L’économie mondiale n’est pas sortie de l’ornière

dimanche 27 août 2023.
 

Le rebond de la croissance aux États-Unis et en Europe au deuxième trimestre incite certains à y voir un signe de solidité de l’économie mondiale et à envisager une nouvelle période d’expansion. Mais c’est faire l’impasse sur de nombreux obstacles, qui invitent à se montrer moins optimiste.

Romaric Godin

3 août 2023 à 11h06

ÀÀla fin de l’année 2022, l’heure était à l’inquiétude sur la conjoncture mondiale. La récession semblait inévitable sous le double choc de la hausse des taux et des prix. Mais en ce début du mois d’août 2023, ces prévisions semblent déjouées. À la mi-juillet, le Fonds monétaire international (FMI) a révisé à la hausse ses pronostics, tablant sur une croissance mondiale de 3 %, contre 2,8 % prévu précédemment, et prenant acte de l’absence de récession dans les pays avancés.

L’illustration de cette « résilience à court terme » qu’évoque le FMI est apparue avec les chiffres de la croissance du deuxième trimestre publiés au cours des derniers jours, qui ont surpris la plupart des observateurs par leur dynamisme. Aux États-Unis, le PIB entre avril et juin a progressé de 0,6 % après une hausse de 0,5 % le trimestre précédent. En zone euro, la hausse a été de 0,3 % après une stagnation au premier trimestre, avec un chiffre particulièrement solide de 0,5 % en France (mais qu’il faut relativiser). Il semble donc que la croissance entame une reprise.

Ces faits ont provoqué un vent d’optimisme chez les économistes orthodoxes qui, depuis la crise sanitaire, semblaient avoir perdu tout contrôle sur la situation, tant la réalité démentait à chaque instant leurs modèles. Étrangement, l’absence d’une récession que ces mêmes modèles avaient prédite voici six mois les assure désormais de la pertinence de leurs visions.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 Un ouvrier sur un chantier de travaux publics à New York (États-Unis), en mai 2022. © Photo Arthur Nicholas Orchard / Hans Lucas via AFP Comment est-ce possible ? La réponse est donnée par un des blogueurs mainstream les plus influents des États-Unis, Noah Smith, qui, dans un texte du 15 juin, estime que la théorie économique orthodoxe a prouvé sa capacité à gérer le risque inflationniste sans provoquer de récession. La hausse progressive des taux des banques centrales aurait ainsi permis de retrouver l’équilibre sans provoquer de désastres, simplement un petit « trou d’air » qui serait intervenu aux États-Unis au début de 2022 et en Europe à la fin de cette même année. Puis une fois l’inflation retombée grâce à la hausse des taux, la consommation serait repartie et la croissance avec elle.

« Une baisse sensible de l’inflation sans récession ni hausse majeure du chômage ? C’est incroyable ! Que peut-on demander de plus à la macroéconomie mainstream ? », s’enthousiasme alors Noah Smith. Le même, dans un texte plus récent, estime aussi que « l’économie va vraiment, vraiment, très bien ». Selon lui, la résistance de l’emploi aux chocs externes et à la hausse des taux prouve que l’économie « ne va pas seulement bien, mais qu’elle a une forme impressionnante ».

Certes, tout cela repose d’abord sur les chiffres états-uniens, mais le fond des arguments pourrait aussi s’appliquer de ce côté-ci de l’Atlantique. De quoi relancer les rêves, qui avaient déjà émergé après la crise sanitaire, d’une nouvelle période de grande et longue prospérité. Craig Ip, chroniqueur du Wall Street Journal, estime ainsi que l’expansion devrait durer « au moins cinq ans ». C’est d’ailleurs le scénario « acheté » par les marchés financiers, qui ont connu une nouvelle hausse spectaculaire en juillet.

L’absence de récession serait donc la preuve d’une gestion contrôlée de la part des banques centrales, qui appliqueraient avec rationalité la théorie économique orthodoxe. Il s’agit là d’une question clé. Car si ce discours finit par s’imposer, alors ce sera le retour de la vieille synthèse néolibérale orthodoxe qui a dominé le monde entre 1980 et 2008, jusqu’à la crise des subprimes. L’enthousiasme d’un Noah Smith n’est pas sans rappeler les propos de 2003 de Robert Lucas, décédé cette année, qui avait affirmé que la macroéconomie avait désormais, grâce à l’indépendance des banques centrales, l’arme ultime pour éviter les crises.

Politiquement, le retour à ces discours signifierait une nouvelle offensive du capital contre le travail. Aussi faut-il observer de près sa réalité et ses fondements.

