Après l’impasse européenne de Syrisa : Contre le défaitisme

dimanche 8 novembre 2015.
 

Dans ce texte à paraître dans l’ouvrage collectif Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique (Le Croquant, 2015), Cédric Durand analyse la défaite subie par la gauche radicale europeénne à travers l’échec de l’expérience de pouvoir de Syriza en Grèce. Il montre ainsi l’impasse stratégique que constitue le refus de rompre avec l’euro, qu’il associe à une attitude politique : le défaitisme, autrement dit la "préférence pour la défaite au niveau national au nom d’une inaccessible victoire directement continentale".

Si peu de chemins parcourus,

et tant d’erreurs commises

Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma

Une fois de plus la gauche a perdu. Bien sûr, nous conservons ce que Daniel Bensaïd nommait « le droit précieux de recommencer »1. Nous n’aurons peut-être même pas besoin de patienter très longtemps, tant les contradictions sociales et politiques s’aiguisent sur le vieux continent. Ce qui nous est interdit, en revanche, c’est de répéter les mêmes erreurs. Au cours des quelques six mois d’affrontement entre le gouvernement Syriza et les institutions européennes, une carte détaillée du champ de bataille avec les institutions de l’Union européenne a été dessinée. Pour ne pas retomber en territoire inconnu, il nous faut la lire.

Plusieurs clés d’interprétation s’offrent à nous. Je choisis ici de mettre un nom sur la débâcle de Syriza : le défaitisme. Le défaitisme est cette attitude qui n’envisage que la déroute et finit par y contribuer. Dans le cas présent, il s’agit d’abandonner sa propre politique plutôt que de renoncer à changer l’Europe. Cette préférence pour la défaite au niveau national au nom d’une inaccessible victoire directement continentale est la raison principale pour laquelle les bifurcations possibles en Grèce ont été enterrées. Le refus de rompre avec l’euro par la gauche fut la pierre angulaire du problème, le lieu où l’absorption de Syriza par ce que Tariq Ali appelle l’extrême-centre fut consommée.

L’Europe, c’est quand on se cogne

Le premier gouvernement Syriza s’est fracassé sur la réalité européenne. Pour obtenir la levée d’un blocus financier intégral, Tsipras a consenti le 13 juillet 2015 à un troisième mémorandum qui achève la mise sous-tutelle socio-économique du pays. Les coupes budgétaires vont provoquer une nouvelle chute du PIB, aggravant le chômage et la pauvreté, et décharner davantage une protection sociale déjà exsangue. Le fond en charge des privatisations, piloté depuis Bruxelles, est mandaté pour brader les actifs publics les plus précieux au profit d’investisseurs privés, principalement du centre européen.

La reddition du gouvernement Syriza à la déraison néolibérale fut d’autant plus choquante qu’elle eut lieu immédiatement après la magnifique victoire du non aux exigences de la Troïka lors du referendum du 5 juillet. La rébellion d’une fraction importante des députés, la démission du gouvernement puis la convocation d’élections législatives et la scission du parti découlent logiquement de la volte-face de juillet. Cette séquence dramatique a donné lieu à des interprétations divergentes. Pour les dirigeants européens, la capitulation de Tsipras est un simple retour au réel, le ralliement d’un enfant turbulent à la règle commune. « C’est la fin de la récréation » persifle Donald Tusk. La droite grecque a beau jeu de souligner que les gesticulations de Syriza n’ont en rien permis d’infléchir les exigences des créanciers mais que cette vaine agitation gauchiste a mis un coup d’arrêt au semblant de stabilisation de l’économie à laquelle le pays était parvenu en 2014. Bref, au point où nous en sommes, il eut été moins douloureux de conserver Samaras au pouvoir.

Comme tout le monde à la gauche des sociaux-démocrates, je considère cependant que la bataille de Grèce méritait d’être menée. Ces mois d’opposition ont eu la vertu d’exposer au grand jour l’autoritarisme européen, une expérience majeure pour tous les courants progressistes. Mais au delà, les désaccords sont profonds. Quatre rapprochements historiques ont été proposés pour donner sens à l’accord scélérat du 13 juillet. Ils révèlent des divergences stratégiques sur la leçon politique à tirer de la première tentative de rupture avec le néolibéralisme en Europe et de la normalisation qui suivit.

