Pour une histoire globale des mouvements sociaux. Entretien avec Holger Nehring

lundi 15 octobre 2018.
 

Dans cet entretien, l’historien Holger Nehring revient sur les questions méthodologiques que pose l’analyse transnationale des mouvements sociaux. Après avoir discuté le concept même de « mouvement social », Nehring revient sur sa proposition d’une histoire globale des mouvements sociaux – multipliant les exemples, aussi bien d’un point de vue spatial que temporel – tout en discutant les forces et limites de l’historiographie récente sur le sujet.

En tant qu’historien des «  mouvements sociaux  », comment définiriez-vous ce concept  ? Pourquoi ne pas utiliser le terme plus classique de «  mouvement ouvrier  »  ?

Définir le concept de «  mouvement social  » est l’une des choses les plus épineuses et controversées qui soient, non seulement pour les sciences sociales, mais également pour les historiens. Le chapitre de Dieter Rucht, dans le livre que j’ai dirigé avec Stefan Berger< [1]>, traite de cette question en détail et souligne également un certain nombre de problèmes liés à celle-ci. Comme nous l’écrivons avec Stefan Berger dans notre introduction, l’un de nos objectifs avec ce volume est de nous amener à penser historiquement non seulement les aspects empiriques du militantisme des mouvements sociaux, mais aussi, dans le même temps, le concept même de « mouvement social< [2]>  ».

Nous dirons ainsi que les mouvements ouvriers sont des mouvements sociaux, mais que tous les mouvements sociaux ne sont pas des mouvements ouvriers. Assimiler le «  mouvement ouvrier  » au «  mouvement social  » est une idée qui a atteint son apogée au XIXesiècle, pendant l’industrialisation et elle a donc un ancrage historique assez précis.

L’une des principales idées de notre livre est que la signification du «  mouvement social global  » dépend du contexte : celle-ci a évolué au fil du temps — elle varie en fonction du lieu géographique du militantisme et aussi du type de problème. La signification du terme «  mouvement social  » n’est pas figée, tout comme celle du terme «  global  ». Notre livre entend offrir une historicisation conceptuelle consistante qui nous permet de bénéficier de perspectives analytiques et empiriques novatrices.

Ainsi, nos auteurs mobilisent une pluralité d’approches. Marcel van der Linden, par exemple, privilégie la notion développée par Charles Tilly de dynamiques contestataires (dynamics of contention), cernant ainsi également des formes plus organisées de politiques contestataires. Stefan Berger, dans son chapitre sur les mouvements ouvriers comme mouvements sociaux globaux, souligne la manière dont le concept même de «  mouvement ouvrier  », qui a longtemps dominé l’histoire ouvrière, était un concept très occidental, c’est-à-dire qu’il priorisait conceptuellement le travail industriel salarié sur d’autres formes de travaux se développant en dehors de ce contexte. Il y a également une dimension genrée à cela — le travail féminin ayant souvent été relégué en dehors de l’histoire ouvrière traditionnelle.

Notre approche globale nous permet de questionner nos concepts et, ainsi, de développer davantage notre théorisation de tels phénomènes. Nous espérons en particulier que notre approche globale va nous aider à nous éloigner des postulats théoriques de la modernisation qui ont sous-tendu, jusqu’à récemment, la plupart des théories des mouvements sociaux — c’est-à-dire l’idée que les mouvements sociaux reflètent des développements clés dans la société et l’économie de telle sorte que les «  anciens  » mouvements sociaux se situeraient autour de la période de l’industrialisation alors que les «  nouveaux  » mouvements sociaux (environnementaux, LGBT et d’autres mouvements basés sur l’identité) signaleraient un tournant post-matérialiste.

Bien que toutes les théories sur le mouvement social tentent de clarifier ce lien à la théorie de la modernisation, même les propositions d’historiens comme Alain Touraine ou Alberto Melucci considèrent que la forme d’un mouvement social est en lien direct avec la forme fondamentale de la société dans laquelle celui-ci se développe. Notre perspective globale nous rend sceptiques quant à l’endossement d’un lien aussi direct : des présuppositions directes sur la forme et la configuration d’une société deviennent problématiques.

