Yanis Varoufakis "Nous avons été élus pour contester la philosophie et la logique politique du programme d’austérité"

mercredi 1er avril 2015.
 

En voulant empêcher le gouvernement grec de conduire la politique de rupture avec l’austérité pour laquelle il a été élu, les institutions européennes mettent en cause le principe même de démocratie, estime le ministre grec des Finances, Yanis Varoufakis. Entretien.

Pouvez-vous nous expliquer la différence entre la troïka et ce que vous appelez désormais le «  Groupe de Bruxelles  », qui inclut, outre les représentants de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne (BCE) et du Fonds monétaire international (FMI), ceux du Fonds européen de stabilité financière (FESF)  ? La Grèce ne sera-t-elle pas soumise aux mêmes formes de contrôle politique  ?

Yanis Varoufakis La principale différence, c’est que durant les cinq dernières années, les gouvernements successifs, en Grèce, étaient complètement dépendants de la volonté des créanciers. Ils ont capitulé face à la logique des créanciers, face à l’Union européenne. Cette dernière a fonctionné comme un despote très dur, qui a imposé à une nation en faillite des prêts dont le but était simple  : permettre à l’Europe officielle de prétendre que la Grèce était sauvée tout en restant dans le déni des failles architecturales de la zone euro. La troïka était un groupement de technocrates envoyés en Grèce par nos créanciers pour appliquer un programme inapplicable, un programme qui devait aggraver la crise. Pourquoi ont-ils fait cela  ? D’abord parce que, dans la première phase de la crise, après 2010, il y a eu une tentative cynique de transférer les pertes des banques françaises et allemandes vers les contribuables. Ils ont réussi cette opération, tout en prétendant que la crise grecque était réglée. Le coût, et c’est en cela que la troïka est synonyme en Grèce de régime colonial, fut une crise humanitaire massive. Voilà à quoi a servi la troïka. Nous avons été élus parce que le peuple grec a décidé de porter au pouvoir un parti condamnant ce processus. Le traitement administré à la Grèce a échoué. Nous avons été élus pour contester la philosophie et la logique politique du programme d’austérité. Bien sûr, nous appartenons à la zone euro. Nous n’avons pas notre propre banque centrale. Notre point de vue, comme gouvernement de gauche, est qu’il ne faut pas sortir de la zone euro. Nous n’aurions pas dû y entrer. Mais en sortir, dans les circonstances actuelles, causerait une perte massive de revenus et plongerait encore des millions de personnes dans la pauvreté. Sortir de la zone euro n’apporterait au peuple grec aucun progrès. Lorsque vous appartenez à une union, vous devez la réparer, pas la démanteler. Ce qui implique une négociation. À la différence de la troïka, le Groupe de Bruxelles est le fruit de l’accord que nous avons arraché dans la douleur le 20 janvier à l’Eurogroupe. Nous avons ouvert un nouveau processus. Mesurons le chemin parcouru  : au lendemain des élections, les instances européennes nous intimaient l’ordre d’accepter leurs conditions, sous peine de couper les vivres aux banques grecques. Nous avons réussi à convenir d’un règlement créant une situation hybride. Nous mettrons en œuvre notre programme de réformes, nous serons jugés sur cette base. L’ambiguïté persiste, puisque nos interlocuteurs entendent aussi nous juger sur une partie du précédent programme. Le Groupe de Bruxelles témoigne de notre volonté de poser le problème au cœur de l’Europe. Pas dans un avant-poste colonial. Ce n’est pas le régime colonial qui envoie ses technocrates, ses fonctionnaires à la périphérie. Nous sommes désormais dans un processus européen. C’est notre tentative pour regagner la démocratie. Pas seulement pour la Grèce, mais pour toute l’Europe.

Jeudi dernier, au siège de l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE), Alexis Tsipras a clairement affirmé que la dette grecque n’était pas viable. Comment cette dette non viable peut-elle être restructurée  ?