Le sens de la reddition

Dès le lendemain de la signature de l’accord, Yanis Varoufakis, fraichement débarqué du gouvernement, déclarait « ceci n’a rien à voir ni avec la rationalité économique, ni avec une quelconque remise de la Grèce sur les rails. C’est un nouveau traité de Versailles qui va hanter l’Europe »2. Dans cette référence au traitement infligé par les alliés à l’Allemagne au lendemain de la première guerre mondiale, il soulignait le caractère punitif des conditions imposées à la Grèce. Les réparations imposées à l’Allemagne ne furent jamais honorées car elles étaient insoutenables ; elles générèrent des désordres économiques et un esprit revanchard qui concoururent au désastreux dénouement de 1933. Aujourd’hui, il s’agit d’humilier un gouvernement qui osa briser le jeu consensuel de la grande coalition européenne et d’en faire un exemple pour décourager d’autres potentiels trublions. L’analogie sonne juste. Elle souligne que ce nouveau diktat économiquement et socialement intenable ne résout rien et, au contraire, favorise l’accumulation d’énergies politiques contraires qui ne manqueront pas d’exploser d’ici quelques mois ou quelques années.

James Galbraith fait un autre rapprochement pour indiquer que l’Union Européenne vient de commettre l’irréparable en prenant d’assaut financièrement le peuple grec3. En écrasant le printemps de Prague avec ses tanks, le régime soviétique mit temporairement un terme à toute contestation interne au bloc de l’Est, mais l’effet le plus durable fut de saper sa réputation ; sa capacité d’attraction idéologique sérieusement entamée, l’Union soviétique creusait la tombe dans laquelle elle devait disparaître quelques années plus tard. Si les banques se sont substituées aux tanks, le mécanisme à l’œuvre dans l’écrasement du printemps d’Athènes est au fond le même. Le peuple grec est certes rentré dans le rang, mais ce brutal déni de démocratie a fait sauter le semblant de verni démocratique qui recouvrait encore la machinerie autoritaire bruxelloise, sapant durablement la légitimité de l’ensemble du projet intégrationniste européen et, plus précisément, la place de l’Allemagne dans celui-ci. Conscient du tournant que représente ce diktat, Jürgen Habermas ne peut que déplorer que le gouvernement SPD-CDU n’ait « dilapidé en l’espace d’une nuit tout le capital politique qu’une Allemagne meilleure avait accumulé depuis un demi-siècle »4.

Traité de Versailles ou invasion de Prague, ces analogies cantonnent la partie grecque à un rôle passif. A l’inverse, deux autres rappels historiques mettent l’accent sur les choix stratégiques de Syriza. C’est le cas d’abord de l’évocation du traité de Brest-Litovsk par l’éditorialiste du Financial Times, Tony Barber et le philosophe Slavoj Zizek5. Le traité de paix avec l’Allemagne fut signé par les Bolchéviques en mars 1918 au prix de la perte de la moitié de la partie européenne de l’empire russe. Comme Lénine en son temps, Tsipras a consenti à l’accord ignoble en toute conscience. N’ayant d’autre choix, il se serait résolu à payer un prix exorbitant pour conserver le pouvoir et demeurer en position pour mener les prochaines batailles. « Le pouvoir n’use que ceux qui ne l’ont pas » : on retrouve la maxime du dirigeant historique de la démocratie chrétienne italienne Giulio Andreotti dans les propos de ceux qui, comme Zizek, louent le courage de Tsipras de tenir dans cette situation impossible.

Cette position peut séduire car elle laisse l’espoir que le gouvernement Syriza 2 s‘inscrive dans la continuité combative du premier semestre 2015. Hélas, je crains qu’elle ne repose sur des prémisses erronées. La première est de considérer que le temps gagné au pouvoir ne bénéficie pas à l’ennemi. Si les Bolcheviks achetaient par une réduction territoriale la possibilité de leur maintien au pouvoir, le prix payé par Tsipras est celui d’une dissolution de son pouvoir : non seulement il se voit contraint de mettre en œuvre la politique de l’ennemi, mais il en est réduit à regarder la Troïka construire ses fiefs au cœur de l’administration grecque. Varoufakis a parfaitement saisi la dynamique perverse qui s’engage dès lors que le gouvernement dépose les armes : « La capitulation a déradicalisé les gens de gauche travaillant dans les ministères, avec pour conséquence qu’ils se révèlent soit incapables de planifier la moindre rupture avec les exigences européennes, soit non désireux de le faire (de crainte de contrarier la troïka). Qui plus est, celle-ci les maintient dans le rôle du cochon d’Inde sur sa roue, les faisant trottiner sans cesse plus vite afin de mettre en œuvre ses mesures toxiques. En l’espace de quelques jours, ils sont entrés dans une logique de cooptation et sont devenus incapables de planifier la moindre mesure contrevenant aux exigences européennes. »6. Plus grave encore, même s’il est parvenu à remporter les élections du 20 septembre, la position politique de Tsipras est fragilisée. Son propre parti est amputé de sa frange la plus militante et la plus liée aux mouvements sociaux. Et dès que les mesures anti-populaires du mémorandum vont se faire sentir, sa base sociale va s’effilocher. Comment en appeler au peuple pour défendre le pouvoir face aux ennemis internes et externes lorsque les dirigeants collaborent ? Comment mobiliser les énergies citoyennes nécessaires pour créer les nouvelles institutions et pratiques sociales qui font la substance de toute transformation socio-politique ?