Nous n’affirmons pas, bien sûr, que tous les phénomènes sociaux sont des mouvements sociaux. Les mouvements sociaux sont délimités. D’une manière générale, tous nos auteurs seraient sans doute d’accord pour dire que, quant à son organisation, un mouvement social est un acteur social qui se trouve quelque part entre, d’une part, un parti politique et un syndicat, et d’autre part, une série de protestations. Nous sommes d’accord avec Heinrich Ahlemeyer en trouvant utile la description d’un mouvement social comme «  la reproduction et le lien entre des événements de mobilisation  ». Dans et à travers ces événements, un mouvement social se constitue à la fois comme un acteur social et comme la solution du problème auquel il entend s’attaquer. Les médias (de masse) ont joué un rôle important en tenant compte de cette autoconstitution des mouvements sociaux en tant qu’acteurs sociaux< [3]>.

Dans le livre que vous avez dirigé avec Stefan Berger, The History of Social Movements in Global Perspective(Palgrave Macmillan, 2017), beaucoup d’auteurs s’intéressent à un grand nombre de mouvements sociaux (Australie, Corée postcoloniale, Moyen-Orient, Afrique du Nord) sur une période assez longue. Comment avez-vous déterminé la structure de ce livre  ?

Nous sentions qu’il y avait un besoin urgent d’un livre donnant une vue d’ensemble historique sur ce champ à partir d’une perspective qui soit à la fois thématique et chronologique. Cette différentiation était, selon nous, particulièrement importante, car divers thèmes (comme la paix ou le féminisme) ont une importance différente en différents endroits du globe. Nous voyons notre livre comme le point de départ d’une conversation renouvelée entre historiens, sociologues et anthropologues sur les mouvements sociaux et le militantisme. Notre but était de renouveler les conversations sur la sociologie historique des mouvements sociaux, un champ qui était dynamique dans les années 1970 et 1980, mais qui semble désormais être une niche.

La structure de notre livre comporte certaines limites, comme nous l’avons écrit dans l’introduction. Diviser le monde en continents pose, par exemple, un certain nombre de problèmes additionnels : comme l’ont montré des chercheurs postcoloniaux, diviser le monde en continents est, en soi, directement lié à des visions impérialistes. De la même manière, certains concepts, comme celui de «  paix  », ont émergé dans des contextes spécifiques majoritairement européens. Nous avons cherché à constamment problématiser cela dans notre livre, tout en offrant une pluralité d’approches. C’est également là l’objectif de la collection Palgrave Studies in Social Movements, dans laquelle ce volume a été publié. Stefan Bergen et moi codirigeons cette collection en lien avec l’Institute for Social Movements de Bochum et le Centre for Policy, Conflict and Co-Operation Researchde Stirling.

Nous espérons que notre introduction, tout comme les chapitres théoriques, permettent aux lecteurs d’aller au-delà de ces divisions et reflètent la manière dont les divers concepts s’inscrivent dans des structures de pouvoir mondiales. Nous ne voulons pas présenter une histoire cohérente à nos lecteurs. Nous voulons apporter les éléments d’un puzzle — et peut-être également rendre les lecteurs perplexes — afin qu’ils puissent explorer ceux-ci et s’en inspirer.

Alors que le concept de «  mouvement social  » est souvent appréhendé comme un concept de gauche, ce livre comporte également un chapitre sur le fascisme comme mouvement social dans un contexte transnational (Kevin Passmore) ainsi qu’un chapitre sur les mouvements sociaux de droite post-fascistes (Fabian Virchow) : pourriez-vous expliquer ce que peut apporter une analyse des mouvements de droite à notre compréhension des mouvements sociaux  ?

Nombre de chercheurs ont utilisé le concept de «  mouvement social  » pour désigner un grand mouvement pour le bien et pour désigner le progressisme et la modernité. Il s’agit là d’une position normative plus qu’analytique. Prendre en compte les mouvements de droite est donc, dans une certaine mesure, un moyen de s’éloigner d’un programme normatif étroitement lié au militantisme populaire des années 1970 et 1980 pour se diriger vers une position plus analytique. Ce déplacement permet de nous mettre dans une position permettant de comparer et mettre en contraste les dynamiques de la mobilisation sociale au-delà des diverses frontières idéologiques. Plus spécifiquement, cela nous permet de comprendre ce qui fait bouger les mouvements sociaux dans des contextes différents et ce qui est «  social  » dans un « mouvement social  ».