Yanis Varoufakis Vous savez, les capitalistes connaissent parfaitement la réponse à cette question. Lorsque la firme américaine General Motors a traversé, dans les années 2000, une grave crise de surendettement, sa dette a été effacée à 90 %. General Motors n’existerait plus aujourd’hui si sa dette n’avait pas été restructurée. Les avocats spécialistes des faillites traitent ce genre d’affaires tous les jours à Wall Street, à la City de Londres, à Paris, à Francfort. Ils renégocient les prêts contractés par les entreprises qui se retrouvent dans l’incapacité de surmonter leur dette. J’admets qu’il y a une certaine ironie à ce que nous adoptions, à gauche, la mentalité d’avocats d’affaires spécialisés dans les faillites  ! N’oublions pas les raisons pour lesquelles le capitalisme a décollé au XIXe siècle. Parmi celles-ci, on trouve la création des sociétés anonymes. Que signifie cette innovation  ? Que la dette n’est pas une dette  ! Si la société anonyme coule, personne ne peut saisir votre maison. En fait, toute la logique du capitalisme est basée sur l’idée selon laquelle une dette qui ne peut être payée doit être restructurée. Tout le monde sait cela  ! Sauf dans la zone euro… Mais dans les faits, même la dette grecque a déjà fait l’objet d’une vaste restructuration en 2012. Ils n’ont pas appelé ce processus «  restructuration  » ou «  haircut  » mais «  PSI  » pour «  private sector involvement  ». C’est l’ironie de la situation, un gouvernement de gauche radicale rappelle l’Europe à la logique même du capitalisme. C’est aussi dur que cela…

Lorsque vous consentez à des «  réformes structurelles  », qu’entendez-vous par là  ? Le terme «  réformes structurelles  » ne sonne pas très bien à nos oreilles ici en France, où cette expression est synonyme d’ajustement néolibéral…

Yanis Varoufakis Lorsque j’étais plus jeune, le terme «  réforme  » renvoyait plutôt à une logique de gauche  ! Plus tard, avec la crise de la dette dans les pays du tiers-monde et les plans d’ajustement structurel, le FMI s’est approprié ce terme. Il est devenu synonyme du prix que les pays pauvres devaient payer en contrepartie des prêts du FMI  : fermetures d’écoles, d’hôpitaux, privatisation des services et des entreprises publics, etc. Aujourd’hui en Grèce, comme en France d’ailleurs, lorsque les gens des classes populaires entendent le mot «  réforme  », ils se disent immédiatement que leur retraite va être amputée, que leur accès aux soins va être entravé, que leurs enfants peuvent faire une croix sur une éducation de qualité. Le destin du terme «  réforme  » est comparable à celui du terme «  démocratie  » en Irak. Aujourd’hui lorsqu’un Irakien entend le mot «  démocratie  » à Bagdad, surtout s’il est prononcé avec l’accent américain, il prend peur et s’enfuit  ! Mais les mots se chargent de la signification qu’on leur donne. Il y a une tradition réformiste de la gauche démocratique, nous nous y inscrivons. Des changements profonds sont indispensables. Depuis cinq ans en Grèce, tout comme en France, les réformes signifient une rétractation de l’État-providence, plus de libertés pour le capital, moins de libertés pour le travail. En Grèce, le résultat de cette grande dépression est que nous n’avons plus ni capital ni travail. Le capital a fui vers Paris, Francfort, Lausanne, Genève, New York. Le petit capital grec est aujourd’hui dans une position plutôt misérable, sans accès au crédit bancaire, sans demande interne pour écouler la production. Quant au travail… Il n’y a plus de travail. Et même lorsque les gens travaillent, ils ne sont pas vraiment payés. Six cent mille personnes, dans le secteur privé, n’ont pas reçu de salaire depuis des mois. Ils continuent de travailler, parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre et surtout parce qu’ils craignent de ne jamais percevoir les sommes qui leur sont dues s’ils s’en vont. C’est pire que l’esclavage, puisque vous n’avez même pas la nourriture et l’abri. Jusqu’ici, les réformes étaient synonymes d’attaques contre les plus faibles et de mansuétude pour les cartels et les oligarques. Nous pensons que la crise, au-delà de l’architecture défaillante de la zone euro, s’explique aussi par le poids de ces cartels, de ces oligarques, avec cette structure de pouvoir qui étouffe le dynamisme et l’énergie de la société grecque. Par nos «  réformes  », nous entendons nous attaquer à l’oligarchie, aux rentes, à des pratiques qui entravent l’innovation, le progrès, et empêchent la jeunesse de s’unir et d’exprimer sa créativité.