Le second problème de la thèse Brest-Litovsk tient au fait qu’elle a besoin pour tenir d’invalider a priori l’option immédiatement à portée de main, celle de la sortie de l’euro. Jugée aventuriste ou dangereusement nationaliste, cette politique doit être disqualifiée absolument, ce qui conduit à une convergence perverse avec le discours dominant : There Is No Alternative.

In fine, l’analogie historique la plus pertinente est sans doute le fameux tournant de la rigueur décidée par les socialistes français en 1983. François Mitterrand aurait alors déclaré : « je suis partagé entre deux ambitions : celle de la construction de l’Europe et celle de la justice sociale. Le SME (Système monétaire européen) est nécessaire pour réussir la première, et limite ma liberté pour la seconde »7. Comme François Mitterrand, Alexis Tsipras a tranché : pour l’Europe, contre la justice sociale.

Une Europe chimérique

On le sait, les bégaiements de l’Histoire tiennent de la farce. Si, à la fin du siècle dernier, l’enthousiasme européiste pouvait emporter l’adhésion de peuples orphelins d’un horizon socialiste, l’attachement à une Europe devenue synonyme de régressions économiques, sociales et démocratiques ne persiste plus que sous la forme d’un astre mort, perdant peu à peu son pouvoir d’attraction. La victoire de Syriza comme la montée en puissance de Podemos, du Sinn Fein irlandais et de Jeremy Corbyn au sein du Labour britannique sont autant de symptômes du déclin des courants sociaux libéraux, principales victimes politiques de la conjoncture des années 2010. Ce retour de la gauche n’a rien d’un romantisme révolutionnaire ; c’est une demande prosaïque d’amélioration du bien-être de la population et, de manière plus diffuse, de redéfinition d’un mode de développement écologiquement et humainement soutenable : quels emplois ? Quels services publics ? Quelle protection sociale ? Quelle transition énergétique ? Quels principes socioéconomiques ? C’est sur ces thématiques très concrètes que la gauche joue son avenir et, pour ce qui nous intéresse ici, la question centrale est celle des rapports entre l’Union européenne et la réalisation d’un programme à la hauteur de ces demandes.

La plausibilité théorique d’un programme d’urgence sociale eurokeynésien8 ne fait aucun doute, mais celle-ci ne s’articule à aucune possibilité politique concrète. A cela deux raisons principales. La première est que la représentation européenne des intérêts patronaux, co-construite avec la bureaucratie bruxelloise qui se met en place dès les années 1960, a précédé de plusieurs décennies la représentation des salariés, des consommateurs et des porteurs d’autres causes9. Cet avantage initial aux milieux d’affaire s’accentue avec la relance de l’intégration à partir des années 1980. Les problèmes de la concurrence, du commerce et – pour les pays de la zone euro – de la monnaie deviennent alors des compétences exclusives de l’Union. Ces thématiques essentielles pour les multinationales et la finance se situent désormais au sommet de la hiérarchie des questions politiques instituées ; elles sont arbitrées au niveau de l’Union européenne, à distance de l’influence des processus électoraux et des mobilisations. A l’inverse, les autres sujets – à commencer par les standards sociaux et les services publics – se situent à un niveau subordonné qui est celui des États-nations, où s’exprime plus directement les préférences des populations. Cela ne veut pas dire que le niveau européen n’interfère pas sur ces sujets - on connaît trop bien les mémorandums, les rapports d’évaluation de la Commission et les missives comminatoires de la BCE -, mais simplement que les questions sociales ne sont traitées que comme des variables d’ajustement par rapport aux questions clés pour le capital10. Autrement dit, les politiques sociales et de service public sont victimes d’une intégration négative. Comme elles ne sont pas discutées pour elles-mêmes, les acteurs qui y sont attachés, à commencer par les syndicats, n’ont pas de prise sur l’agenda européen. Et, là où elles sont discutées – au niveau national – les contraintes posées préalablement dans les autres domaines sont telles qu’il ne reste presque aucune marge de manœuvre. La puissance de cette logique d’intégration négative a été parfaitement saisie dès 1939 par Friedrich Hayek qui voyait dans la constitution d’une fédération le meilleur rempart contre toute forme d’intervention publique et, a fortiori, toute avancée vers le socialisme11. Cette hiérarchie des questions légitimes est la cause principale de l’éviction des forces sociales du monde du travail de l’espace politique européen. Une marginalisation faite pour durer car, sans aucune position dans le champ stratégique des institutions européennes, il est presque impossible de structurer une opposition sociale et politique à cette échelle.

