Après Mai 68, s’établir en entreprise – Préface à l’ouvrage de Fabienne Lauret : L’envers de Flins. Une féministe révolutionnaire à l’atelier

vendredi 20 juillet 2018.
 

Recension : Fabienne Lauret : L’envers de Flins. Une féministe révolutionnaire à l’atelier. Editions Syllepse, Paris 2018, 300 pages, 15 euros [1].

Lorsque Fabienne Lauret m’a fait l’« honneur » de me proposer d’écrire la préface de son livre, j’ai tout de suite accepté. Pour deux raisons.

La première raison est que Fabienne et moi, nous sommes de la même génération : nous sommes toutes deux engagées dans les mouvements sociaux depuis longtemps et que son histoire devait nécessairement me parler. La seconde raison est qu’il n’y a pas eu (à ma connaissance) de livres de femmes établies en usine ; comme si cette question de l’établissement de militants d’extrême gauche dans les années 1970 n’avait concerné que des hommes !

Ce livre est d’abord une histoire de vie et d’engagement depuis cinquante ans ! Une vie qui va être marquée par Mai 68 : rien ne sera plus jamais comme avant pour de nombreux jeunes, étudiant·es et salarié·es, qui vont participer à ce joli mois de mai, dans leur lycée, dans leur université et parfois dans leurs usines.

C’est aussi un témoignage assez remarquable sur la condition ouvrière dans une usine qui se veut le fleuron de l’industrie automobile française : les conditions de travail sur les chaînes de production, la taylorisation, la hiérarchie, la place des ouvriers immigrés, les secteurs de production réservés aux 10 % de femmes salariées du secteur… On y lit aussi la solidarité, les moments de luttes collectives, les grèves mais aussi la répression ou la division syndicale.

Fabienne se défend de faire un travail de sociologue, et pourtant c’est un bel exercice de sociologie qui redonne voix à ceux et celles qui vivaient leur appartenance à Renault à la fois comme une fierté et comme une souffrance !

Voici un récit singulier d’un engagement politique et social qui témoigne que ces établie·es ont d’abord voulu mettre en cohérence leurs idées révolutionnaires et leur mode de vie. Cela passait alors par le fait de partager les conditions de vie des ouvriers et plus généralement, leurs conditions d’existence.

Ce livre retrace l’histoire de l’engagement pris par Fabienne en 1972 lorsqu’elle se fit embaucher à Renault-Flins où elle est restée jusqu’à son départ en retraite en octobre 2008.

Comme elle l’écrit si bien, Mai 68 va la propulser dans un monde inconnu et enthousiasmant, un monde qui voulait justement en finir avec ce vieux monde désespérant et rabougri qui n’écoutait pas sa jeunesse et son peuple… Cela ne la lâchera plus et sera le ferment de son choix de « s’établir en usine » : il fallait alors se rapprocher de la classe ouvrière. Ce sera Renault-Flins parce que l’organisation politique à laquelle Fabienne appartenait à l’époque avait analysé que c’était un des lieux de la combativité ouvrière exprimée en Mai 68 : les affrontements avec les CRS et la mort du jeune lycéen Gilles Tautin contribuèrent à une vision un peu mythique de cette classe ouvrière qui serait au cœur des futurs combats révolutionnaires ! Cela peut paraître aujourd’hui un peu naïf ou incongru, mais Renault-Flins est alors une usine qui compte 22 000 travailleurs, avec une organisation du travail féroce et très hiérarchisée. Une usine ayant une tradition de luttes très fortes et des syndicats CGT et CFDT particulièrement combatifs. Sa démarche de s’établir en usine va se confronter à une réalité plus complexe que la vision militante, sans doute un peu idéaliste et « romantique », qu’elle partageait avec ses camarades d’extrême gauche.

L’organisation hiérarchique du travail pèse très fort, notamment dans le seul secteur féminisé de l’usine, l’atelier de « couture » où elle se retrouve employée. Les cadences sont dures, les femmes résistent et parfois craquent… Mais jamais l’organisation du travail n’est remise en cause : au contraire, les femmes sont renvoyées à leur condition féminine : « Elle a ses règles », « Elle a des soucis avec ses enfants »… C’est aussi la double journée pour les femmes qui travaillent en équipe. La prise de conscience féministe de Fabienne va être confortée par le fait de partager cette condition ouvrière féminine au quotidien.

Bien sûr, il y a de la solidarité aussi, solidarité face aux petits chefs (des hommes, forcément), solidarité face aux problèmes que chacune rencontre dans sa vie personnelle et familiale… Le combat pour le droit à l’avortement devient une question décisive et les femmes de tous les milieux sont concernées.