L’activité reste globalement en panne Le récit optimiste des orthodoxes est pourtant fort discutable. Certes, le deuxième trimestre de 2023 est plutôt solide aux États-Unis et dans certains pays de la zone euro. Mais ces chiffres s’expliquent moins par la politique monétaire que par des phénomènes de rattrapage. Les économies sont très fortement perturbées depuis 2020 et la normalisation a été à plusieurs reprises obérée, par la guerre en Ukraine ou la perturbation des chaînes logistiques. Cela explique que les données trimestrielles peuvent parfois connaître des variations brusques.

Ainsi, au cours du premier semestre 2023, on a assisté à une forme de remise en ordre de la chaîne logistique mondiale avec la réouverture de la Chine en début d’année et l’apaisement des tensions sur certaines matières premières. Il s’en est suivi des phénomènes d’accélération de transactions jusqu’ici retardées ou réduites, comme dans le secteur des transports, qui a notamment porté les croissances française et états-unienne.

Pour se convaincre de cet effet, on peut se souvenir que les grandes économies se remettent encore à peine du choc de 2020. Ainsi, on constate que la croissance états-unienne était, à la fin du deuxième trimestre, à peine de 0,5 % au-dessus de ce qu’elle aurait été si la tendance de 2009-2019 s’était poursuivie, alors que cette décennie a été l’une des plus faibles en termes de croissance de l’histoire économique récente des pays avancés. En France, on est même encore 1,5 % en dessous du niveau tendanciel de 2009-2019.

Bref, un trimestre ne fait pas le printemps. Et la tendance de fond est plutôt négative. Pour l’instant, la croissance ne s’étend pas à toutes les sphères de l’économie et le phénomène reste fragile.

Illustration 2Agrandir l’image : Illustration 2 L’indice avancé d’activité du Conference Board aux États-Unis. © Conference Board Cette réalité « fractionnée » de l’économie se constate aisément. Aux États-Unis, l’investissement, mené d’abord par la finance (qui profite de la hausse des taux) et par les transports, a permis une accélération de la croissance, alors même que la croissance de la consommation se tassait et que les exportations reculaient. En France, ce sont les exportations à elles seules qui ont sauvé la croissance face à une demande intérieure en contraction.

Certains pays sont d’ailleurs en dehors du phénomène d’accélération. En Allemagne, le PIB a stagné au deuxième trimestre après deux trimestres de baisse (ce qui signifie, techniquement, une récession). En Italie, le PIB s’est contracté de 0,3 % sur le même trimestre.

Et certains indicateurs montrent que tout n’est pas rose, loin de là. D’abord, les indices d’activité, notamment les enquêtes réalisées auprès des directeurs d’achat, appelés PMI (« Purchasing Managers’ Index »), qui sont de bons indicateurs « avancés » de l’état de l’économie, ne cessent de se dégrader depuis quelques mois. Ce phénomène est assez général.

L’indice PMI de S&P pour la zone euro publié le 24 juillet a atteint son plus bas niveau de 8 mois à 48,3 (un chiffre inférieur à 50 signifie une contraction de l’activité). Aux États-Unis, l’indice avancé du Conference Board est en chute libre de 4,2 % sur six mois en juillet, ce qui, selon l’institut, est en cohérence avec une prochaine récession. Et un phénomène nouveau semble se produire : jusqu’ici, la contraction de l’activité semblait se concentrer sur l’industrie, mais le pessimisme gagne désormais les services, alors même que la situation de l’industrie continue de se dégrader…

L’indice PMI de la zone euro, par exemple, signale un fort ralentissement de la croissance dans les services, à son plus bas de six mois. En France, ils sont à un plus bas depuis 29 mois, un peu après la deuxième vague de Covid. En Allemagne, les services seraient encore en croissance, mais avec un net ralentissement de deux points.

Illustration 3Agrandir l’image : Illustration 3 L’indice PMI manufacturier mondial. © S&P/JP Morgan Quant à l’industrie, elle est en plein désarroi. L’indice global se situe à 48,7 en juillet, avec un ralentissement notable du commerce mondial. Si la situation s’est un peu améliorée aux États-Unis en juillet, l’industrie états-unienne reste en zone de contraction à 48, tandis que la Chine est passée en territoire négatif à 49,2 et que l’Allemagne, elle, s’enfonce à 38,8, le même niveau qu’en mai 2020 !

Le tableau que dressent ces indices est sans ambiguïté : l’état de l’activité est très dégradé et tend à se dégrader davantage. La croissance mondiale est sans dynamisme et la croissance chinoise, longtemps sa dernière locomotive, semble caler.

