Débats : La Charte d’Amiens, bible du syndicalisme du 21e siècle ? (Pierre Khalfa)

dimanche 3 septembre 2017.
 

Dans un point de vue sur Médiapart, en réponse à la porte-parole d’Attac Aurélie Trouvé [1], Théo Rhoumier [2] refuse toute convergence entre partis politiques et mouvement social au nom de la Charte d’Amiens. Ce court document, issu d’un compromis d’un congrès de la CGT en 1906, peut-il résumer les défis actuels du syndicalisme ?

Deux débats de nature différente ont lieu quand on évoque la Charte d’Amiens. Le premier porte sur son contenu. Que dit-elle exactement ? Le second porte sur son actualité. Dans quelle mesure est-elle aujourd’hui opérationnellle pour le syndicalisme ?

Le contenu de la Charte d’Amiens est, comme on peut s’y attendre, fortement marqué par son époque mais aussi porteur de réflexions très actuelles. La marque de l’époque, c’est le fait que la lutte de classes est réduite au terrain économique. La politique est réduite à l’action « des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ». A priori, la coupure entre action politique et économique est nette. Mais à y regarder de près, l’affaire apparaît moins claire. Ainsi il est écrit que le syndicalisme a « une double besogne, quotidienne et d’avenir » : quotidienne, c’est la lutte pour les revendications immédiates ; l’avenir, c’est « l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ». Mais en quoi cette visée est-elle différente de celle de « la transformation sociale » évoquée de façon assez dédaigneuse comme l’objectif des partis et des sectes ? Et surtout, comment exproprier les capitalistes en restant simplement sur le terrain économique ? Comment peut-on penser que la question de l’Etat et des institutions puisse rester en dehors de cet objectif ?

De plus, sont pointées non seulement, comme on peut s’y attendre, toutes les formes d’exploitation des travailleurs mais aussi, à juste titre, toutes les formes d’oppression. Or ces dernières ne se situent pas exclusivement sur le terrain économique. Bref, la Charte d’Amiens est un texte à interprétation multiple. On peut en relever trois : la première, qui est dominante, est de réduire la portée de ce texte à une déclaration d’indépendance syndicale par rapport aux partis politiques. C’est la position de FO. Même si elle est réductrice, cette interprétation a marqué profondément le mouvement syndical français, à tel point que la CGT, dans la période où les décisions la concernant se prenaient au Bureau politique du PCF, mettait en avant le fait que sa direction comportait une majorité de non communistes, voulant ainsi donner l’image de son indépendance.

Les deux autres interprétations intègrent la question de l’indépendance syndicale et le fait que le syndicalisme doit accomplir « une double besogne ». L’une défend que le syndicalisme suffit à tout. Elle s’appuie pour cela sur le fait que la Charte d’Amiens indique que « le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale ». C’est la position anarcho-syndicaliste. L’autre se focalise sur l’idée de « double besogne, quotidienne et d’avenir » et Théo Roumier rappelle que SUD-PTT s’est inscrit, dans cette perspective, dans la double filiation de la Charte d’Amiens et du socialisme autogestionnaire porté par la CFDT des années 1970.

Mais cela peut-il résumer les défis auquel le syndicalisme actuel est confronté ? L’auteur de ces lignes a été longtemps responsable syndical à SUD-PTT et a notamment bataillé contre la privatisation de France Télécom. Des années durant, le personnel, par des grèves massives, a réussi à repousser sans cesse cette privatisation, jusqu’au moment, où, épuisé par cette guerre sans fin, il n’a plus été capable de s’opposer à la décision de Lionel Jospin de privatiser l’entreprise publique, au mépris de son engagement pris pendant la campagne électorale. Cet exemple, que l’on pourrait multiplier, montre qu’à en rester simplement sur le terrain de l’affrontement social, on laisse l’initiative à ses adversaires qui possèdent un levier d’une force considérable, le pouvoir politique. Cette réflexion qui touche les luttent défensives, vaut aussi pour les autres. Que vaut une avancée sociale obtenue par la lutte si elle n’est pas, à un moment donné, inscrite dans la loi ou un équivalent institutionnel ? Car l’Etat n’est pas simplement « un organe de régulation des intérêts capitalistes », comme l’indique Théo Roumier, il est aussi un enjeu des luttes de classes et les institutions cristallisent des rapports de forces à un moment donné. Que serait aujourd’hui la protection sociale sans cette institution qu’est la Sécurité sociale ?

De ce point de vue, il y a une illusion à penser, comme l’écrit Théo Roumier, que « s’il s’agit de rompre avec l’ordre des dominants, alors c’est justement la question du contre-pouvoir qui est posée ». Dans une société, l’existence de contre-pouvoirs face aux dominants est évidemment centrale et c’est une des fonctions du syndicalisme que de l’assurer. Mais un contre-pouvoir… laisse le pouvoir aux autres et le pouvoir, c’est avant tout le pouvoir de décider et d’agir. Construire des contre-pouvoirs ne permet pas « de rompre avec l’ordre des dominants », cela permet au mieux de le limiter, de le contrôler. Pour rompre avec l’ordre des dominants, il faut être capable d’imposer des institutions nouvelles comme par exemple l’ont été les services publics ou la Sécurité sociale qui remettaient en cause la logique marchande.

La distinction que fait Théo Roumier entre « infléchir le pouvoir de ‘‘l’intérieur’’ » et « rompre avec l’ordre des dominants » est sans effet pratique. Etre capable de repousser la loi travail en préparation, comme il nous y engage, c’est « infléchir le pouvoir de ‘‘l’intérieur’’ », imposer, si nous y arrivons, de nouveaux droits pour les salarié.es, c’est rompre, même partiellement, avec l’ordre des dominants. Et pour rompre totalement, on ne peut faire l’économie d’une réflexion sur la question du pouvoir politique.

Quid alors des rapports avec les partis politiques ? L’indépendance syndicale est un bien précieux. Elle renvoie au fait que la stratégie d’une organisation syndicale est déterminée par elle-même et pas par un organisme extérieur. Théo Roumier de pointe le danger toujours présent de la subordination des mouvements sociaux aux partis politiques. Mais voir un danger ne fait pas une orientation et Aurélie Trouvé a raison, dans son entretien à Reporterre, d’indiquer que « D’un côté, syndicats et associatifs rejettent les partis et la politique, allant même jusqu’au vote blanc ou l’abstention. De ’autre côté, un certain nombre de leaders politiques de gauche méprisent le mouvement social, considérant qu’il n’est plus représentatif et qu’il ne sert plus à grand-chose ». Or comment croire, par exemple, que Jean-Luc Mélenchon aurait pu faire près de 20 % des voix à l’élection présidentielle si, quelques mois auparavant, la France n’avait pas été le théâtre d’un mouvement social d’ampleur contre la loi El Khomri et si le mouvement « Nuit Debout » n’avait pas marqué les esprits ? Et comment penser pouvoir transformer le monde si on laisse le pouvoir à ceux qui l’exercent actuellement, si on considère que tous les partis se valent et si l’on est indifférent au programme défendu par les uns et les autres ?

Le refus de toute convergence entre partis politiques et organisations du mouvement social peut aboutir à une situation caricaturale. Ainsi, contre la loi travail, le mouvement syndical (CGT, Solidaires…) organise une journée de grèves et de manifestations le mardi 12 septembre et Jean-Luc Mélenchon a annoncé la tenue d’un « rassemblement populaire » le samedi 23 septembre à Paris. On peut, pour le moins, s’interroger…

Pierre Khalfa


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