Comment expliquez-vous l’intransigeance, l’agressivité de la chancelière allemande, Angela Merkel, et de son ministre des Finances, Wolfgang Schäuble, à votre égard  ?

Yanis Varoufakis Ce n’est pas du tout une affaire personnelle  ! C’est un problème idéologique. C’est aussi la nature humaine. Rien ne se reproduit aussi aisément que la structure du pouvoir. Nous l’avons appris des grands philosophes, de David Hume à Karl Marx. Ceux-ci expliquent très bien comment nos croyances dans les conventions, qui en un sens relèvent de l’idéologie, s’ancrent dans l’esprit des gens et sont à l’origine d’attentes et d’un faux sens du droit. «  Je dispose de quelque chose, donc j’y ai droit.  » Les familles riches voyageant en première classe pensent que c’est leur droit. Bien entendu, ce n’est pas un droit. Hume parlait de «  vertu artificielle  ». Il décrit de façon très belle, dans son Traité de la nature humaine, la façon dont les gens qui ne se conforment pas aux attentes de ceux qui pensent avoir du pouvoir sur eux déchaînent une sorte de rage. C’est ce qui se passe. Depuis cinq ans, tous les ministres des Finances des pays frappés par la crise de la dette entrent à l’Eurogroupe en demandant où ils doivent signer. Parce que le mandat du peuple grec l’exigeait, nous avons au contraire demandé à examiner ce que l’on nous pressait de signer. Nous ne sommes pas arrivés avec l’intention d’imposer notre volonté. Nous représentons un petit pays affaibli, nous le savons. Nous sommes lourdement endettés, nous ne pouvons pas rembourser cette dette, mais nous avons le droit de poser des questions avant d’emprunter encore de l’argent, comme le fait n’importe quelle autre entité endettée  ! Soudain, le fait qu’un ministre pose des questions et exprime une opinion sur ce qu’on veut lui faire signer jurait avec ce qu’on attendait de lui  ! Ils espéraient de nous un consentement docile, comme celui de nos prédécesseurs. Comme nous ne nous sommes pas pliés à cette attente, il y a eu dissonance et tension. Le résultat de ce clash, c’est que certains dirigeants des États membres les plus puissants de l’Union européenne peuvent être tentés de nous écraser. Ce serait terrible pour l’Europe. Cela signifierait que la démocratie n’y a plus sa place. J’espère… J’ai confiance dans le fait que nous saurons trouver un terrain d’entente. Je le dis avec optimisme  : c’est ainsi que l’Europe progresse, en surmontant ses contradictions.

Avez-vous vraiment dit à Wolfgang Schäuble que s’il refusait de traiter avec vous, il pourrait se trouver confronté, dans l’avenir, aux crânes rasés d’Aube dorée  ?

Yanis Varoufakis Je l’ai dit à l’ensemble de l’Eurogroupe. Avant les élections, les médias nous dépeignaient comme des populistes. Ils faisaient l’amalgame avec Marine Le Pen en France, avec Nigel Farage au Royaume-Uni. Nous sommes pourtant sincèrement proeuropéens, aux antipodes du nationalisme  ! Contester les choix politiques de l’Europe officielle, ce n’est pas être antieuropéen. Il est de notre devoir de critiquer ce qui ne fonctionne pas, c’est ce que nous apprend l’histoire de ce continent. La Grèce s’est vue imposer un programme guidé par des considérations idéologiques, un programme qui engendre l’humiliation, la faim, les privations et le désespoir. Nous savons, depuis les années 1930, qu’un tel cocktail, combiné au chômage massif, produit… le nazisme. Ce phénomène existe en Grèce aujourd’hui. Le parti arrivé en troisième position aux élections législatives se réclame ouvertement du nazisme. Comme la République de Weimar, le centre a échoué. Le Pasok s’est effondré. La Nouvelle Démocratie est discréditée. J’ai clairement dit à mes homologues de l’Eurogroupe que notre échec profiterait à l’extrême droite. Si l’on nous empêche de conduire une politique alternative, Le Pen arrivera au pouvoir en France et Aube dorée prendra les rênes de la Grèce. En quoi cela serait-il une avancée pour l’Europe  ?

