Enseignement supérieur L’UE contre les services publics nationaux

dimanche 14 avril 2019.
 

L’action de l’Union Européenne en matière d’enseignement supérieur est souvent perçue à travers le prisme favorable du programme Erasmus, qui permet des échanges d’étudiants entre pays européens. Mais qu’y a-t-il derrière ce paravent ? Pour apprécier à sa juste valeur cette politique, il faut la replacer dans la perspective du « processus de Bologne » enclenché en 1998 pour faire converger les systèmes universitaires.

Processus de Bologne

Cette convergence des systèmes universitaires n’est pas une mince affaire : la diversité des systèmes universitaires est très liée aux structures profondes des États et à leur histoire sur le temps long. D’autant que le processus de convergence ne se réduit pas à l’UE mais est censé couvrir un « Espace européen de l’enseignement supérieur », qui inclut aussi la Suisse, la Norvège, la Turquie, l’Islande, la Russie, etc.

Sur quoi cette entreprise si ambitieuse a-t-elle pu déboucher ? Son résultat le plus visible est la réduction des diplômes nationaux à trois : licence (Bac+3), master (+5), doctorat (+8). Premier problème : ces trois grades ne correspondent même pas aux préconisations du Cadre Européen des Certifications promu par l’UE, qui prévoit un système 2-4-5-8. Deuxième limite : ces durées de référence n’ont pas été appliquées de la même manière partout, elles ne sont par exemple qu’indicatives en Allemagne. Mais surtout, le vrai cœur des réformes bolognaises est ailleurs : c’est le décompte des enseignements par « crédits ECTS ». Chaque cours se voit attribuer un nombre de points ou « crédits ». Une licence totalise 180 crédits. Pour un master, il faut 120 crédits supplémentaires. Les cursus sont réduits à un cocktail individualisable de « modules de compétences » panachables et capitalisables à vie. Or cette évolution porte en elle la destruction des référentiels disciplinaires de qualification associés à chaque corps de métier et qui, dans des pays comme la France, sont porteurs de droits sociaux via les conventions collectives...

Ce système de crédits ECTS permet aussi une hausse des frais d’inscription doublée d’une mise en concurrence des formations. On le voit par exemple en Espagne, où chaque région fixe librement le prix d’un point ECTS dans tous les établissements de son territoire : l’inégalité géographique se superpose au tri social, avec une tendance à l’explosion des frais d’inscription.

Parfois, comme en France en ce moment, la hausse des frais d’inscription est ciblée et vise les étudiants extra-européens. Cette vision mélange une xénophobie plus ou moins assumée et un fantasme capitaliste, qui prétend qu’il existe un marché international du savoir dans lequel les universités devraient se positionner pour attirer le plus grand nombre d’étudiants fortunés possible.

Erasmus, pile et face

C’est dans ce cadre du « processus de Bologne » que s’insère le programme Erasmus. Il ne s’agit pas de contester qu’Erasmus, lancé par la Commission européenne en 1987, ait contribué à augmenter le nombre de ces séjours jusque-là réservés à une petite élite. Mais il faut aussi distinguer la réalité et la mythologie.

D’abord, beaucoup d’étudiants issus des milieux populaires renoncent à partir du fait des bourses trop faibles que propose le programme Erasmus. Mais surtout, il faut s’interroger sur le statut des étudiants Erasmus. Plusieurs observateurs ont fait le parallèle entre Erasmus et le « tour » des jeunes aristocrates du 17e siècle, notamment anglais, qui partaient étudier dans les grandes universités du continent : loin de la rencontre de l’altérité, leur statut n’est-il pas celui d’une future élite chez elle partout, dont le voyage relèverait du rite d’initiation sociale ? De fait, leur « double présence » (protection immédiate dans le pays d’accueil et protection maintenue à distance dans le pays d’origine) s’oppose au régime de la « double absence » qui caractérise les immigrés, ou même des étudiants extra-européens lorsqu’ils ne sont pas fortunés, ceux-là même que le gouvernement français cherche actuellement à chasser.

Erasmus vise à créer une identité commune. Mais cette identité commune consiste en partie à opposer les Erasmus aux autres étudiants. C’est ainsi que certaines universités développent aujourd’hui des programmes dédiés aux étudiants Erasmus, qui parfois n’assistent plus aux cours « ordinaires » et se logent de plus en plus souvent via des dispositifs spécifiques. La valeur du séjour Erasmus réside alors dans la construction d’une conscience de classe, commune aux Erasmus et organisée autour de quelques valeurs et d’une langue, l’anglais, au prix de l’absence d’immersion dans le pays hôte. L’ économie de la connaissance »

Derrière les réformes de l’enseignement supérieur en Europe, il y a un projet de société et une vision pour le capitalisme, celle d’une doxa néolibérale faite d’ innovation, de compétitivité et d’ excellence : autant de maîtres-mots de l’ « économie de la connaissance » érigée en objectif par le Conseil Européen à Lisbonne en 2000. La refonte des financements publics et la réorganisation du paysage universitaire instaurent une différenciation entre des « universités internationales » forcément « excellentes » et un enseignement « de bassin », qui relève de l’assignation à résidence. L’opposition entre secteur privé et secteur public devient caduque : les établissements et laboratoires privés sont invités à s’insérer dans cette compétition, le partenariat public-privé est encouragé. Les universités internationales de recherche doivent voir leurs frais d’inscription dérégulés et sont appelées à vivre de leurs brevets et de leurs « écosystèmes innovants » annexes.

La dernière illustration en date est le projet des « universités européennes » promues par Macron, la Commission et plusieurs associations nationales de présidents d’université, réunies dans un lobby assez influent en la matière. Ce lobby préconise de créer des super-partenariats Erasmus à l’échelle de trois ou quatre universités, qui fusionneraient totalement plusieurs cursus et apparieraient les autres. Il s’agirait donc d’une résorption complète des différences historiques entre les systèmes d’enseignement. Les discours de Macron laissent toutefois la porte ouverte à une autre interprétation, avec des consortiums d’avant-garde qui porteraient des cursus d’élite et concourraient au leadership mondial dans les classements internationaux. Cette évolution serait très en phase avec la réorganisation du paysage universitaire en France… qui n’a pas porté ses fruits en termes de rayonnement, d’autant les fameux classements internationaux refusent de prendre en compte les consortiums. Comme souvent, le « rêve européen » ressemble à une caricature des fantasmes des classes dirigeantes françaises. C’est contre ce constat que la France Insoumise s’engage à conditionner les financements européens à une démocratisation des cursus, à une baisse des frais d’inscription, et à une authentique solidarité internationale.

Jean-Louis Bothurel


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