Les effets de la hausse des taux ne sont pas là où l’on pourrait le croire En réalité, on voit mal comment il pourrait en être autrement. Les revenus réels des ménages restent sous pression. Car la baisse des indices des prix est avant tout une baisse du prix de l’énergie et, dans certains cas, un ajustement des prix alimentaires. Mais l’inflation sous-jacente, elle, tend à rester élevée. Autrement dit, la hausse des prix est certes moins forte qu’à son pic de fin 2022, mais elle s’est transmise à un champ plus large et, de là, tend à demeurer plus forte qu’auparavant.

Ainsi, aux États-Unis en juillet, la hausse annuelle des prix est retombée à 3 %, mais hors énergie et alimentation, elle reste à 4,8 % et atteint même 6,2 % dans les services. En zone euro, l’indice des prix annuel en juillet était à 5,3 %, mais la version sous-jacente était à 6,6 %. La proclamation de la victoire sur l’inflation semble donc plus que prématurée. La banque JPMorgan, dans ses perspectives de mi-année prédit d’ailleurs une persistance d’une hausse des prix nettement supérieure au-dessus de 3 %. Un tel niveau d’inflation n’est pas, en soi, un problème. Sauf s’il pèse sur les revenus réels et incite les banques centrales à « refroidir » encore davantage l’économie, en maintenant des taux d’intérêt élevés.

Or, ici, la situation est délicate. Pendant deux ans, les revenus du travail ont été incapables de suivre la hausse des prix. Avec la baisse du taux d’inflation, la situation tend à s’améliorer, mais on est loin d’un quelconque rattrapage. Aux États-Unis, l’indice ECI signale une hausse en juin de 1,6 % des revenus réels du travail sur un an. Mais en juin 2022, la baisse des revenus réels était de 3,6 % sur un an et en mars, elle était encore de 0,2 %.

Illustration 4Agrandir l’image : Illustration 4 Le niveau des prix hors énergie et alimentation aux États-Unis. © FRED, Réserve fédérale de Saint-Louis Cette hausse des salaires réels pourrait inciter les banques centrales à serrer encore plus la vis des taux, accélérant l’entrée en récession des économies. Ces hausses ont déjà fait une partie de leur effet. Les marchés immobiliers sont désormais secoués par le renchérissement du crédit : en France, les achats de logement ont chuté de 1,4 % au deuxième trimestre. Pour l’instant, l’effet reste réduit du fait de taux réels encore bas. Mais si l’inflation recule et que les taux remontent, l’effet pourrait être plus dévastateur.

Et il pourrait en être de même sur l’investissement dans un contexte où une partie des entreprises sont très endettées et fonctionnent souvent grâce au crédit (les fameuses « entreprises zombies »). D’ores et déjà, le niveau des faillites a nettement augmenté au deuxième trimestre aux États-Unis. Et c’est bien là le problème principal de la théorie mainstream et de l’interprétation optimiste : en réalité, les effets de la hausse des taux ne font que commencer.

La logique affichée par Noah Smith est celle d’une économie états-unienne qui a réalisé un fait incroyable : résister mieux que bien à une hausse des taux inédite de 5,5 points. Mais ce discours oublie un fait essentiel : le niveau des taux était, au début de la période inflationniste, à zéro et dans un contexte de très forte inflation. La hausse des taux s’est donc effectuée très largement dans une situation de taux négatifs : s’endetter restait donc une bonne affaire sans avoir besoin de s’inquiéter de l’avenir.

C’est d’ailleurs encore le cas en zone euro où la BCE a un taux inférieur au taux d’inflation de la zone (4,75 % contre 5,3 %), mais ce n’est plus le cas aux États-Unis, où les taux réels sont désormais de 2,5 %. C’est là que commencent les difficultés, parce que l’endettement suppose de pouvoir compter sur une croissance solide à l’avenir et que les investissements « réels » entrent en concurrence avec des investissements financiers sûrs et plus rémunérateurs. Dans le Financial Times, on célèbre ainsi le retour de cet « âge d’or pour les investisseurs où l’on n’a rien à faire » : désormais la dette sûre va être à nouveau rémunératrice.

Dans un tel contexte, on comprend combien l’optimisme du mainstream est exagéré. D’abord, la politique de durcissement des banques centrales ne semble pas en mesure de ramener l’inflation aux fameux 2 %, mais en plus les effets de cette hausse des taux sur l’économie sont encore très majoritairement à venir. Et c’est sans doute ce qui explique en grande partie la contraction globale de l’économie sous-jacente.