Compte tenu de la montée de mouvements de droite en Europe, aux États-Unis et ailleurs, il est important d’avoir ce type d’appréhension analytique : les hypothèses normatives ne nous aident pas vraiment à expliquer et à comprendre la manière dont nos sociétés fonctionnent. Dans le contexte d’une histoire mondiale, considérer les mouvements de droite permet également de saisir les manières dont les identités nationales ne s’opposent pas uniquement aux développements globaux, mais comment, même des mouvements ultranationalistes, forment des alliances transnationales et globales, au-delà d’une perception partagée des problèmes et des menaces. En dehors des auteurs du livre que nous avons dirigé, Robert Gerwarth a particulièrement mis en lumière ces dynamiques en ce qui concerne les Freikorps (corps-francs) allemands et les groupes qui y étaient liés en Europe centrale et orientale, et son important projet financé par l’ERC, à Dublin, a souligné que les mouvements révolutionnaires n’étaient pas les seuls à s’être étendus globalement, mais également les mouvements contre-révolutionnaires. La gauche n’a pas le monopole de l’internationalisme ou des connexions mondiales.

Alors qu’il y a un chapitre sur le printemps arabe (Nora Lafi), on ne trouve rien sur les récents mouvements sociaux en Europe et en Amérique du Nord (Occupy, Indignados, Nuit Debout,…) dans votre livre. S’agit-il d’un choix  ?

Notre décision de ne pas inclure ces mouvements était surtout une décision pragmatique — et lorsque nous avons commencé à planifier le livre, les recherches sur des mouvements comme Occupyen étaient bien plus à leurs débuts que celles sur le «  printemps arabe  ». D’autres mouvements ne sont pas suffisamment représentés dans le livre, comme des mouvements sociaux religieux et sans doute même le nationalisme en tant que mouvement social mondial. Nous espérons inclure des chapitres sur ces mouvements dans une seconde édition révisée.

La question de l’«  espace  » a toujours été partie intégrante des réflexions sur le mouvement ouvrier (voir, par exemple, les analyses de Gramsci sur la nécessité d’une alliance entre les villes et la campagne en vue de bâtir une hégémonie ouvrière) : les «  mouvements sociaux  » pensent-ils cette question différemment du mouvement ouvrier «  traditionnel  »  ? Comment votre approche globale des mouvements sociaux s’articule-t-elle aux spécificités locales des mouvements abordés dans ce livre  ?

Je n’établirai pas de stricte distinction entre les «  mouvements sociaux  » et les mouvements ouvriers «  traditionnels  ». Toutefois, je répondrai ceci à votre question : cela dépend. L’excellent chapitre de Nora Lafi souligne, de manière particulièrement pertinente, l’interaction entre les mouvements urbains et ruraux par exemple ; notre chapitre sur l’Amérique latine met également l’accent sur leurs interactions. Les mouvements féministes et pacifiques en revanche ont souvent été concentrés dans les milieux urbains, bien que les mouvements pacifiques de la guerre froide des années 1980 aient souvent mené des campagnes dans des zones rurales, comme Mutlangen ou Groβengstingen, dans le sud-ouest de l’Allemagne, où des missiles nucléaires étaient stationnés à l’époque.

Les contributions à ce livre considèrent également l’espace à partir d’une perspective conceptuelle : elles cherchent à analyser les manières dont l’activisme social a utilisé l’espace et s’est formé à travers les rapports spatiaux. Certains des chapitres soulignent également les manières dont les mouvements sociaux propagent et établissent de nouvelles bases spatiales pour la politique, comme Susanne Schregel l’a montré dans son étude sur les mouvements pacifiques allemands. La politique de l’espace est par conséquent l’une des manières dont les mouvements sociaux transgressent la politique dominante.

