paris au pied de la statue de Jeanne d’Arc pour la seconde. Certes, nous sommes, en ce mois de janvier 2012, officiellement au 600e anniversaire de la naissance de celle que certains appellent encore communément la « pucelle d’Orléans », mais il serait naïf de voir dans ces deux discours successifs un simple hommage historique à un personnage appartenant au passé. C’est bien sûr de politique actuelle et du présent, à quelques mois du premier tour de l’élection présidentielle, dont vont nous parler l’actuel Président de la République et la chef du Front national dont le parti kidnappe tout particulièrement la symbolique depuis plus d’une vingtaine d’années. Chacun des deux candidats, déclaré ou pas, va y donner sa vision de la France, celle d’aujourd’hui, celle de demain.

Au risque de surprendre, je dis que la gauche ne peut se désintéresser totalement de ce sujet. Il est du moins nécessaire qu’elle fasse quelques petits rappels des faits car ils ne sont pas neutres. La lecture historique du personnage de Jeanne d’Arc forgée en ce début d’année 2012, ne peut être seulement un étroit dialogue à distance entre la droite antisociale et l’extrême droite. Le « mythe Jeanne d’Arc » qui nous parvient, depuis 1920 sainte de l’Eglise catholique, est le fruit d’une histoire complexe et tumultueuse qui n’aurait pas du tout la même dimension si de grandes figures de la gauche socialiste, républicaine et laïque étaient restés inactives à la fin du XIXe siècle, mais avec une toute autre ambition que le résultat actuel.

Cette « petite » histoire méconnue est à mes yeux beaucoup plus intéressante que la prétendue « grande », quasi légende généralement bidonnée, pétrie de clichés puisés dans la mystique catholique que va nous servir une nouvelle fois M. Sarkozy, dans le droit fil de son discours de Chanoine de Latran devant Benoît XVI ou plus récemment au Puy en Velay, sous la plume de je ne sais trop lequel de ses conseillers bigots. Plus intéressante aussi que le verbe pesant de Mme Le Pen, se prenant pour la réincarnation de la « bonne lorraine », recyclant les discours chauvins et mystico-guerriers de son père.

Comprendre pourquoi et comment Jeanne d’Arc est devenue il y a moins d’un siècle un « mythe national » me semble plus utile que de revenir sur son épopée militaire en défense du falot roi Charles VII : une aventure de quelques années, prétendument menée par cette jeune femme de 19 ans à l’identité douteuse, réelle illuminée religieuse, dont la véracité est encore très discutable et d’ailleurs encore très discutée par les historiens sérieux qui ne confondent pas Histoire et catéchisme. Les lignes qui suivent reviennent donc sur la façon dont le mythe nous a été transmis et par qui.

Car de 1431, date de sa mort à Rouen, à la fin du XIXe, soit pendant plus de 450 ans, la figure de Jeanne d’Arc avait été quasiment oubliée sur le plan national. Quelques cérémonies avaient bien lieu chaque année à Domrémy ou à Orléans où elle était fêtée comme la libératrice, mais guère plus.

Il faut rappeler que c’est bien par des représentants de l’Eglise catholique qu’elle fut exécutée, après avoir été arrêtée par les Bourguignons qui la livrent aux Anglais dont ils étaient les alliés, qui eux-mêmes la soumettent à un tribunal ecclésiastique. Elle sera brûlée vive pour hérésie au terme d’un procès truqué. La mort de Jeanne doit donc être montrée et enseignée comme une expression repoussante du fanatisme religieux et de la violence de l’Eglise catholique qui faisait régner la terreur sur les consciences il y a 600 ans.

Il est vrai qu’en 1456, 25 ans après sa mort, le procès de Jeanne d’Arc fut considéré par l’Eglise comme nul, mais ce n’était pas encore une réelle volonté de réhabilitation de la part de ceux qui l’avaient supplicié. Pour le Roi de France, l’enjeu est alors moins la mémoire de Jeanne que le respect de sa propre personne et de son autorité. Il lui fallait effacer le soupçon qu’il avait été aidé par une sorcière pour reconquérir son trône.

Après des siècles de quasi oubli, c’est l’historien républicain Jules Michelet en 1841, dans un chapitre de son Histoire de France, qui en fut en réalité le grand inventeur. Sous sa plume elle devient, de façon très critiquable et assez fumeuse, un des symboles de la naissance balbutiante de l’idée de patrie. La voilà une sorte de figure républicaine, fille du peuple, héroïne de la patrie, oubliée par une monarchie ingrate et martyrisée par l’Eglise. D’autres historiens, républicain comme Jules Quicherat et socialiste comme Lucien Herr, lui emboîtent le pas. C’est le cas aussi de Jean Jaurès. Dès 1884, un député radical de l’Aveyron Joseph Fabre prend l’initiative d’un projet de loi instaurant une fête annuelle de Jeanne d’Arc. Dans son exposé des motifs, il fait valoir que les Etats-Unis ont, outre leur Independance Day, leur fête de Washington. Aussi la République française pourrait-elle instituer un complément du 14 juillet. Faut-il rappeler que la République est alors rétablie depuis moins de quinze ans ? Tout est bon pour la consolider. Mais ce projet est repoussé par une majorité qui pense que le projet risque d’être détourné par le clergé. Après un nouvel essai, et même son adoption par le sénat dix ans plus tard, le projet est néanmoins abandonné.