L’éléphant de la productivité dans la pièce de l’orthodoxie En d’autres termes, on est bien loin du tableau idyllique dressé plus haut. Mais il n’y a là rien de surprenant tant ce récit oublie l’éléphant dans la pièce : la faible productivité du capitalisme contemporain. C’est pourtant un élément clé de l’avenir économique et qui ruine à plusieurs égards l’argument orthodoxe.

D’abord, dans la théorie orthodoxe, la hausse des taux doit provoquer une baisse de l’emploi pour « refroidir » la demande et réduire l’inflation. Or, dans la situation actuelle, cette baisse de l’inflation ne s’est pas faite par la baisse de l’emploi qui, au contraire, a plutôt continué à croître. Par quel canal alors la hausse des taux a-t-elle agi sur l’inflation ? En réalité, les orthodoxes évitent cette question, se contentant de présenter un lien direct entre hausse des taux et inflation sans passer par l’emploi et en présentant cela comme un succès. Mais cette théorie a des trous dans sa raquette, car elle est incapable de présenter les modalités de la baisse de la demande.

Comment aurait-il pu y avoir un surcroît de demande avec des consommations en berne et des salaires réels en chute libre ? Là encore, le sujet est éludé par les apologistes du mainstream. La solution la plus évidente est qu’il n’existe pas de lien entre la baisse de l’inflation et la hausse des taux, précisément parce que l’inflation n’avait pas pour origine un surplus de demande, mais bien davantage des perturbations externes et des opportunités pour les entreprises à jouer sur les prix pour améliorer leurs marges.

Il faudrait donc reprendre le problème par un autre angle. Comme on l’a déjà souligné ici, la baisse des gains de productivité pourrait bien n’être pas la « conséquence » de la crise, mais un phénomène structurel du capitalisme contemporain lié aux activités que ce dernier est capable de créer. La question alors ne serait pas tant de chercher à relancer la productivité que de faire avec une productivité faible.

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« Le capitalisme traverse une longue dépression » 4 juin 2023 Doit-on se réjouir du rebond de la croissance française ? 31 juillet 2023 Dans ce contexte, la résistance de l’emploi n’est pas un signe de force de l’économie comme le prétend Noah Smith et les orthodoxes, mais plutôt la conséquence de cette faible productivité. Dans ce régime capitaliste qui s’ouvre, il faut davantage de travail pour créer de la valeur. Il faut donc nécessairement que ce travail soit mal payé et mal traité pour assurer une croissance faible. Un tel phénomène affole les logiques statistiques préexistantes et donne des impressions contradictoires. Mais il implique en réalité deux choses : la croissance sur le moyen terme doit rester faible et le travail doit perdre tous les conflits de répartition.

Cette faiblesse de la productivité implique que la création de profits ne peut passer que par ces quatre méthodes : une exploitation croissante du travail, un recours à la rente (donc à la hausse des prix), une financiarisation croissante des entreprises et une aide massive de l’État. La période inflationniste de 2021-2023 a été un cas d’école : les salaires réels ont baissé, les prix ont augmenté, le soutien des États est resté massif. C’est à ce prix, et non pas par les mécanismes de taux, que l’on a maintenu la croissance de l’emploi. Mais c’est un emploi nécessairement de piètre qualité qui est ici créé.

Ces contre-tendances restent cependant très fragiles. La hausse des prix pour compenser la baisse des volumes a des limites, de même que la pression sur les salaires et les aides publiques. En cela, la hausse des taux réels est un risque certain où cette croissance faible peut se transformer en récession à tout moment. Ce risque n’a pas disparu, mais ce n’est peut-être pas le plus important.

Le vrai danger est celui de la nouvelle normalité que l’on vient de décrire : une croissance faible arrachée au prix d’une forte exploitation du travail. Derrière le mirage d’un « atterrissage en douceur » d’une économie mondiale qui ne décolle plus depuis longtemps, il y a bien ce risque. Car dans la logique mainstream, il ne peut y avoir de croissance forte et durable sans hausse de la productivité. Mais là encore, la question est éludée par les défenseurs de l’orthodoxie.

Le récit d’une économie mondiale plus solide et prospère que jamais ne résiste donc pas à l’examen. Non seulement la menace de la récession n’a pas disparu et la logique orthodoxe est incapable d’expliquer la situation actuelle, mais la réalité d’un capitalisme en voie d’épuisement semble plus que jamais d’actualité. Mais derrière ces débats, il y a un enjeu majeur : doit-on, au moment même où se déploie une crise écologique d’ampleur inédite, accepter les conditions politiques d’une croissance faible, illusoire et coûteuse.

Romaric Godin


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