Social-démocratie, le retour ?

samedi 14 mars 2020.
 

Bernard Marx a lu pour vous le livre de l’économiste Anton Brender qui « milite » pour une réponse social démocrate à la crise.

Dans Capitalisme et progrès social [1], l’économiste Anton Brender, spécialiste d’économie financière et de l’économie américaine, plaide pour un retour du projet social-démocrate. Il n’est pas le seul. Daron Acemoglu, économiste turco-américain et professeur au célèbre Massachusetts Institute of Technology (MIT), a récemment publié une tribune sur le choix du candidat démocrate pour les élections présidentielles américaines. Il prend position contre Bernie Sanders et affirme : « La social-démocratie vaut mieux que le socialisme démocratique ».

Le livre d’Anton Brender, assez court et constamment pédagogique, se lit avec facilité. Sa thèse centrale est que le capitalisme et le progrès social peuvent tout à fait faire bon ménage. Mais à condition de ne pas laisser faire le capitalisme, de l’y pousser, voire de l’y contraindre. C’est ce qu’aurait réalisé le projet social-démocrate mis en œuvre dans l’après-guerre, selon des modalités nationales différentes, dans les pays capitalistes développés. Et c’est avec cela qu’il faudrait aujourd’hui renouer dans un contexte et d’une façon différente.

Avec Anton Brender on n’est pas sur du néolibéralisme. La société ne doit pas se soumettre aux lois naturelles de l’économie de marché et du capitalisme. La puissance publique et la politique n’ont pas pour mission de les faire respecter. Mais on n’est pas non plus sur le besoin ou la possibilité de leurs dépassements. Non seulement « on peut » mais « il faut » continuer de faire avec. « Si chercher à dépasser le capitalisme est hasardeux, écrit l’économiste, redonner vigueur et consistance à l’approche sociale-démocrate reste la voie la plus sûre pour avancer. En utilisant plus activement et plus judicieusement les leviers dont elles disposent, en exerçant sur le capitalisme une pression plus forte, nos sociétés peuvent, comme elles ont su le faire hier, mettre à nouveau son énergie au service du progrès social. » Il y a au contraire quelques bonnes raisons d’en douter.

Anton Brender utilise sa grille de lecture pour faire un récit à grands traits de l’évolution du capitalisme. À la maîtrise « social-démocrate », réalisée après la deuxième guerre mondiale, succède depuis une quarantaine d’années le desserrement des contraintes qui conduisent à la double dégradation actuelle, sociale et écologique. La maîtrise sociale-démocrate a été, explique-t-il, l’aboutissement d’une longue et tumultueuse histoire dans laquelle ce sont les forces sociales organisées – et souvent opposées au capitalisme – qui ont été déterminantes. Ces forces ont lutté au travers de conflits sociaux ou par l’intermédiaire de ceux qui les représentaient dans la sphère du politique. Elles n’ont pas détruit le capitalisme, mais elles ont obtenu les lois et les institutions qui ont conduit à la réduction de la durée du travail, à l’augmentation des salaires, aux institutions de la protection sociale, aux politiques monétaires et budgétaires mises au service du plein-emploi. Le compromis obtenu a été très positif. Les réformes valaient mieux que la révolution. Elles ont permis, dit Anton Brender, « une hausse du prix du travail » et du « prix de la vie individuelle », cependant que la dynamique capitaliste de l’accumulation pouvait produire une hausse de la productivité. Dans ce vieux monde, on pouvait avoir en même temps le profit et la consommation de masse, la rentabilité et le financement des médecins et des hôpitaux, des profs, des écoles, des infrastructures. Cela permettait d’élargir le droit à la santé, à l’éducation, à la justice, à la mobilité ou au logement. Le cercle était vertueux, puisque cela permettait en retour la qualification du travail, et les gains de productivité.

Globalisation, révolution informatique et politique monétaire

Dans son récit du desserrement des contraintes jusqu’au capitalisme laissé à lui-même actuel, Anton Brender insiste particulièrement sur trois points.

Le premier est la globalisation. L’ancrage national du capitalisme maîtrise favorisait l’efficacité de l’État keynésien ou social-national. Il s’est considérablement atténué avec la libéralisation financière, le libre-échangisme et le relatif apaisement de la décolonisation. Le capitalisme a mis les territoires en concurrence et misé sur une émergence économique de nouveaux territoires – notamment de la Chine – fondée au départ sur le prix très bas de leur travail. Le maintien du plein-emploi a été profondément compromis et avec lui la capacité des salariés d’obtenir une évolution des salaires qui suive les gains de la productivité.