En sus de ces sédiments institutionnels qui verrouillent la machinerie politique bruxelloise, un obstacle supplémentaire contrarie l’émergence d’une issue progressiste au niveau européen. Judith Butler affirme à raison que le « nous » du peuple « se constitue au cours de son action performative »12. La manifestation et, plus généralement, la mobilisation sociale ou politique nécessite une sérialité et une coordination des subjectivités (des mots, des gestes) qui par leur coïncidence spatio-temporelle donnent naissance au peuple. Or, ce qui prédomine en Europe est une désynchronisation des rythmes nationaux de la lutte des classes13. Ces temporalités discordantes rendent particulièrement difficile l’émergence d’un mouvement social européen ou d’un cycle de victoires électorales suffisamment rapprochées et amples pour procéder à une refondation directement au niveau continental.

Un cercle vicieux s’est même mis en place. La création de la zone euro ne s’est pas traduite par un rapprochement des systèmes socio-productifs des différents pays mais, au contraire, par une différenciation accrue. Dans un espace monétaire fractionné, les ajustements de taux de change permettaient de préserver des segments d’activités qui seraient sinon éliminés. Ainsi, pendant des décennies, des dévaluations régulières ont permis à la France et à l’Italie de conserver un tissu industriel important en dépit de pertes de compétitivités récurrentes, notamment par rapport à l’Allemagne. Dans le système de change fixe de l’euro, la disparition de cette valve de décompression est l’une des principales causes de la désindustrialisation accélérée de l’Europe du Sud – et de la France – par rapport à l‘Allemagne depuis le début des années 2000.

Pernicieusement, les effets de polarisation résultant de la dynamique d’une union monétaire de pays hétérogènes sans transferts font aujourd’hui barrage à la réunion des conditions socio-politiques – l’affirmation d’un peuple européen - qui permettraient la construction d’un véritable champ stratégique européen : des éléments d’État social supranational, une fiscalité partagée et de programmes d’investissement suffisamment massifs pour donner une respiration économiques commune aux différents pays.

En accentuant la désarticulation des temps économiques et en excluant systématiquement les enjeux sociaux de l’agenda, l’Union économique et monétaire empêche la naissance d’une puissance populaire à l’échelle continentale. Supportant exclusivement les intérêts du capital, L’Union européenne est finalement elle-même la cause de l’inachèvement du proto-État européen.

Le garde-chiourme de la dette

La voie du bon euro fermée, reste celle de la sortie. Concentrons nous ici sur le cas Grec et les possibilités qui se sont évanouies avec le troisième mémorandum, lorsque la brèche qui s’était ouverte avec la victoire de Syriza et le Non au referendum s’est refermée.

L’idée selon laquelle le Grexit aurait été synonyme d’apocalypse est la principale responsable de la débâcle de Syriza. Cette thèse très courante se retrouve par exemple sous la plume de Pierre Laurent, le secrétaire générale du PCF, qui en fait la clé de voûte de son argumentation en défense de la reddition de Tsipras :« le Grexit, souhaité de bout en bout par le gouvernement allemand, aurait signifié une faillite catastrophique pour les couches populaires en Grèce. (…) En acceptant, contraint, les conditions draconiennes de l’accord, c’est donc en quelque sorte maintenu dans la prison de l’austérité que Tsípras a décidé de continuer à mener le combat, parce que le choix alternatif du Grexit n’était pas celui de la liberté mais celui du condamné à mort »14.

Il faut reconnaître à Pierre Laurent le mérite de ne pas noyer le poisson : le point crucial dans la bataille de Grèce était in fine les conditions de possibilités du Grexit et ses effets politiques. Cette lucidité fait malheureusement défaut à ceux qui louvoient dans un ni-ni entre sortie de l’euro et soumission à la Troïka. Pour eux, il est possible de séparer la question de la dette de celle de la monnaie15. Or, ce que nous apprend précisément le dénouement du bras de fer entre l’Union européenne et Syriza, c’est que ces deux questions sont strictement indissociables.

Chacun en convient, débarrasser la Grèce du fardeau de la dette est une condition sine qua non pour lui permettre d’amorcer une simple récupération : économiquement, il est crucial que l’Etat puisse consacrer ses maigres ressources à la reconstruction du pays et à son développement plutôt qu’au remboursement des créanciers ; plus encore, il est politiquement vital de se dégager des conditions imposées par les créanciers pour rendre possible une alternative au néolibéralisme.