Parallèlement, l’Eglise catholique se réveille et sent poindre une menace dans cette volonté des seuls républicains de s’approprier Jeanne d’Arc. Le monde catholique est en train d’évoluer. Après avoir été longtemps attaché à la cause monarchique, et frontalement opposé à la République et à la France révolutionnaire, il est en train de comprendre que cette stratégie est vouée à l’échec car la République est installée et bénéficie d’un large soutien populaire. Monseigneur Dupanloup, évêque d’Orléans, cherche à reprendre la main dès 1869. Il a bien compris depuis la parution du livre de Jules Michelet que Jeanne risquait de lui échapper et devenir une machine de guerre contre l’Eglise. Pour cela, il veut retourner la difficulté et en faire le symbole de la bonne chrétienne, la bannière de la sainte Eglise catholique. Un long et complexe procès en canonisation va s’engager qui se conclura en 1920, plus de cinquante ans plus tard !

Entre temps, l’affaire Dreyfus et la première guerre mondiale sont passées par là. Dans les réunions nationalistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, on clamait volontiers « Vive Jeanne d’Arc ! » « A bas les juifs ! ». Dans le quartier latin, les Camelots du Roi, organisation monarchiste antisémite, font le coup de poing contre un professeur de la Sorbonne, André Thalamas, qui avait osé remettre en cause durant l’un de ses cours la véracité des voix entendues par la jeune bergère de Domrémy. Ce sont ces Camelots qui, les premiers, vont fleurir la statue de Jeanne d’Arc le 8 mai 1909. Et c’est d’eux dont se réclamera Jean-Marie Le Pen, avec sa fille à ses côtés, dans son dernier discours du 1er mai 2010, démontrant par là la claire filiation entre son parti et l’extrême droite française antirépublicaine.

En pleine guerre mondiale, en décembre 1914, c’est « l’Union sacrée » et Maurice Barrès, père de l’extrême droite française, fera adopter à l’Assemblée nationale une loi instaurant une fête nationale pour Jeanne d’Arc. Mais désormais pour lui, elle n’est plus que « l’incarnation de la résistance contre l’étranger ». Lorsque en 1920 elle sera canonisée par le pape Benoît XV, ce sera en présence d’un représentant du gouvernement français. Et en 1929, lors du 550e anniversaire de la délivrance d’Orléans, Gaston Doumergue sera le premier Président de la République a assister à une messe officielle depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat en 1905. Cet acte, inconcevable jusqu’alors, provoquera la juste indignation de tous les laïques et les libres penseurs de l’époque. Il est hélas devenu assez commun, particulièrement sous la présidence Sarkozy.

Ainsi va l’Histoire et celle de nos mythes. Cette jeune femme affreusement torturée par des fanatiques religieux était devenue le symbole de la France réconciliée avec l’Eglise catholique. Ceux qui voulaient en faire une victime de l’obscurantisme avaient échoué. Pendant la seconde guerre mondiale, le gouvernement de Vichy en fera une héroïne anglophobe. A tel point qu’au lendemain de la guerre, le culte de Jeanne d’Arc sera abandonné car il rappelait trop la collaboration.

Voilà donc quelques uns des principaux épisodes de cette longue histoire. Elle n’était finalement qu’un personnage parmi d’autres, mais sa mémoire a survécu. On l’a vu, la figure de Jeanne d’Arc a longtemps été disputée entre les partisans de la République et ses ennemis, et surtout entre les cléricaux et les laïques : force est de constater que la partie a été remportée par certains plus que par d’autres. Sur le plan politique, elle est à présent essentiellement célébrée par le Front national, et il est évident que l’allocution du Président actuel de la République sera une étape supplémentaire de sa vision anti-laïque de l’Histoire de France. Pour Benoît XVI « elle est un bel exemple de sainteté pour les laïcs engagés dans la vie politique, en particulier dans les situations les plus difficiles ». Nul doute que Nicolas Sarkozy aura cette phrase en tête, à quelques mois du premier tour de l’élection présidentielle.

Néanmoins, les femmes et les hommes de gauche, ayant une conception exigeante et généreuse de la République, doivent garder en mémoire la complexité de notre histoire. Elle représente un enjeu politique actuel. La France, la République, c’est nous ! Le 14 juillet 1935, lors d’un grand meeting de ce qui allait devenir le Front populaire, en réaction à une tentative de coup de force de l’extrême droite, le Prix Nobel Jean Perrin déclarait : « Ils nous ont pris Jeanne d’Arc, cette fille du peuple, abandonnée par le roi que l’élan populaire venait de rendre victorieux et brûlée par les prêtres qui depuis l’ont canonisée. Ils vont essayer de vous prendre le drapeau de 1789 (...) Ils vont enfin essayer de vous prendre cette héroïque marseillaise ».

Cette mise en garde me semble encore d’actualité.

Alexis Corbière, Secrétaire National du Parti de Gauche et Conseiller de Paris


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