Cela signifie également qu’il n’y a pas de schéma directeur concernant le rapport entre le local et le global. Les contributions à ce livre entendent insister sur l’agentivité et ainsi souligner les multiples manières dont les facteurs globaux et locaux se recoupent et interagissent.

Vous vous intéressez beaucoup aux mouvements pacifiques (Politics of Security, Oxford University Press, 2013) — et à leur caractère transnational : quelle différence faites-vous entre les mouvements pacifiques et les mouvements anti-impérialistes  ? Ces deux types de mouvements se caractérisent par leur internationalisme conséquent, mais il semble qu’il existe d’importantes différences quant à la manière dont ils appréhendent les rapports internationaux.

On pourrait dire que pendant la période couverte par mon livre — principalement les années 1950 et 1960 — les mouvements pacifiques n’étaient pas anti-impérialistes, mais opéraient au sein d’une mentalité et d’un contexte impériaux. James Hinton a fortement souligné ce point, de manière polémique, en ce qui concerne la British Campaign for Nuclear Disarmament(CND) ; et Andrew Oppenheimer a souligné certains traits par lesquels les pacifistes ouest-allemands ont entamé un dialogue avec les idées gandhiennes de non-violence< [4]>.

J’aborderais cette question quelque peu différemment et la diviserais en deux parties : qu’est-ce que l’internationalisme  ? Et que signifient le militantisme anti-impérialiste et le militantisme pacifique  ?

En premier lieu, je suis plutôt sceptique quant à l’utilisation du terme « internationalisme  » sans définition sérieuse. Comme je le montre dans mon livre — et comme l’ont montré d’autres chercheurs concernant des périodes différentes (par exemple Sandi Cooper dans Patriotic Pacifismet Verdiana Grossi dans son étude monumentale sur les mouvements pacifiques européens du XIXesiècle) —, l’« internationalisme  » ne résulte pas nécessairement en une solidarité inconditionnelle ou à l’abandon des identités locales et nationales.

Dans mon livre, j’essaye de montrer qu’il existe différentes versions nationalesd’internationalisme et que ces différentes versions se sont souvent opposées. Les mouvements britanniques comme allemands de l’époque voulaient présenter l’internationalisme comme s’inscrivant dans leur mission nationale. Cela a résulté en de multiples incompréhensions et de nombreux débats et disputes entre ces mouvements comme au sein de ceux-ci< [5]>.

Je suis donc assez sceptique sur certaines des recherches les plus récentes sur l’internationalisme qui tentent de présenter celui-ci comme dépassant les frontières nationales< [6]>. Celles-ci ignorent la pluralité des visions internationalistes et ne relient pas les conceptions de l’internationalisme à leurs contextes sociopolitiques.

En ce qui concerne le militantisme anti-impérialiste et le militantisme pacifique : il peut sembler évident de dire que chacun souligne des choses différentes. Mais la clef pour comprendre le militantisme pacifique est son caractère dynamique : la « paix  » est un concept dynamique et, en ce sens, assez radical. La «  paix  » est l’un des concepts que l’historien allemand Reinhart Koselleck lie au changement fondamental des idées politiques vers 1800 — par ailleurs, un autre de ces concepts est celui de «  mouvement social  ».

C’est l’une des raisons majeures pour lesquelles j’ai nommé mon livre Politics of Security : le CND et son homologue ouest-allemand s’intéressaient principalement à la stabilité et à la création de versions holistiques de la sécurité, et non pas à la paix de manière dynamique. Cela avait beaucoup à voir avec la situation idéologique de l’époque : la «  paix  » était vue comme un concept communiste, dans la mesure où il n’était pas accolé au concept occidental de «  liberté  ». Ainsi, jusqu’à la fin des années 1960, les protestataires ouest-allemands notamment, évitaient d’utiliser le concept et se référaient plutôt à des notions telles que celle du «  désarmement  » à la place.

Dans certains pays et à certains moments, le militantisme anti-impérialisme et le militantisme pacifique étaient liés : les débats sur la guerre du Vietnam en sont un bon exemple, bien que Quinn Slobodian ait parfaitement démontré, en ce qui concerne l’Allemagne de l’Ouest, qu’on ne peut pas non plus considérer l’étiquette d’anti-impérialiste pour désigner les protestataires ouest-allemands contre la guerre du Vietnam, comme allant de soi.