De ce point de vue, la leçon de la séquence de l’été 2015 est extrêmement claire. La préservation du rapport d’endettement – c’est-à-dire l’acceptation des exigences des créanciers et l’engagement à rembourser la dette – était le véritable enjeu du blocus monétaire imposé par la banque centrale. Le rétablissement d’un contrôle des capitaux et le plafonnement des retraits bancaires à 60 euros par jours résultaient de la décision de la BCE de stopper l’approvisionnement du système bancaire grec en liquidités, ce qui revient de fait à une forme de suspension de la participation de la Grèce de la zone euro. Cette agression financière totale est une mesure de représailles en l’absence d’accord avec la Troïka sur la dette, en l’occurrence sur les conditions associées aux nouveaux financements permettant d’éviter la cessation de paiement.

Le chantage consistait à conditionner l’appartenance à la zone euro à la perpétuation du rapport de subordination par la dette. A ce moment paroxystique de l’affrontement, la question de la dette et celle de la monnaie ne firent plus qu’un. Le gouvernement grec – nous y reviendrons – était en capacité d’interrompre les remboursements de la dette publique, mais il était à la merci de Francfort en ce qui concerne la survie de son système bancaire et, donc, des circuits de paiements et de financements indispensables au fonctionnement de son économie domestique.

Un peuple qui entend rompre avec le néolibéralisme ne peut compter sur ses adversaires pour financer son économie. C’est la fameuse contrainte extérieure qui impose à tout pays désireux d’échapper à la souveraineté des marchés financiers de ne pas laisser filer son déficit commercial et de se protéger de la spéculation sur les marchés de capitaux. Dans le cadre de la zone euro, c’est en plus la nécessité de ne plus dépendre d’une banque centrale hostile pour assurer le fonctionnement normal de son système bancaire. Recouvrer la souveraineté monétaire est ainsi une condition nécessaire pour rompre avec les politiques d’austérité et engager des réformes structurelles tournées vers la justice sociale, la reconstruction de l’appareil productif et la transition écologique.

La possibilité d’un Grexit

Cet entrelacement des questions de la dette et de la monnaie a mis sur la table la question de la sortie de la zone euro. Mais était-ce réellement une possibilité ? Le Grexit ne risquait-il pas de plonger la Grèce dans un cataclysme tel que pour éviter la « condamnation à mort » de l’expérience Syriza il était préférable de consentir à « la prison de l’austérité » du mémorandum ?

Le climat de terreur vis-à-vis du Grexit s’est déployé sur un double registre : d’une part, celui du choc économique associé au changement de régime monétaire et, d’autre part, celui de la puissance symbolique associée à l’euro qui, au-delà de son rôle monétaire, est chargé des aspirations au rattrapage du côté des pays de la périphérie et, plus généralement, d’un horizon humaniste de dépassement des clivages nationaux. C’est un aspect essentiel du problème qui devra être pensé en tant que tel, mais dans le cadre de cet article je m’en tiendrai à la première dimension.

Techniquement, la restauration d’une monnaie nationale nécessite une action résolue et rapide ainsi qu’une certaine anticipation mais n’a rien d’impossible. Plusieurs auteurs dont Michel Aglietta 16 et Costas Lapavitsas et Heiner Flassbeck17 en ont indiqué les principales étapes. Les coûts organisationnels d’une telle transition sans être négligeables ne sont pas considérables, l’essentiel étant de s’assurer d’un contrôle des capitaux effectifs et d’une prise de contrôle publique du système bancaire de manière à assurer le bon fonctionnement du nouveau système de paiement et des circuits de financement.

Le second problème concerne la capacité de l’Etat à payer les fonctionnaires et à régler ses fournisseurs. Car, bien évidemment, une sortie de la zone euro va de pair avec un moratoire à effet immédiat sur la dette publique, ce qui signifie qu’il ne peut plus compter sur des apports financiers externes. Sur ce point, il faut noter quela situation budgétaire de Syriza au pouvoir était saine. Comme l’indique une note publiée par le think-tank Bruegel, « La Grèce a connu en excédent primaire record de 1,9 milliards d’euros sur les cinq premiers mois de 2015 au lieu d’un déficit attend de 1,2 milliards d’euros. En termes cumulés, l’objectif d’excédent primaire public a donc été dépassé de 3,1 milliards d’euros »18. S’il rompait ses engagements concernant la dette, l’Etat grec n’avait donc pas de problème à honorer ses autres obligations, ce qui signifie qu’il n’avait pas besoin de recourir à l’émission monétaire pour financer ses dépenses courantes et pouvait réserver cet instrument à des mesures de relance ou de création d’un schéma d’emploi public garanti.

