Étienne Balibar "La construction européenne doit changer... ou elle s’effondrera"

mardi 21 février 2017.
 

Professeur émérite à l’université de Paris Ouest-Nanterre et enseignant au Centre for Research in Modern European Philosophy à l’université Kingston de Londres, le philosophe Étienne Balibar vient de publier un recueil de textes écrits de 2010 à 2015 : « Europe, crise et fin  ? » Passant la philosophie au crible du marxisme, l’ancien élève d’Althusser s’est engagé activement aux côtés des immigrés clandestins, qu’il nomme les « prolétaires au sens strict ». Celui qui défend le droit de cité des étrangers en Europe et définit la frontière comme une institution non démocratique revient ici sur la nouvelle configuration du vieux continent et sur les alternatives que peut impulser la gauche. Entretien pour L’Humanité Dimanche réalisé par Vadim Kamenka

HD. Pourquoi avoir décidé de publier ce recueil sur l’Europe  ?

Étienne Balibar. L’idée vient de l’éditeur, qui voulait rééditer un recueil paru en 2005, lequel s’appelait « Europe, Constitution, Frontières ». La proposition m’avait intéressé, mais il fallait le réactualiser. L’Europe avait complètement changé depuis la crise financière de 2008 et les événements grecs, avec l’imposition d’un plan d’austérité et le début d’une réponse politique, créaient une situation nouvelle. En ouverture, je reprends donc un texte de 2010, intitulé déjà « Europe  : crise et fin  ? », et je tente de le développer. J’y expliquais que les Grecs avaient raison de se révolter, que l’on ne pouvait accepter de leur faire payer la manipulation des comptes publics par leurs gouvernements successifs, avec l’aide des banques américaines et de la Commission européenne. Cela posait un certain nombre de questions sur l’interpénétration du politique et de l’économique, sur le populisme et de ce que j’appelle le contre-populisme, sur le devenir de la gauche en Europe, etc.

Partant de là, nous avons alors imaginé de publier un ensemble d’interventions et d’analyses. Mais les années ont passé, sans que le projet n’aboutisse. Cependant, j’ai continué à écrire sur ces deux plans, en dialoguant avec le philosophe allemand Jürgen Habermas (1) sur les nouvelles formes de gouvernement en Europe, en approfondissant l’idée des stratégies de sortie de crise. L’ultime confrontation entre le gouvernement Syriza et l’Eurogroupe s’est soldée, en apparence au moins, par une « capitulation » de la gauche grecque.

L’autre question qui a ébranlé l’Europe est celle des réfugiés, avec la décision de la chancelière allemande de contrevenir au règlement de Dublin. Ces deux événements ont mis en évidence le fait que les contradictions ont franchi un seuil d’irréversibilité. La construction européenne doit changer de contenu ou elle s’effondrera, comme en son temps, pour des raisons inverses, le système soviétique.

HD. Vous citez souvent la Grèce dans ce recueil. En quoi ce pays est-il révélateur de la crise européenne  ?

É. B. Les Grecs ont été les victimes d’un mécanisme d’exploitation par la dette qui est à l’œuvre dans le monde entier. Des propositions alternatives ont été formulées par des économistes critiques, par ATTAC, etc., à partir de la distinction entre dettes légitimes et illégitimes. Quand Syriza est arrivé au pouvoir, le Parlement grec a réalisé un audit et le problème de la restructuration a été posé. D’où le bras de fer avec la fraction la plus dure du néolibéralisme européen. Ce « petit » État posait un défi redoutable à l’ordre dominant en Europe. Les raisons du diktat de Bruxelles sont donc politiques, beaucoup plus qu’économiques. Mais l’expérience grecque demeure un modèle de résistance et un objet de réflexion pour tous ceux, en Europe, qui savent qu’une alternative est indispensable.

La Grèce sert aussi de révélateur devant la dérive que connaît un système qui organise la casse de l’État social et se trouve coincé entre son déficit démocratique et, corrélativement, la montée de l’extrême droite dite populiste. Mais notre avenir se joue dans cet espace politique, que nous le voulions ou non. C’est pourquoi nous avons un devoir d’ingérence et de solidarité.