Mais il est tout de même important de garder à l’esprit la différence entre leurs objectifs. Dans ce contexte, il est également important d’établir une distinction conceptuelle entre différentes versions du militantisme pacifique : allant de la non-violence pacifiste à, disons, les Quakers, en passant par des positions plus mainstreamcomme celle représentée par le CND de l’époque, qui voulait s’adresser à une politique étrangère et de défense bien spécifique jusqu’à des conceptions quasi réalistes comme, par exemple, certains politiciens qui se sont joints aux mouvements pacifistes de l’époque.

Avec le recul, une question que j’aurai aimé faire ressortir plus clairement dans le livre aurait été d’analyser plus en profondeur les rapports entre le militantisme anti-impérialiste et le militantisme pacifique dans les deux pays. Cela aurait permis d’inscrire plus étroitement cette histoire — une histoire fortement européenne — dans un contexte global.

Qu’entendez-vous par «  politiques de la sécurité  » dans le contexte de la guerre froide  ?

Je voulais m’écarter de la focale sur les mouvements pacifiques, celles-ci tendant à évoquer immédiatement des questions sur la subversion communiste, étant donné que la «  paix  » était un concept clé de la propagande soviétique pendant la guerre froide, tout en essayant d’établir un lien plus analytique entre le militantisme contre les armes nucléaires et la société et la politique de l’époque.

En examinant les sources primaires des deux pays, j’étais enlisé dans la question de savoir à quel point les mouvements contre les armes nucléaires étaient, à l’époque, des participants clés d’un débat plus vaste sur les manières dont la «  sécurité  » devait être bâtie, créée ou recréée nationalement ou internationalement après le désastre physique et moral de la Seconde Guerre mondiale. Les mouvements contre les armes nucléaires étaient par conséquent l’un des nombreux acteurs sociaux et politiques dans ce débat. Ce débat portant sur le pouvoir et sur des questions politiques, j’ai trouvé le terme «  politics of security  » approprié pour capter cette dynamique.

Analyser ces mouvements à partir de cette perspective souligne les manières dont les mouvements contre les armes nucléaires dans les deux pays, en parlant d’annihilation nucléaire, fonctionnaient essentiellement via leurs mémoires de la Seconde Guerre mondiale.

Pourquoi vous être focalisés sur les mouvements pacifiques en Grande-Bretagne et en Allemagne de l’Ouest  ?

Il y a deux raisons à ce choix. Premièrement, les deux mouvements étaient directement liés l’un à l’autre : le mouvement ouest-allemand suivait l’exemple britannique, il y avait des réseaux personnels entre les deux mouvements.

Deuxièmement, et sans doute plus important encore, je tenais à inclure un point plus général sur le rapport entre l’histoire britannique et l’histoire d’Europe continentale. À quelques exceptions près (dont Geoff Eley qui en a été l’un des pionniers dans les années 1980 et 1990), l’histoire contemporaine britannique a souvent été écrite isolément des thèmes de l’histoire européenne continentale. L’histoire britannique a ainsi reproduit, souvent de manière non intentionnelle, l’idée que la Grande-Bretagne est, en quelque sorte, à part, sans interroger systématiquement cette idée.

En m’attaquant à ce problème, j’ai été très inspiré par les récentes interventions de Susan Pedersen et Jan Rüger, en particulier parce qu’ils faisaient écho à mes propres expériences biographiques en tant que transplant allemand étudiant puis travaillant au Royaume-Uni. Pedersen et Rüger proposent d’analyser les rapports anglo-allemand non pas uniquement à partir d’une perspective diplomatique, mais également à travers des connexions sociales et culturelles diverses.

Mon livre entend approfondir cette problématique en plaçant l’histoire britannique et allemande sous le verre de la politique de sécurité, rassemblant les deux pays sous un même thème en ce qui concerne un sujet de première importance.

