Le Front national n’a pas changé

dimanche 11 mars 2012.
 

Le Front national a « changé », il s’est « dédiabolisé », il est en train de devenir un « parti comme les autres »… Combien d’observateurs auront posé ce diagnostic depuis que Marine Le Pen a été élue à la présidence du parti d’extrême droite en janvier 2011 ? Combien de sondages indiquant une inexorable hausse des intentions de vote en faveur de la candidate frontiste seront venus attester cette prétendue évolution du Front national (FN) ? Pourtant, comme l’illustre l’actualité récente du parti, le Front national est loin d’avoir entamé la moindre mue : entre la condamnation de Jean-Marie Le Pen pour contestation de crime contre l’humanité (16 février), l’hommage rendu par le président d’honneur du FN au poète collaborationniste Robert Brasillach (18 février), les saillies anti-immigrés de Marine Le Pen lors de son discours de clôture de la convention présidentielle du FN, la polémique qu’elle a créée autour de la viande hallal (19 février), les déclarations de son père reconnaissant avoir rencontré Radovan Karadzic alors qu’il était recherché par la justice internationale (21 janvier)… où est donc le changement ?

Cette belle continuité politique dans laquelle s’inscrit le FN de Marine Le Pen n’a en réalité rien de surprenant. Pour le comprendre, il suffit de rappeler les logiques qui président au fonctionnement ordinaire de ce parti. Depuis sa création en 1972, le Front national n’a jamais cessé en effet d’être confronté à un double impératif stratégique : d’un côté, se « respectabiliser » dans le but d’élargir sa base électorale ; de l’autre, se « radicaliser » afin d’entretenir sa singularité politique. Or cette logique prévaut également depuis que Marine Le Pen a été élue à la présidence du FN.

Du côté de la « respectabilisation », la nouvelle dirigeante frontiste a bien procédé à quelques ajustements discursifs et programmatiques, en choisissant d’employer les termes de « priorité citoyenne » plutôt que ceux de « préférence nationale », en invoquant la République dans ses discours ou en mettant l’accent sur le social. Elle a par ailleurs entrepris de rallier au FN des individus dont les diplômes, les fonctions professionnelles ou l’origine politique sont susceptibles de constituer un capital symbolique exploitable à des fins de légitimation (Gilbert Collard, Paul-Marie Couteaux, Florian Phillipot….). Elle a bien exclu du FN quelques militants dont les sympathies avec certains groupuscules néofascistes étaient trop explicites. Enfin, elle a autorisé et soutenu la création d’un think tank (Idées nation) dans le but de montrer que le FN était en mesure d’offrir une véritable expertise sur les questions sociétales.

Or il faut rappeler que tout cela n’a rien de bien nouveau, qu’il s’agisse : du travail d’euphémisation sémantique (qui a débuté dans les années 1980 avec l’adoption de la notion de préférence nationale), du discours sur la République (l’un des slogans de la campagne présidentielle de Jean-Marie Le Pen en 1995 était : « En avant, pour la 6e République »), du discours sur le social (qui fait partie intégrante du bagage programmatique du parti depuis le milieu des années 1990), de la captation de personnes ressources extérieures (comme l’illustre le ralliement dans les années 1980 de Bruno Mégret et Jean-Yves Le Gallou, respectivement issus du RPR et du PR), de l’expulsion médiatisée de quelques activistes trop démonstratifs (comme en 2004 à la suite de la participation d’un adhérent frontiste à la profanation du cimetière juif d’Herrlisheim) ou de la création d’un groupe d’experts chargé d’assurer le « rayonnement intellectuel » du FN (fonction remplie pendant plusieurs années par le « Conseil scientifique » du FN, créé en 1989). La stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen n’a donc rien d’inédit : elle répond simplement à la nécessité structurelle de rassembler le maximum de soutiens pour permettre au parti de parvenir au pouvoir.

Mais le FN est également tenu par d’autres impératifs de type identitaire. Aussi, n’a-t-il en rien renoncé à ses fondamentaux : critique anti-système, défense de la nation, immigration, insécurité, Etat fort continuent de composer l’armature thématique des discours de la présidente du FN, que l’on peine à distinguer de ceux de son père. Lorsque Marine Le Pen parle de « mondialisation identicide », de « Tchernobyl moral », de « voyoucratie », de « ’ben-alisation’ du système UMPS », d’« hyperclasse mondiale »…, elle reproduit assez fidèlement la marque du discours lepéniste, contribuant ainsi à entretenir la singularité lexicale du parti. C’est que l’entreprise de « dédiabolisation » de la dirigeante frontiste comporte d’évidentes limites. Si le parti devait se « dédiaboliser », il risquerait de perdre l’une de ses principales ressources en politique. A ce titre, il faut bien comprendre que la « diabolisation » du FN n’est que secondairement le produit d’un travail de qualification opéré par ses adversaires et, au fond, d’un état de fait : le FN, même « nouveau », est bel et bien un parti d’extrême-droite. Cette « diabolisation » relève donc avant tout d’une stratégie assumée de la part des responsables frontistes.

Pour exister en politique, pour se différencier de la droite présidentielle qui tend à le concurrencer sur son propre terrain tout comme pour conforter la frange historique de ses soutiens, le parti doit continuer d’entretenir ce qui fait sa singularité, autrement dit sa radicalité. On comprend dès lors un peu mieux pourquoi Jean-Marie Le Pen conserve toute sa place et tout son rôle dans l’économie stratégique du Front national, qui ne semble donc pas près de changer.

Alexandre Dézé est maître de conférences en science politique à l’université Montpellier-I, chercheur au CEPEL et auteur de Le Front national : à la conquête du pouvoir ? (Armand Colin, 2012) ;

Cédric Moreau de Bellaing est maître de conférences en science politique à l’Ecole normale supérieure, Paris, et chercheur au Centre Maurice Halbwachs.


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