Peut-on encore débattre en France en 2021 ?

mardi 6 avril 2021.
 

Peut-on encore débattre en France en 2000 – 21 ?

La crise sanitaire actuelle a révélé avec plus de force la difficulté de pouvoir organiser des débats contradictoires constructifs. Le mauvais exemple vient « d’en haut » : la majorité macroniste rejette d’un revers de main tout amendement de l’opposition à ces projets de loi.

Si un médecin tient des propos ou un professeur de médecine, même de notoriété internationale, publie un livre remettant tout deux en cause la politique sanitaire du gouvernement ou dénoncent des conflits d’intérêts, ils sont alors qualifiés par une bonne partie des médias dominants de complottistes, propagateurs de fake news, rassuristes, catastrophistes ad libitum.

** La neutralisation des débats peut utiliser un certain nombre de techniques : l’utilisation de « mots valises » au sens imprécis ou polémique comme complotiste, populiste, réforme…, la personnalisation à outrance de la vie politique où seuls comptent les comportements et où disparaissent les contenus de programmes, le trolling (création de polémique ne reposant sur aucun fait réel), la diversion montant en épingle des événements sans réelle importance pour empêcher des débats sur des réalités fondamentales (par exemple le partage des richesses produites par les Français), le vol des mots pour créer la confusion et empêcher de penser, lenudging (manipulation consistant à orienter le comportement des gens dans une direction donnée), la dysharmonie cognitive (tenir des propos contradictoires ou en faisant le contraire de ce que l’on annonce), l’hystérisation du débat en provoquant des réactions passionnelles et en substituant l’émotion à la raison, etc.

voici un article du Monde diplomatique sur cette thématique.

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Disparition de l’espace du débat

Par Anne-Cécile Robert qui vient de publier « Dernières Nouvelles du mensonge » Éd. (Lux, 2021), dont ce texte est tiré.

Source : Le Monde diplomatique. Avril 2021 https://www.monde-diplomatique.fr/2...

Pas de démocratie sans vérité, pas de vérité sans discussion

La prolifération des « fake news » illustre l’invasion de l’espace public par le mensonge. Il serait toutefois trop simple d’incriminer les réseaux sociaux ou les menteurs qui squattent la vie politique. En étouffant l’échange libre et raisonné des idées sous la « communication », nos démocraties détruisent le sens des mots et empêchent la vérité d’advenir.

L’évolution des mentalités et le progrès des idées redessinent à chaque époque les contours de ce que la société choisit pour elle-même comme étant le Bien. Il existe donc une part nécessaire d’indétermination dans l’intérêt général. La lente conquête des droits sociaux, par exemple, à partir du XVIIIe siècle, et surtout du XIXe siècle, illustre le caractère à la fois contingent et évolutif de l’intérêt général. Avec la démocratisation, celui-ci doit se rapprocher des souhaits du peuple et, à cette fin, être soumis à une délibération publique sanctionnée par le suffrage universel. Une démocratie vivante de citoyens actifs, attentifs aux affaires publiques, fait, en principe, apparaître l’étendue des possibles, dévoile les options en présence et donne une vision plus large et donc plus juste, plus vraie, de la réalité. La vérité remplit une fonction centrale ici car, sans elle, la détermination de l’intérêt général n’est que le paravent des intérêts particuliers. Il est, en quelque sorte, faux.

La vérité est liée à l’obligation de « transparence » des pouvoirs publics, mais elle ne s’y résume pas. Or, depuis les années 1990, la frontière entre les deux est de plus en plus floue. Un pouvoir autoritaire peut défendre des intérêts de caste dans la plus grande transparence. Le cynisme qui rompt avec un langage officiel compassé, comme celui dont faisait montre l’ancien président américain Donald Trump, peut relever d’une transparence habilement gérée. Il ne s’agit pas ici de vérité, puisque cette attitude est foncièrement unilatérale et exclut tout partage réel de l’espace social et intellectuel. Un gouvernement transparent peut donc être un gouvernement faux. Les programmes d’ajustement structurel, imposés aux pays du Sud par les institutions financières internationales, préconisaient à la fois des mesures économiques et des règles de « bonne gouvernance », au premier rang desquelles une gestion transparente des pouvoirs publics (tenue rigoureuse des comptes publics sous la surveillance d’organes de contrôle). Les pays qui ont suivi à la lettre (...)