L’autre question concerne la capacité à stabiliser son commerce extérieur. Là encore, on constate que la position de Syriza était plutôt favorable. Au prix d’un massacre social et économique, quatre années de compression extrême de l’activité domestique ont écrasé les importations et, de ce fait, permis de rétablir l’équilibre de la balance courante. La Grèce est certes dépendante de l’extérieur pour l’énergie et une partie de son approvisionnement en produits agricoles et en produits manufacturiers. Mais elle continue à exporter des biens dans ces deux domaines dans des proportions non négligeables. Surtout, le pays exporte massivement des services, notamment du transport (les armateurs) et du tourisme. Par ailleurs, il faut souligner que la Grèce est un des pays européens dont l’activité économique est la plus autocentrée. Les données de l’OMC donnent un ratio commerce sur PIB en 2011-2013 de 54% pour la Grèce contre 61% pour la France, 98% pour l’Allemagne et 188 % pour l’Irlande. La comparaison avec le Portugal (78%) qui est un pays sensiblement de la même taille souligne la vulnérabilité relativement limitée de la Grèce au choc sur le prix des imports.

Last but not least, les exportations, à commencer par le tourisme, pouvaient bénéficier à plein de l’effet dévaluation, compensant en grande partie l’augmentation du prix des importations. Suite à une dépression, les bénéfices économiques d’une dévaluation sont tout à fait substantiels et auraient pu donner un shoot d’oxygène précieux à une rupture menée par Syriza. Le mécanisme est aussi peu sophistiqué que puissant : une dévaluation signifie une hausse du prix des importations (en monnaie locale) et une baisse du prix des exportations (en devise) qui favorise l’activité interne. Pour un pays comme la Grèce ayant subit une longue phase de réduction de l’activité, cela se traduit par un récupération rapide, une diminution du chômage et une amélioration du compte extérieur.

Les graphiques qui suivent illustrent ces enchaînements dans les contextes de la crise russe de 1998 et de celle de l’Argentine de 2002 au cours desquels le rouble comme le pesos perdirent environ les deux tiers de leur valeur face au dollar, la trajectoire de la Grèce sur la période 2008-2013 est ajoutée à titre de comparaison. Ils montrent qu’à la dépression succède, au lendemain de la dévaluation, une rapide récupération de la croissance et sa stabilisation à un niveau plus élevé (Figure 1), une inversion durable de la courbe du chômage (Figure 2) et une amélioration notable de la balance des paiements courants Figure 3). Bien évidemment, des éléments de contexte ont joué un rôle particulier. En Russie comme en Argentine, l’effet fut particulièrement puissant car l’ampleur des dévaluations a été considérable, bien plus que ce qui serait nécessaire en Grèce. Mais, d’un autre côté, il faut souligner que ces pays déclarèrent un moratoire sur leur dette et se trouvèrent donc coupés de tout financement externe, ce qui les rapproche de la situation de la Grèce en cas de sortie de l’euro.

En Grèce, le principal point noir était la situation du système bancaire, exsangue du fait de sorties massives de capitaux. Sa recapitalisation dans la nouvelle monnaie aurait été indispensable, ce qui faisait de la nationalisation une solution immédiatement légitime et dotait la puissance publique d’un moyen d’accélérer le redémarrage de l’économie, de guider son redéploiement vers la satisfaction des besoins de la population et la transition écologique.

Pour compléter ce rapide tableau de la situation il faut rappeler la possibilité politique de négocier avec les autres pays européens une sortie contrôlée de l’UEM. Le véritable Brest-Litovsk de Syriza aurait été de parvenir à un tel accord. La volonté du ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble de créer un précédent pour discipliner la zone euro, d’un côté, et les craintes géopolitiques des européens et des étasuniens, de l’autre, permettaient au gouvernement Tsipras d’obtenir des concessions substantielles en cas de sortie de l’euro : un financement à court terme permettant notamment d’amortir le choc sur les dettes privées internationales libellées en devise ainsi qu’un moratoire sur la dette publique, préalable à une restructuration inévitable19. La question d’une intervention de la BCE pour stabiliser le taux de change, au titre des effets déstabilisateurs sur le système financier européen d’une sortie pouvait également être envisagée. L’essentiel est que ces gains qu’il convenait d’essayer d’obtenir par la négociation n’avaient pas pour contrepartie de lier les mains du gouvernement Syriza pour les mois et les années à venir. Certes, Tsipras devait en rabattre sur ses ambitions : il n’allait pas changer l’Europe tout de suite mais, en Grèce, il gardait vivante la flamme de l’alternative.

Les quelques éléments qui viennent d’être présentés montrent que le caractère apocalyptique d’une sortie de la zone euro dans le cas de la Grèce fut amplement exagéré. Tout donne au contraire à penser que se dégager du carcan de l’Union monétaire était le meilleur moyen de regagner des marges de manœuvre macroéconomiques permettant à un gouvernement de gauche radicale de mener sa propre politique.