Vous avez rencontré votre homologue français, Michel Sapin, la semaine dernière, à Paris. Une entrevue plutôt brève…

Yanis Varoufakis Non, je l’ai rencontré longuement.

Êtes-vous déçu de l’attitude du gouvernement français  ? Espériez-vous plus de soutien de Paris  ?

Yanis Varoufakis Non. C’était ma deuxième rencontre avec Michel Sapin à Paris. J’insiste sur le fait que nous sommes confrontés non pas à un «  problème grec  » ou à un «  problème français  », mais à un problème systémique, un problème européen posé par-delà les nations. Comme internationalistes, c’est ainsi que nous devrions analyser la situation. Où que j’aille, que mes interlocuteurs soient français, allemands, néerlandais, irlandais, britanniques, je leur dis que nous devrions tous nous asseoir du même côté de la table et placer le problème de l’autre côté, plutôt que de nous affronter pour défendre chacun des intérêts à courte vue. C’est mon attitude depuis le début. C’est très dur d’avancer, le langage même est marqué par cette logique de confrontation. Mais nous continuons sur cette voie. Le jour où je ne serai plus capable de soutenir cette approche, il sera temps pour moi de partir, je démissionnerai.

Respirerez-vous mieux si Podemos remporte les élections espagnoles à l’automne  ?

Yanis Varoufakis Mon message à l’actuel gouvernement espagnol, comme à tous les gouvernements, est que s’ils font l’erreur de traiter le gouvernement Syriza en ennemi, ils perdront une opportunité. Il y a deux approches. L’une consiste à attiser la confrontation. Les conséquences seraient dramatiques pour tous. Une autre approche consisterait à voir en nous une opportunité. Si nous parvenons à un accord mutuellement bénéfique, ils pourront revendiquer ce bénéfice. Ils ont le choix. De notre côté, nous avons choisi d’être coopératifs.

Le premier ministre Alexis Tsipras a encore insisté la semaine dernière sur le paiement de la dette contractée de force par l’Allemagne durant l’occupation nazie. Pourquoi la Grèce est-elle attachée à cette revendication, quand elle demande elle-même une restructuration de sa propre dette  ?

Yanis Varoufakis Je ne suis pas le ministre auquel il faut poser cette question. Je répondrai donc en tant que citoyen, en tant qu’homme politique. Durant l’Occupation, les forces allemandes ont contraint la Banque de Grèce à leur accorder cet emprunt. Il a été rédigé une reconnaissance de dette, prévoyant même des intérêts. La Banque de Grèce est toujours en 
possession de ce document. Cette question n’a jamais été réglée. Je ne sais pas quelles sommes cela représente. Personnellement, je pense que toute dette peut être restructurée, qu’aucune dette n’est sacrée. Mais cela doit être réglé dans le cadre d’un accord mutuel. Pour nous, la guerre ne s’est pas achevée en 1944, quand l’armée allemande a quitté le pays. Nous avons connu ensuite une guerre civile entre les collaborateurs des nazis et la gauche. Aucune famille en Grèce n’a été épargnée. J’ai moi-même grandi, de 1967 à 1974, sous une dictature. Ces dirigeants étaient des néonazis, des néofascistes qui, pour certains, ont été formés pendant l’Occupation. C’est une dette morale, qui doit être réglée.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui et Gaël De Santis


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