Refuser de nommer, en rejetant un mot ou en gardant le silence, tend évidemment à dissimuler un phénomène gênant, à le minimiser ou à justifier une politique ou une absence d’action politique. Le président français Emmanuel Macron en a fourni un exemple stupéfiant lorsqu’il a refusé d’évoquer la « pénibilité » du travail au prétexte que cela donnerait le « sentiment » que le travail serait… pénible. Les rapports de la médecine spécialisée ou les enquêtes sociologiques ont pourtant abondamment démontré la souffrance au travail, qu’elle soit physique ou psychique (3). Le chef de l’État intervenait dans un débat public, le 4 octobre 2019 à Rodez, alors que le mouvement des « gilets jaunes » mettait en avant les injustices sociales et celles du monde de l’emploi. Une attitude semblable à celle du président français se retrouve dans le refus de son ministre de l’intérieur d’utiliser le vocable « violences policières », en affirmant « s’étouffer » quand il l’entend (4). Un tel phénomène n’existerait pas, selon M. Gérald Darmanin, dans la mesure où les comportements fautifs seraient purement individuels et détachés de l’organisation du maintien de l’ordre. On peut raisonnablement voir dans ces refus une nouvelle illustration de la « méconnaissance idéologique de l’idéologie » si bien analysée par Claude Lefort (5), les classes dirigeantes, engluées dans leurs choix philosophiques, cherchant à en effacer les conséquences concrètes par le rejet des mots qui les désignent.

Pour qu’il y ait « post-vérité », il faut qu’il y ait « vérité », c’est-à-dire un espace public de discussion « libre et raisonné » au sens où l’énonçait Condorcet — permettant non seulement de décrire le réel, mais de le mettre en discussion. Or une telle situation n’existe plus. C’est-à-dire que les espaces de discussion disparaissent au profit d’un bavardage incessant qui demeure à la surface des choses. Certains refusent le débat. D’autres prétendent l’accepter, mais lui substituent une forme de dialogue plus proche de l’invective. Les sociétés modernes souffrent d’un manque cruel de politique, comblé par la gestion au jour le jour des revendications particulières, la police de l’espace public et la mise en musique des impératifs comptables au service de projets souvent improvisés ou mal pensés. C’est aussi l’une des raisons du constat répandu que les « mots » n’ont plus de sens ; le recours aux éléments de langage constitue la forme achevée d’un mépris consommé pour la vérité et l’expression d’une institutionnalisation cynique du mensonge. Cette évolution confine à un véritable suicide de la politique, qui se saborde par gros temps.

Le pouvoir de nommer n’est pas un attribut monarchique unilatéral conférant à l’autorité publique un pouvoir de reconnaissance arbitraire. C’est au nom de la collectivité et sous son contrôle qu’on désigne les choses et les faits. Or la collectivité ne peut exprimer de vérité sans admettre le débat et les contradictions de points de vue. Sinon, la vérité sociale ne peut advenir.

** Notes

(1) « Prise directe », France 2, 25 janvier 2011.

(2) Ils invoquent également des arguments plus pratiques, tel le surcroît de difficultés occasionnées par la nécessité de démontrer le caractère proprement antiféminin d’un meurtre.

(3) Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Points, coll. « Essais », Paris, 2014.

(4) Commission des lois de l’Assemblée nationale, Paris, 28 juillet 2020.

(5) Claude Lefort, « L’ère de l’idéologie », Encyclopaedia Universalis, Symposium — Les Enjeux, tome 2, Paris, 1994.

** Annexe Retour sur « l’idéologie invisible » selon Lefort Warren Breckman, Traduit de l’anglais par Daniel Blanchard Dans Raison publique 2018/1 (N° 23), pages 37 à 54. Kern info Retour sur « l’idéologie invisible » selon Lefort | Cairn.info

Article très intéressant complète nos 2 articles précédents sur l’ingénierie sociale et la domination sociale qui est évidemment mon rapport avec le texte précédent. ** HD


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