Rétrocontroverse : 1978, les intellectuels communistes contre le parti

vendredi 27 juillet 2007.
 

"Nous sommes en 1978, juste après des législatives, perdues de peu par la gauche. On a coutume de voir dans ces années 1970 finissantes la lente arrivée de l’opposition socialiste et communiste au pouvoir, après le très long règne de la droite gaulliste puis giscardienne. Mais, sur le moment, la dynamique semble enrayée pour de bon. Les communistes ont, en septembre 1977, envoyé par-dessus les moulins le programme commun qui les liait aux socialistes depuis 1972. Ils affichent désormais un discours radical, sinon "classe contre classe", du moins "pauvres contre riches" ! Entre les deux tours, le PC n’en conclut pas moins un accord électoral avec le PS, qu’il n’a cessé depuis des mois de vilipender. Cet opportunisme, qui n’empêchera pas la défaite, va mettre le feu aux poudres dans les rangs communistes.

Au lendemain du scrutin, le 21 mars, le bureau politique du PCF déclare sans vergogne que "le Parti communiste ne porte aucune responsabilité dans la situation". C’en est trop pour de nombreux intellectuels communistes, sidérés par les zigzags d’une direction incapable d’autocritique et qui, de plus, a le front de barrer la route de sa presse à toute expression critique. Cette fois, les clercs passent outre à l’habitude d’obéir et vont franchir un seuil décisif en confiant leurs doléances au Monde. Un tabou ? France Vernier, de La Nouvelle Critique, publication du parti destinée aux intellectuels et qui fera les frais de cette mutinerie (elle est supprimée en 1980), s’explique dans nos colonnes sur cette démarche considérée comme inouïe : "Il est urgent qu’au lieu de déclarer que certains camarades ont une "seconde nature" parce qu’ils écrivent dans Le Monde, nous discutions sur ce qu’ils disent." (23-24 avril 1978).

Cette crise de confiance est comparable, par son ampleur, à la désaffection du PCF par les intellectuels à l’époque de l’intervention soviétique en Hongrie de 1956, jauge Thierry Pfister, alors journaliste au Monde (2-3 avril 1978). Toutefois, pour beaucoup, il ne s’agit plus de rupture individuelle avec le mouvement communiste. Ce sont les règles de son jeu qu’il faut changer.

Comme l’observe l’historienne Frédérique Matonti dans Intellectuels communistes (La Découverte, 2005), la direction du PCF s’obstine à voir dans le bouquet de critiques le produit d’un groupe homogène de contestataires qu’elle coiffe du sobriquet d’"intellectuels" pour mieux marginaliser son argumentaire. En réalité, on peut distinguer trois sources à ce flot d’articles et de témoignages qui trouvent abri dans nos colonnes du 24 mars au 28 avril 1978, et qui représentent à la fois l’acte de décès et l’ultime témoignage de l’intellectualité communiste au sens traditionnel.

La première émane de cadres et d’intellectuels issus des publications du parti consacrées à la réflexion (comme France nouvelle ou derechef La Nouvelle Critique). La seconde s’incarne dans l’"eurocommunisme" de l’historien Jean Ellenstein, directeur adjoint du Centre d’études et de recherches marxistes, qui propose une série de trois longs articles, appelant le PCF à "reconnaître les erreurs du passé" et parlant de l’URSS comme d’un "antimodèle". Il dénonçait entre autres l’"ouvriérisme" d’une formation qui rassemblait à peine plus d’un tiers de la classe qu’elle prétendait incarner.

Une troisième source est formée de philosophes comme Etienne Balibar ou Louis Althusser (1918-1990), qui s’étaient illustrés dans les batailles du 22e congrès du parti (du 4 au 8 février 1976) en protestant notamment contre l’abandon de la référence à la "dictature du prolétariat". Leur position est résumée dans quatre grands textes d’Althusser rassemblés sous le titre de "Ce qui ne peut plus durer dans le Parti communiste" (Le Monde des 25, 26, 27 et 28 avril 1978). Ils constituent l’une des critiques internes les plus acerbes du PCF, devenu, pour leur auteur - le plus important théoricien marxiste de son temps -, "une machine à dominer", finissant par ressembler à l’Etat capitaliste qu’il prétendait combattre. "Car l’appareil avait déjà fait la découverte, aussi vieille que le monde bourgeois, qu’il pouvait s’offrir le luxe de laisser les militants discuter (...) sans exclusion ni sanctions puisque, de toute façon, cela ne prêtait pas à conséquence. "Ça leur fait tellement plaisir et ça nous coûte si peu", fait dire Chamfort à une marquise généreuse de ses charmes."

Tout en épargnant le "centralisme démocratique", porteur d’"une liberté sans rapport avec le droit bourgeois car plus riche que lui", Althusser stigmatise en philosophe : "Machiavel disait que celui qui se bâtit une forteresse et s’y réfugie se fait prisonnier de ses murs : il est perdu, non seulement pour la guerre mais pour la politique." Comme en Mai 68, le parti s’est coupé des masses pour devenir un cocon de permanents.

Les traits fusent contre l’idéologie dite du CEM (capitalisme monopolistique d’Etat) en vogue dans les cercles officiels du parti que le philosophe qualifie de "point zéro de la théorie marxiste". Au lieu de proposer la destruction de l’Etat bourgeois, elle en propose la conquête.

La défense par Althusser de la notion de "dictature du prolétariat" doit se lire à l’aune de cette critique du réformisme et de l’opportunisme du PCF. Il n’en demeure pas moins que, à distance, bien des aspects de cette polémique semblent provenir d’une étoile éteinte. Pourtant, il n’est pas impossible d’y repérer les prodromes d’une pensée radicale reconstituée : la critique de la domination, de l’Etat (qu’on retrouve chez Toni Negri), la nécessité d’un regard critique sur les organes du parti et même un travail sur la mémoire communiste dont, dit Althusser, la victoire de l’URSS sur le nazisme ne suffit plus à dissimuler le "Goulag".

En cela, cette controverse d’un autre temps fait tout de même un peu signe vers l’avenir, et conserve quelques éclats d’actualité. "

Nicolas Weill Article paru dans l’édition du 25.07.07.


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