Évidemment, si la sortie de la zone euro est une condition indispensable dans une stratégie de gauche, elle n’est pas en soi un gage de réussite : la capacité à mettre au pas l’oligarchie domestique reste un défi entier. De plus, pour conserver un soutien populaire il était nécessaire de mettre en place un filet de sécurité socioéconomique (transports publics gratuits, accès aux produits alimentaires et aux médicaments à bas coûts, suspension des expulsions) qui garantissent aux plus vulnérables qu’ils ne perdraient rien dans la phase de transition. Mais il n’y a aucune raison à sous-estimer les avantages économiques et politiques considérables qui découlent d’une sortie de l’euro : la liberté d’action retrouvée du gouvernement et la perspective d’améliorations rapides pouvaient permettre de mobiliser des secteurs entiers de la population et nourrir le processus de transformation d’initiatives à la base, notamment via le financement public d’un système de garantie de l’emploi20. En somme, donner un avenir aux victoires électorale et référendaire de janvier et juillet 2015.

La viabilité macroéconomique à court terme d’un projet politique est une donnée essentielle qui se pose toujours dans un contexte précis, comme nous venons de le faire en examinant rapidement les conditions de possibilité d’un Grexit. Mais, la confrontation d’un gouvernement de gauche avec l’Union économique et monétaire est une proposition plus générale. Le caractère chimérique d’une transformation de l’Europe directement par le niveau continental, d’un côté, et, de l’autre, l’étroite collaboration entre le pouvoir monétaire centralisé à la BCE et l’organisation de la dépendance des gouvernements à leurs créanciers mettent la gauche au pied du mur. Si elle parvient de nouveau au pouvoir, soit elle se range aux arguments de l’extrême centre et consent au jeu européen, c’est ce à quoi en est réduit Alexis Tsipras ; soit elle décide de mener sa propre politique - de désobéir aux traités européens si l’on veut - mais cela implique de sortir de l’Union économique et monétaire et donc de préparer ce choix politique, une option qui gagne rapidement en audience dans toute la gauche européenne.

Europe, classes et nations

Cette leçon de la défaite grecque vient buter sur un ultime argument : prôner la rupture avec l’Europe néolibérale serait faire le jeu des extrêmes droites. Le spectre du fascisme s’affirme ainsi comme le meilleur allié d’un eurolibéralisme en pleine déconfiture21, rabattant vers ce dernier une partie de la gauche séduite par les sirènes internationalistes du capital. Une variante consiste à brandir la menace de la guerre contre la sortie de l’euro22, comme la paix était appelée hier à la rescousse du TSCG23. Mais le geste est un peu facile. La question à laquelle il faut répondre est bien plus immédiate : l’Union européenne est-elle aujourd’hui un rempart contre le nationalisme ? Contribue t-elle de quelque façon à dessiner une destinée commune aux peuples européens leur offrant un avenir meilleur ? Malheureusement non. Et cet appareil politique là ne protège ni contre la guerre, ni contre le fascisme. Au contraire, il leur prépare le terrain.

Depuis Maastricht au moins, la plupart des forces de gauche ont saisi la dynamique perverse de cette intégration continentale sous les auspices du capital. Les murs de la prison néolibérale que nous entrevoyions ont été bâtis contre notre volonté et malgré nos victoires, comme celle du Non au referendum de 2005 sur le traité constitutionnel. En nous battant aujourd’hui pour les abattre, nous sommes simplement fidèles à nous mêmes. Il y aurait même quelque chose de scandaleux à laisser l’extrême droite prospérer sur le terrain politique que notre camp a labouré.

La question européenne doit être reprise du point de vue des rapports de classe. Bien sûr, la gauche combat le nationalisme lorsqu’il s’habille de racisme et stimule des divisions ethno-culturelles qui font obstacles à une politique d’émancipation. Mais elle est agnostique sur les mérites intrinsèques de l’échelon politique national ou supranational ; ce qui lui importe, c’est le jeu des rapports de classes qui se cristallisent aux différents niveaux et leurs interactions.

Dans sa lecture du 18 Brumaire, Bob Jessop met en évidence les ressorts de l’analyse des conjonctures historiques par Marx : « Le contenu social des positions politiques est principalement relié aux intérêts économiques des classes et des fractions de classes qui s’opposent […] plutôt qu’à des intérêts abstraits identifiés au niveau du mode de production »24. Cette attention méticuleuse aux intérêts dans leur impérative immédiateté, leurs reflets déformés dans le champ politique, les rapports différenciés à la nation qui en découlent est indispensable si la gauche espère être en mesure de formuler l’offre correspondant aux aspirations de ceux qu’elle entend représenter.