Ainsi, pour moi, analyser les mouvements britanniques et ouest-allemands était surtout important en tant qu’étude de cas, autour de la question fondamentale consistant à savoir comment la sécurité était faite et défaite par des périodes de guerre et de paix en Europe et ce que cela a signifié pour les Britanniques et les Allemands, comment cela les a séparés tout en les rapprochant. L’une des découvertes qui m’a le plus surpris est que beaucoup de militants antinucléaires britanniques, notamment ceux qui avaient un background de la gauche travailliste, étaient farouchement anti-allemands — ils s’étaient opposés à l’apaisement dans les années 1930. J’espère que mon livre explique ce que signifie écrire une histoire paneuropéenne globale.

Quel rôle ont joué les mouvements pacifiques dans la construction de la gauche radicale contemporaine en Grande-Bretagne et en Allemagne  ?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de liens directs en termes de réseaux. La gauche radicale d’aujourd’hui est bien plus à gauche, concernant la paix, que ses prédécesseurs et a ravivé l’attention plus ancienne portée à la nature du capitalisme. Il y a, toutefois, un facteur politico-culturel plus large : par leurs protestations, les mouvements pacifiques britanniques et ouest-allemands, notamment dans les années 1980, ont élargi les paramètres de la légitimité dans ces deux sociétés, à la fois quant aux sujets, mais également quant à la forme que peut prendre l’engagement politique. Ce tournant a été bien plus prononcé, pour des raisons que l’on ne saisit pas encore totalement d’un point de vue historique, en Allemagne qu’en Grande-Bretagne — l’émergence d’un fort Parti Vert en tant que mouvement et en tant que parti est un indicateur conséquent. De la même manière, le Parti de Gauche en Allemagne a ravivé certaines idées que le mouvement pacifique avait propagées, principalement sous la forme de l’antimilitarisme socialiste.

En Grande-Bretagne, le lien entre la gauche travailliste (sous la direction de son leader Jeremy Corbyn, qui soutient la CND) et le mouvement pacifiste est sans doute plus prononcé en termes de réseau et de liens personnels. Mais, structurellement, les arguments restent ceux d’un antimilitarisme socialiste en des sens qui ne diffèrent pas réellement des arguments des antimilitaristes socialistes à l’époque de la Première Guerre mondiale.

Cet entretien a été réalisé par Selim Nadi et traduit de l’anglais par Sophie Coudray et Selim Nadi.

Holger Nehring

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Notes

[1] Stefan Berger et Holger Nehring (dir.), The History of Social Movements in Global Perspective, Palgrave Macmillan, Londres, 2017.

[2] Pour des conceptualisations antérieures, voir Werner Hofmann, Ideengeschichte der sozialen Bewegung des 19. Und 20. Jahrhunderts, De Gruyter, Berlin 1962 ; Otthein Ramstedt, Soziale Bewegung, suhrkamp, Francfort sur le Main, 1978 ; Craig Calhoun, The Roots of Radicalism : Tradition, the Public Sphere, and Early Nineteenth-Century Social Movements, University of Chicago Press, 2012.

[3] Heinrich Ahlemeyer, « Was ist eine soziale Bewegung ? Zur Distinktion und Einheit eines sozialen Phänomens », Zeitschrift für Soziologie, 18, no. 3 (1989), 175-191. Pour une approche différente, voir Olivier Filieule, « De l’objet de la définition à la définition de l’objet. De quoi traite finalement la sociologie des mouvements sociaux ? », Politiques et Sociétés, 28, no. 1 (2009), 15-36.

[4] Andrew Oppenheimer, ‘Air Wars and Empire : Gandhi and the Search for a Usable Past in Postwar Germany’, Central European History, 45, no. 4(2012), 669-696.

[5] Pour certaines idées préliminaires sur le rapport entre les mouvements pacifiques et anti-impérialistes à l’époque, voir mon article : « Pacifist imperialists ? Anti-colonialism and the protests against nuclear weapons in Britain and West Germany, 1957 -1964 », Socialist History, 31 (2007), 8-39.

[6] Voir mon texte « National Internationalists : British and West German Protests against Nuclear Weapons, the Politics of Transnational Communications and the Social History of the Cold War, 1957–1964 », Contemporary European History,14, no. 4(2005), 559-582.


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