Humanisme et singularité : Pour une politique alternative du « vivre ensemble »

lundi 19 août 2013.
 

Il existe une « faiblesse de la pensée » sur ce qu’il convient de désigner par « lien social ». Celui-ci n’est pas exactement ce que véhiculent certains médias et politiques  : il n’est pas une communauté soudée par la religion ou une idéologie (du monastère au communautarisme en passant par la manifestation contre le « mariage pour tous »), ni un rassemblement festif, ni un groupe de personnes qu’un événement partagé rassemble (naissance, deuil, union, compétition, etc.), et encore moins le résultat d’une coercition (éducative, religieuse, chimique, carcérale…)… Nous ne devrions parler de « lien social » que lorsque peut être interrogé le rapport de chacun, librement choisi, au « vivre ensemble »  : le « lien social » inclut ce qui permet à chacun de loger dans le « commun » ce qui constitue sa singularité – sans se dissoudre dans la masse, et pas davantage en faisant éclater le pacte collectif (au motif de  : à chacun sa vérité, sa liberté, sa jouissance, etc.). Bref, le lien social prend acte du fait que l’humanité – pas seulement la fraction qui s’y reconnaît – est constituée d’exceptions (plus radicales encore que la diversité visible).

Le monde de la globalisation tend à éradiquer le singulier  : s’il réussit, alors il contribue précisément à la massification – dans laquelle Hannah Arendt voyait la première étape du totalitarisme. Dans ce contexte, la transformation du savoir en connaissances, informations, compétences – exclusivement numérisables – va à l’encontre de la parole. La parole est subversion, vecteur de la singularité, ne serait-ce que parce que, d’une part, personne ne peut parler à la place de chacun sans le faire taire, et que, d’autre part, elle est créatrice et non répétition. La parole porte à l’existence ce qui, l’instant d’avant, était impensé sinon impensable.

Le film de Margarethe von Trotta consacré à un épisode de la vie (la couverture du procès Eichmann), et un moment de la pensée d’Hannah Arendt, nous le rappelle à point nommé  : elle touche l’affirmation, par Hannah Arendt, de «  la banalité du mal  » – à savoir la participation à un crime contre l’humanité d’individus qui ne présentent aucune particularité qui les distingueraient de leurs semblables ou les prédisposeraient au pire. Nous appartenons à la même espèce. Ce criminel n’a aucun sang sur les mains ou de cadavre directement à son actif, et, du coup, il se croit dédouané de toute responsabilité au regard des victimes du système qu’il se reproche ici de n’avoir pas servi avec toute la rigueur exigée  ! Cette idée révèle la surdité des amis «  progressistes  » et antifascistes d’Hannah Arendt, ainsi que de tous ceux qui n’entendent pas à cause de ce qu’ils savent déjà. La «  singularité  » d’Hannah Arendt est porteuse sans hésitation ni fléchissement d’un neuf… même si ce neuf est aujourd’hui banalisé à son tour – peut-être pas assez (à en juger par la stigmatisation d’individus susceptibles d’être plus criminels que les autres  : les Roms, les pervers, les étrangers en général, les jeunes des banlieues, etc.).

C’est dans ce contexte que nous devrions interroger certaines des mesures gouvernementales. L’enseignement en anglais efface la particularité de la langue française et s’en prend au vecteur de la parole subjective. Même Staline avait renoncé à la suppression des langues nationales pour construire l’Union soviétique  ! Il ne s’agit pas de la suppression (potentielle) de n’importe quelle particularité, mais, en faisant obstacle à la singularité, de faciliter la massification, avec l’objectif avoué d’une adaptation à la logique économique. L’anglais dont il s’agit n’est pas la langue de Shakespeare  ! Et que dire de la tentation d’une psychopathologie d’État qui se profile derrière la rétention de sûreté pénale (au nom des risques de récidive… quand il y a, statistiquement, plus de primo- criminels que de récidivistes) ou l’exclusion légale de l’accueil de la parole des autistes (au nom de leur bien tel que le conçoivent certaines associations de familles et certains comportementalo-cognitivistes)  ?

On devine ce qui fait la faiblesse de l’humanisme quand il ne prend pas en considération la dimension de la singularité  : il l’instrumente, fût-ce malgré lui. La liste serait longue qui le démontre  : droit d’ingérence humanitaire au profit d’intérêts économiques  ; exportation de la démocratie formelle par la guerre  ; privilège de l’intérêt national sur toute autre considération  ; lutte contre le terrorisme par les moyens du terrorisme  ; justices d’exception (qui s’excepte de la justice et légitime l’enfermement abusif, le non-respect des conventions internationales et des droits élémentaires, la torture, etc.)  ; refus de l’autonomie de tel peuple et consentement au renforcement de sa colonisation au motif des relations que nous entretenons avec l’État colonisateur  ; subordination du soutien à telle lutte de libération aux équilibres géopolitico-économiques  ; silence ou timides protestations, voire délivrance de brevets des droits de l’homme à tel gouvernement qui les brave ouvertement, toujours aux mêmes motifs...

Et que dire des sacrifiés du capitalisme  : les chômeurs, les pauvres, les affamés, les exploités en tout genre (salariés, esclaves modernes…), les victimes des guerres d’intérêts…  ? Ne semblons-nous pas nous y être habitués  ?

Que peut une universalité des droits de l’homme, faute de s’appuyer sur la singularité – devant la généralisation d’une vision exclusivement économique du monde, vision qui n’est générale qu’à exclure la spécificité de l’humain  ? La question devient, devant chaque situation  : qu’est-ce qui de chacun doit être préservé – sans quoi sa propre humanité n’est pas respectée – pour construire une solution collective  ? Car, si nous ne respectons pas l’humanité de chacun (y inclus ce registre de la singularité), alors nous participons du «  mal  » que nous prétendons combattre. La «  banalité du mal  », encore, «  servitude volontaire  » en plus… Une alternative de gauche à la gauche servile ne peut se contenter de la proposition d’un nouveau contrat social, si, de fait, passé les élections et leur contingent de promesses, elle poursuit, par d’autres moyens et fût-ce pour la noble cause, l’éviction de la parole de chacun.

Marie-Jean Sauret


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