Devenue déléguée du personnel en 1973, elle va se heurter à des pratiques et des discours sexistes dans le milieu de travail masculin où elle est amenée à exercer son mandat : sifflets « admiratifs », blagues graveleuses, coups d’œil lubrique : elle est perçue comme une jolie jeune femme et non pas comme une déléguée à part entière…

C’est encore la « fête des catherinettes », cette tradition misogyne – tombée heureusement en désuétude – qui veut qu’à vingt-cinq ans une femme doit être mariée : l’entreprise permettait aux femmes concernées de ne pas travailler ce jour-là mais elles devaient coiffer un chapeau ridicule rouge et vert ! Cela fait écho pour moi à ce que m’ont raconté mes camarades des Chèques postaux, lorsque je suis arrivée à La Poste. Dans ces mêmes années 1970, lors de cette fameuse journée des catherinettes, le chef de centre permettait que l’après-midi, les employées ne travaillent pas et fassent une petite fête dans le service avec de la musique : le chef de centre en personne venait faire danser les catherinettes… On a peine à croire à ce degré de paternalisme teinté de misogynie : ce n’est pourtant pas si vieux que cela !

Plus décevant pour Fabienne qui découvre alors que le syndicalisme n’est pas épargné par ce machisme ambiant : difficultés pour les quelques femmes militantes de prendre la parole, tentative de les enfermer dans les rôles traditionnels (ménage du local, préparation du café), confrontation avec les pratiques du CE (cassettes porno proposées par la vidéothèque ou calendrier avec des femmes nues distribués par un syndicat en début d’année)…

En lisant son témoignage, je pense au formidable film We Want Sex Equality, qui traite d’une lutte de femmes dans un atelier de sellerie d’une entreprise automobile en Grande-Bretagne au début des années 1970.

Pour faire bouger les lignes, il faudra du temps, de la patience, de la pédagogie et des coups de gueule. Il faudra convaincre les militants hommes du syndicat, imposer des nouvelles pratiques : par exemple, organiser les tournées syndicales dans les ateliers en duo mixte ou développer la commission femmes non mixte pour permettre aux femmes d’être une force collective et faire entendre leurs voix. Ces combats au sein de l’usine et du syndicat vont de pair avec l’engagement dans le mouvement féministe de l’époque, notamment de la constitution de groupes femmes dans les quartiers.

De cette époque, Fabienne a gardé ses convictions féministes chevillées au corps, malgré les difficultés, les échecs de certains combats et quelques blessures intimes qui ont eu du mal à se cicatriser et dont elle parle avec délicatesse.

Renault, c’est l’usine cosmopolite avec des dizaines de nationalités et ces ouvriers immigrés que l’entreprise a été parfois chercher dans de lointains pays espérant une main-d’œuvre plus docile que ces ouvriers français trop syndiqués. Peine perdue, car ces ouvriers vont s’organiser, se révolter. Ils sont au bas de l’échelle des salaires et des qualifications, dans les conditions de travail les plus difficiles, sans espoir de connaître une progression professionnelle. Cette situation va les conduire à organiser des grèves très offensives, pour la dignité et l’égalité. Ces mobilisations vont parfois donner lieu à des tensions très fortes avec l’encadrement et la maîtrise, dont certains membres auront des comportements racistes. Ces mouvements vont susciter aussi des débats parfois tendus au sein même des organisations syndicales. Ces ouvriers vont y prendre toute leur place et permettre d’avancer dans une meilleure prise en compte de ce qu’ils vivent, en butte à des comportements racistes dans et hors l’usine.

Ce livre nous raconte aussi l’apprentissage d’un syndicalisme combatif, de l’organisation des actions, des grèves, et des tensions relatives à tout mouvement : comment impliquer les salarié·es dans la conduite de l’action, des négociations ? Comment convaincre et élargir un mouvement ? Comment dépasser la peur de se lancer dans la bataille, surtout quand on est une femme ? Avec beaucoup d’émotion, Fabienne nous raconte sa première grève, son premier débrayage, une certaine peur du regard des autres, la crainte que ses collègues ne la suivent pas… Et le bonheur quand on arrive à faire plier la direction et les moments de solidarité festive qui vont avec !

Ce livre n’est jamais ennuyeux : il parle aussi de la vie tout court. Même si l’usine est au centre de ce récit, il y a la vie en dehors de l’usine : les amours et les amitiés, les livres, la culture, les engagements citoyens, les petits bonheurs du quotidien…

Ce livre est un beau livre, car il n’est jamais celui de la nostalgie ou de regret, encore moins du reniement. Au contraire, de ces dizaines d’années passées à Renault-Flins, Fabienne nous transmet sa volonté de continuer à participer à la transformation du monde, même si ce monde a beaucoup changé depuis ce 3 mai 1972 où elle a franchi les portes de cette usine. Certains voudraient liquider Mai 68 et son héritage : face à cela, le livre de Fabienne est un sacré antidote. À ce titre, il mérite d’être lu par ceux et celles qui sont de la génération de Fabienne mais aussi par ces jeunes générations qui n’acceptent pas qu’on leur ôte tout espoir de changer le monde !

par Annick Coupé, cofondatrice du syndicat SUD-PTT et porte-parole, de 2001 à 2014, de l’Union syndicale Solidaires.

Notes

[1] https://www.syllepse.net/lng_FR_sru...


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