L’endettement généralisé est le révélateur des mécanismes qui assujettissent les populations et les États à la puissance des marchés financiers internationaux. Cela passe par des opérations bien précises  : les activités dérégulées des banques, l’évasion fiscale, le shadow banking… tout ce que Keynes décrivait comme « l’économie de casino ». Le capitalisme dominant est intrinsèquement spéculatif. C’est aujourd’hui le danger principal.

HD. Cet ordre néolibéral a-t-il toujours fait partie de la construction européenne  ?

É. B. Il était en germe. Mais un tournant a été pris au moment de la chute de l’URSS et de l’élargissement de l’Union européenne aux pays d’Europe de l’Est. Il ne s’agit pas d’idéaliser ce qui existait avant  : la communauté européenne était une émanation de la guerre froide. La période intermédiaire – avec la codirection franco-allemande, l’entrée du Royaume-Uni, les travaux de la commission Delors… – se caractérise par une forte tension entre le projet d’union monétaire et l’idée d’Europe sociale. À partir de 1990, le rapport de forces est déstabilisé dans chaque pays et à l’échelle mondiale, et les possibilités d’alternative au néolibéralisme ont été détruites. Les propositions d’unification par le haut de la citoyenneté sociale inspirées par la Charte européenne des droits sociaux, comme celles que contient le rapport Supiot, ont été neutralisées. La « concurrence libre et non faussée » a été constitutionnalisée, on est entré dans une phase de démantèlement des droits du travail et de la Sécurité sociale. La Commission et la Cour de justice européennes en sont les deux principaux instruments.

HD. Le constat d’une crise de la construction européenne est largement partagé. Mais les réponses mènent à plus de concentration des pouvoirs…

É. B. Jürgen Habermas est un démocrate libéral et social, il prône une forme conséquente de représentation à l’échelle fédérale. Notre discussion s’est produite au moment où Mario Monti, en Italie, et Papademos, en Grèce, deux anciens employés de la banque Goldman Sachs, arrivent au pouvoir en contournant le suffrage universel. L’élite liée au capital financier reprenait l’Europe en main. Jürgen Habermas a décrit ce moment comme l’avènement d’un « fédéralisme exécutif post-démocratique ». L’Europe tend vers un régime potentiellement autoritaire, mais qu’il faut habiller d’une façade démocratique, d’où le projet d’élection d’un président européen au suffrage universel, par exemple. Cette « révolution par le haut » s’est heurtée à l’accélération de la crise qui, aujourd’hui, fragmente l’Europe entre nations et entre régions. La technocratie pour l’instant n’a pas de plan B.

HD. Quelle alternative démocratique peut déboucher  ?

É. B. Certains sont convaincus qu’il n’y a pas de puissance du peuple en dehors du cadre national. Il serait donc illusoire de vouloir transformer l’Europe de l’intérieur, et il faut recréer un rapport de forces dans le cadre national. Pour d’autres, le seul niveau qui compte aujourd’hui est le niveau mondial  : les problèmes d’environnement ou des travailleurs précarisés du monde entier ne sont pas des problèmes « européens ».

Il y a des arguments des deux côtés, mais j’estime que toute tentative « souverainiste » serait désastreuse. Pour mettre en œuvre des alternatives à la domination du capital financier, il faut trouver un point d’équilibre entre des impératifs de protection (acquis sociaux, institutions, éducation) et des impératifs de régulation (opérations financières, flux de populations, problèmes d’énergie et d’environnement). Pour cela, le niveau européen est pertinent, mais à la condition que l’Europe change de cours. Il faut donc relancer l’idée d’un « dèmos européen » qui résulterait de son propre mouvement constituant, articulant toutes les formes de pratique démocratique. Cette exigence inclut la représentation, comme le veut Jürgen Habermas, ou la participation directe, comme le soulignent les Indignés. Mais, surtout, elle doit recréer du conflit civique entre les pouvoirs établis et des mouvements d’opposition capables de traverser les frontières.

Jurgen Habermas (1929) cherche à concilier matérialisme marxiste, pragmatisme américain et psychanalyse.


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