Le deuxième est la révolution informatique. Elle agit dans le même sens que la globalisation. S’appliquant non seulement à la production matérielle, mais aussi à la production et au traitement des informations qui guide celle-ci, elle permet la suppression de nombreux emplois et modifie en profondeur le travail. Il aurait fallu, dit Anton Brender, des politiques publiques ambitieuses de redistribution et de formation. Faute de quoi l’on a une polarisation des emplois et des rémunérations.

Enfin, la politique budgétaire de soutien à la demande a été abandonnée au profit de la seule politique monétaire. Mais celle-ci « s’avère incapable d’engendrer une demande suffisamment soutenue pour stimuler l’investissement des entreprises et engendrer des gains de productivité plus rapides ».

Pas de crise du capitalisme ?

Le récit d’Anton Brender cible bien sûr des enjeux pertinents, mais pas tous et notamment pas celui de la surexploitation de la nature qui, en réalité, n’a pas commencé avec ce qu’il nomme le capitalisme laissé à lui-même. Mais surtout, l’analyse critique du capitalisme et de ses contradictions systémiques, me semblent très insuffisantes. Et du coup ses préconisations le seront aussi. Anton Brender utilise continuellement les notions de « prix du travail », de « prix des vies individuelles », « d’accumulation de capital humain » et « d’accumulation de capital social », qui auraient été à la base du progrès social dans le cadre du capitalisme maîtrisé. Le langage comme symptôme ! Alors que d’aucuns cherchent à faire passer en force le projet d’extension infinie du capital et de la marchandisation y compris dans l’éducation, la santé, la recherche, ce langage-là est source de confusion et d’illusion. En fait pour Anton Brender, il n’y a pas en réalité actuellement de crise du capitalisme. Il n’est pas le seul économiste critique à le dire. Branko Milanovic affirme que la situation actuelle « n’est pas une crise du capitalisme en soi, mais une crise provoquée par les répercussions inégales de la mondialisation et par l’expansion du capitalisme aux domaines qui n’étaient traditionnellement pas considérés comme commercialisables. Autrement dit, le capitalisme est devenu trop puissant et est entré dans certains cas en collision avec nos plus intimes croyances. »

Cela mérite de s’y arrêter.

Dans Le Trou noir du capitalisme, l’universitaire Jean-Marie Harribey [2], un des animateurs d’Attac, de la fondation Copernic et membre des Économistes atterrés, affirme le contraire. Il souligne les deux dimensions de la question qu’il développe longuement dans son livre : le système capitaliste effectivement globalisé peut-il représenter une voie d’émancipation pour l’humanité ? « Rien n’est moins sûr. » Peut-il emprunter une voie pour lui-même ? « Le doute est permis. » Mais en tout cas, explique-t-il, il y a bien crise du capitalisme en ce sens que « les limites sociales et écologiques de l’accumulation du capital sapent la capacité à produire du profit à la hauteur voulue par ceux qui tiennent les cordons… de la Bourse ». Est-ce à dire que c’est la crise finale du capitalisme ? Jean-Marie Harribey se veut prudent. Il affiche son scepticisme vis-à-vis des analyses qui annoncent la proximité de la fin du système, son autodestruction ou son effondrement, et reprend à son compte la formule « sérieuse et humoristique » de l’économiste Robert Boyer : « Le capitalisme est encore jeune mais pas éternel ». Il n’en reste pas moins que son diagnostic en termes de crise du capitalisme incite à un triple devoir de lucidité que l’analyse d’Anton Brender ne facilite pas.

Il ne faut pas tergiverser sur l’ampleur des contradictions à l’œuvre : la nature déséquilibrée et menacée, les inégalités et la polarisation sociale ou encore la productivité stagnante malgré les innovations technologiques révolutionnaires du numérique et de l’intelligence artificielle. Il ne faut pas se leurrer sur la nature des tentatives de réponses qui vient de son sein et restent soumises à ses règles essentielles. Elles ne se contentent pas de laisser faire le capitalisme. Comme l’analyse Etienne Balibar [3], non seulement celui-ci « est incapable de construire ou d’imaginer une nouvelle hégémonie globale à l’échelle de l’économie monde, telle que l’ont exercée successivement les villes de Gènes au XVIème siècle, les Pays Bas du siècle d’or, l’Angleterre du XIXème siècle ou les USA au XXème siècle ». Mais il fait au contraire un retour en arrière dans l’affrontement de puissances déclinantes et de puissances montantes tout en assujétissant de façon croissante les États, y compris les plus puissants à la logique spéculative des marchés financiers. Ces forces sociales dominantes semblent ainsi tout à fait prêtes à transformer une crise épidémique mondiale en crise financière et économique majeure au moment même où les dirigeants des États en appellent à l’Union nationale contre le fléau sanitaire. Il ne faut pas minimiser les enjeux et les transformations anticapitalistes nécessaires pour dépasser ces contradictions et pour que les sociétés retrouvent la voie du progrès social et d’émancipation. C’est certainement le plus problématique dans la proposition d’un retour à la social-démocratie. « C’est cela, oui ! »

