Que l’histoire demeure un lieu de résistance

mardi 5 janvier 2016.
 

Une conscience des luttes par Pierre Serna, directeur 
de l’Institut d’histoire de 
la Révolution française 
à Paris-I Panthéon-Sorbonne

Dans le climat nauséabond dans lequel nous devons vivre, face à la grossièreté des propos concernant la prétendue race blanche constituant la France, que faire  ? Posons la question  : à quoi sert l’histoire dans le débat social  ? Afin de répondre à cette question il faut se reporter en 2009, lorsque, de façon cynique, la ministre de l’Enseignement supérieur a volontairement coupé le lien entre le savoir critique de la recherche et le savoir pédagogique de la transmission des connaissances. Désormais, à la fin de leur licence les étudiants devaient choisir un master d’enseignement qui les réduisait à des techniciens de la didactique, n’ayant plus d’espoir de pouvoir construire un savoir personnel et autonome, fortement critique de toute ingérence du pouvoir quel qu’il soit dans les programmes, et les autres se dirigeaient vers le grand casse-pipe d’une recherche sans débouchés, avec des centaines de postes gelés et sans espoir de pouvoir se consacrer sereinement à l’enseignement dans le secondaire.

Pourtant un discours mûr et critique a construit pendant quelques générations l’Histoire et son enseignement à la pointe d’un savoir critique, de gauche radicale, parfois de droite aussi, ne le cachons pas, ce qui donnait au débat d’histoire toute sa tenue, comme le bicentenaire l’avait démontré entre un Michel Vovelle pugnace et républicain et un François Furet faisant feu de tout bois pour instiller l’idée que la révolution était finie et ne se reproduirait plus nulle part… Cinq ans plus tard les dégâts sont lourds. Les enseignants du supérieur ne peuvent que constater une méconnaissance des enjeux des luttes sociales, des formes politiques que les inégalités et les injustices engendrent. Les raisons d’inquiétude existent, lorsque les médias parlent de «  violence  » pour une chemise arrachée sans mettre en balance les milliers d’emplois saccagés et de vies déchirées.

C’est que dans ce pays la conscience politique s’est construite sur la mémoire les luttes passées connues, respectées et poursuivies, depuis la Révolution jusqu’à la naissance du socialisme au XIXe siècle, et des conquêtes sociales du XXe siècle… L’oubli de cette longue chaîne de résistances, de désobéissances civiles, de capacité de dire non, d’initiatives de manifestations, de courage «  insurrectif  » constitue une grave amnésie, comme un trou de savoir, de culture, qui déstabilise les jeunes générations sans repères dans la culture de la lutte, de la dissidence et de la riposte à la violence d’un capitalisme sans cesse plus dur, plus corrosif du contrat social et de la solidarité commune au socle du vivre-ensemble. De façon rageante, l’histoire semble cyclique, et le retour à un climat digne des années sombres de l’entre-deux-guerres et de son racisme ambiant revient…

Que peut l’histoire  ? Que peuvent les historiens universitaires  ? Des initiatives ont émergé, renvoyant à un âge, au XIXe siècle, où les républicains étaient en faillite, il fallait tout recommencer de zéro, à partir de micro-expériences d’immeuble, de quartier, aujourd’hui dans nos départements d’histoire, dans nos salles ou amphithéâtres. Comme sortant d’une période d’étouffoir ou d’éteignoir, il faut tout rebâtir à partir de micro-expériences et se les dire, les partager. La loi Pécresse a voulu casser cette dynamique de la maternelle à l’université qui unissait au moins symboliquement les enseignants.

Retournons cette logique, et nous, les universitaires, allons à la rencontre des collègues du secondaire dans les formations, aux Rendez-vous de l’histoire de Blois, en demandant à intervenir dans des formations de jeunes enseignants. Les moyens manquent drastiquement  ? Unissons-nous avec des forces vives de la société civile. À l’Institut d’histoire de la Révolution française, fondé en plein Front populaire pour préparer le 150e anniversaire de la Révolution des droits de l’homme, les crédits n’arrivent plus… qu’à cela ne tienne, nous avons fondé, avec le Comité pour la Marche du 23 mai 1998, rendant hommage à la mémoire des esclaves noirs des Antilles, une université populaire pour rendre compte, en une série de cours accessibles à tous, des chantiers d’histoire concernant l’esclavage, son abolition durant la Révolution et les luttes des esclaves pour retrouver leur liberté. Nous sommes dans l’adversité, le déni, l’ignorance et la vulgarité du rejet de l’autre.

La période est médiocre  ? Le défi n’en est que plus grand pour les historiens, porteurs d’une conscience douloureuse et vive à la fois des luttes passées, présentes et à venir. Il n’y a pas de petit combat, il suffit que l’histoire demeure un lieu de résistance à toute forme d’arbitraire et qu’elle trouve la narrativité juste pour raconter au plus grand nombre les combats passés reflétés dans les tensions actuelles.

Texte publié dans le quotidien L’Humanité


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