Dans les pays de la périphérie européenne comme en France et, de manière plus différenciée, dans les pays du Nord de l’Europe, l’affrontement avec l’Union européenne s’avère alors inéluctable. Il a en fait deux volets principaux. Le plus facile, c’est celui de l’austérité qui aliène progressivement à l’extrême-centre les fonctionnaires, et tout ceux qui voient leur situation fragilisée par le recul de l’Etat social et des services publics. Le second volet, c’est la monnaie unique et, au delà, la liberté de circulation du capital. Proto-monnaie mondiale, l’euro est indispensable pour les grandes firmes et le secteur financier et bénéficie à tous ceux qui possèdent un patrimoine financier quelque peu significatif. Elle est aussi agréable aux classes culturellement les mieux dotées qui profitent des facilités de voyages qu’elle permet. Mais pour la majeure part de la population laborieuse et les privés d’emplois, tous ceux qui ne voyagent guère et n’ont pas de patrimoine à faire fructifier, la monnaie unique n’apporte rien. Un attachement symbolique peut subsister, mais il est ténu. Surtout qu’à travers les désalignements de taux de change et en l’absence de transferts budgétaires significatifs, l’euro est un canal essentiel de l’intensification de la concurrence et donc des fermetures d’établissements et des suppressions d’emplois dans les secteurs des biens et services échangeables. Pour les secteurs exposés et les chômeurs, vu sous cet angle, l’euro est un ennemi naturel.

Alors que faire de la nation ? Dans le cas de la France, la question est lourde du passé colonial, du présent raciste et impérialiste de l’État français, de l’ombre du FN. Mais elle comprend aussi un volet socioéconomique sur lequel la gauche ne peut faire l’impasse. Défendre les acquis sociaux à l’échelon national contre les attaques coordonnées depuis les institutions européennes, tout comme s’opposer à une monnaie unique coupable de saboter la base productive du pays - et les emplois qui vont avec - n’a rien de douteux.

La célèbre formule du Manifeste selon laquelle « les prolétaires n’ont pas de patrie » est souvent utilisée à mauvais escient. Ce n’est pas un slogan, mais le constat d’une privation que Marx et Engels déplorent : « En outre on a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie, la nationalité. Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur prendre ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétaire doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale (13), se constituer lui-même en nation, il est encore par là national, quoique nullement au sens où l’entend la bourgeoisie. »25 Aujourd’hui, à la différence du XIXè siècle, les classes populaires en France ont en partage des parcelles de la nation : la sécurité sociale, les congés payés et les 35 heures, l’éducation gratuite et l’hôpital public et même, de façon résiduelle, les grands réseaux électriques, telecom et ferroviaires, voire une base industrielle largement façonnée par l’action publique... Au niveau européen, les prolétaires n’ont rien à eux. Cette dialectique de la possession et de l’exclusion est le pli où l’Europe se déchire.

Conclusion

En quelques années le signifiant Europe a changé de contenu. Ce mot évoquait la fraternisation de peuples autrefois ennemis, la promesse d’une démocratie post-nationale, celle d’une prospérité partagée. Il est désormais synonyme de dépression économique, d’austérité, d’autoritarisme et de rancœur ravivées entre les peuples. Loin d’apporter une convergence des standards de vie à l’échelle continentale, il a produit une polarisation sociale accrue au sein des pays et entre les pays. Les économies de la périphérie sont cantonnées à un statut de semi-protectorat sous le joug d’un nouvel impérialisme orchestré au premier chef par les classes dominantes allemandes et leurs alliées européennes, à commencer par les multinationales françaises de l’industrie et de la banque.

La victoire dans les urnes de Syriza le 20 septembre 2015 ne change pas la donne. Au contraire, elle entérine la normalisation de ce parti qui avait promis d’interrompre la litanie des coupes budgétaires et des réformes structurelles qui forment aujourd’hui le seul horizon des partis de l’extrême centre. L’échec d’Unité populaire témoigne de la difficulté de rouvrir la brèche lorsque l’enthousiasme est retombé et que prévaut la logique du moindre mal.

L’événement qui me hante est celui 13 juillet 2015. Ce petit matin lors duquel les espoirs de millions de grecs et des forces de gauche sur tout le continent se sont évanouis a révélé crument une impasse stratégique : prioriser l’idée européenne implique pour la gauche au pouvoir de se nier elle-même. J’en tire une leçon. Pour ne plus s’écraser dans l’insignifiant, la gauche doit s’arrimer solidement aux intérêts immédiats des subalternes, c’est-à-dire récuser l’austérité et préparer la sortie de la monnaie unique. Au défaitisme de l’autre Europe s’oppose la volonté de rompre.


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