Pour Anton Brender, le capitalisme peut retrouver la voie du progrès social et prendre en même temps le tournant de l’écologie en mobilisant principalement quatre leviers : la démocratie et de ses supports historiques que sont les partis, les syndicats et la presse ; les budgets publics qui doivent prendre le relais de la politique monétaire dont l’efficacité s’est usée à force d’avoir servi ; la finance verte et le pouvoir des individus comme salariés et comme consommateurs qui constituent selon lui des leviers plus puissants encore que les lois, les droits à polluer et la taxe carbone, pour pousser le capitalisme à se mettre au vert. « Si les salariés sont réticents à travailler dans les entreprises brunes, écrit-il, les coûts salariaux de ces dernières vont s’élever. Si la demande sociale vire au vert, la recherche du profit conduira le capitalisme à s’y adapter. »

À franchement parler, on se demande où se situe l’utopie irréaliste. D’autant plus qu’Anton Brender revendique haut et fort le maintien de la rentabilité au poste de pilotage. Il rejette aussi bien la proposition de Thomas Piketty de dissocier la propriété du capital du pouvoir de décision que celle affichée par de grands patrons américains de vouloir assumer une responsabilité sociale et de donner à leurs entreprises des objectifs autres que la seule recherche du profit. « La puissance du capitalisme, affirme-t-il, résulte pourtant, précisément, pour le meilleur, comme pour le pire, de l’unicité – et donc de la cohérence – de son objectif. » On touche ici, au contraire, aux limites d’un projet social-démocrate qui ne chercherait pas à bifurquer des règles systémiques du capitalisme pour s’extraire de la nasse de ses contradictions et retrouver le chemin du progrès social.

Jean-Marie Harribey et Etienne Balibar utilisent l’un comme l’autre le terme approprié de « bifurcation » : non pas l’enchaînement mécanique d’une certitude de l’avenir déjà inscrite dans le présent mais un besoin de transformations systémique et un champ de possibles dont l’issue est imprévisible [4]. Et, selon Etienne Balibar, il s’agit bien de bifurquer « pour un socialisme du XXIème siècle » et pour Jean-Marie Harribey de bifurquer vers « un socialisme écologique ». Bien sûr le terme de socialisme est lui-même problématique. Mais l’un et l’autre l’utilisent non pas simplement pour définir un horizon mais pour affirmer également l’ampleur des transformations véritablement anticapitalistes qu’il s’agit d’entreprendre.

Jean-Marie Harribey explore ainsi pour sa part trois principes sur le chemin de la bifurcation : la réhabilitation du travail, l’institution des biens et services publics et l’institution de biens communs, et la socialisation de la monnaie. Trois principes non fragmentables, souligne-t-il. Bien entendu, le chemin de la bifurcation n’est pas une voie royale tracée par avance. Il faut y planter des jalons. Ainsi selon lui, « un premier ancrage pour instituer les communs serait de rendre, par la loi, inappropriables l’ensemble des ressources naturelles décisives pour la vie humaine, c’est-à-dire par exemple de façon à empêcher que soient versés des dividendes sur la distribution de l’eau ; et de rendre aussi non marchandisables tous les services collectifs essentiels à une bonne vie sociale ». Ainsi également il ne s’agirait pas seulement de suppléer l’inefficacité croissante des politiques monétaires par les politiques budgétaires, mais de sortir la monnaie de l’enfermement néolibéral avec des jalons tels que « la socialisation des banques, le développement d’une banque publique d’investissements et de transitions , la gouvernance démocratique de la banque centrale dont la politique devrait être orientée vers la stabilité financière, mais aussi et de plus en plus, vers la facilitation de la transition sociale et écologique ». Pas vraiment le même menu…

Bernard Marx

Notes

[1] Anton Brender : Capitalisme et progrès social. La Découverte, février 2020

[2] Jean-Marie Harribey : Le trou noir du capitalisme. Le Bord de l’Eau, février 2020

[3] Etienne Balibar : Histoire interminable d’un siècle à l’autre. Écrits I. La Découverte, février 2020

[4] Voir le texte Michael Lowy : « Daniel Bensaïd : un marxisme de la bifurcation ». Mediapart, 23 février 2020


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