La révolution russe de janvier 1905

mercredi 10 janvier 2024.
 

Ayant commencé une série pour commémorer les 90 ans de la Révolution russe (novembre 1917), il ne peut être question de l’arrêter pour cause de mouvement social en novembre 2007. Cependant, le temps nous a manqué pour compléter le 4ème article sur la Révolution de 1905. Aussi, nous reprenons ci-dessous des textes sur ce sujet émanant du site "LCR Débat militant".

1) Aperçu général

2) 1905 en Russie : Forces motrices de la révolution et naissance du bolchevisme

3) 1905 en Russie : Le prolétariat postule à diriger la révolution

4) 1905 1907 La longue marche de la révolution Russe

1) Aperçu général

Russie, janvier 1905 : le régime du tsar Nicolas II, absolutiste, s’enlise dans la guerre engagée en 1904 contre le Japon, dont le coût se répercute directement sur la population. Plusieurs meetings, manifestations, grèves se font l’écho de revendications démocratiques et d’achèvement de cette « guerre ruineuse et criminelle ». Les révolutionnaires, loin d’anticiper ce qui se prépare, ne sont alors que quelques milliers, regroupés depuis peu dans un même parti. La révolution de 1905 va éclaircir et mettre à l’épreuve des conceptions différentes, entre les mencheviks et les bolcheviks, à l’intérieur de l’organisation.

En décembre 1904, quatre ouvriers sont renvoyés des usines Poutilov, industrie de la défense nationale, plus gros complexe industriel de Saint-Pétersbourg. Devant le refus de la direction de les réintégrer, les salariés se mettent en grève le lundi 3 janvier. Ce sont alors 13 000 ouvriers qui tiennent tête à la direction. Le mouvement s’étend aux entreprises voisines. Le vendredi, 100 000 grévistes paralysent la région. Le lendemain, ils sont le double. La capitale est privée de transports, d’électricité, de journaux.

Gapone, un pope (religieux orthodoxe), agent du tsar, rédige alors une pétition à Nicolas II, qui recueille plus de 150 000 signatures. Elle revendique un ensemble de mesures politiques, économiques et sociales destinées à lutter « contre l’oppression du travail par le capital » et s’achève par : « Sire ! Ne refuse pas d’aider Ton peuple ! Abat la muraille qui Te sépare de Ton peuple ! [...] ; sinon, nous sommes prêts à mourir ici même. » Cette pétition, à elle seule, révèle toutes les confusions dans les esprits d’un peuple qui se soulève.

Une explosion populaire

Le dimanche, des milliers d’ouvriers portant des icônes et chantant des cantiques, conduits par Gapone, convergent vers la place du palais d’Hiver pour la remettre au tsar. Quarante mille hommes de la troupe tsariste chargent la foule, faisant plus de 1 000 morts et de 2 000 blessés. Cette date est restée sous le nom de « dimanche sanglant ».

Les bolcheviks et les mencheviks sont, dans un premier temps, hostiles au soulèvement : comment soutenir une manifestation qui paraît tenir autant de la procession religieuse que de la démonstration politique pour remettre au tsar une requête au style révérencieux ? Mais alors que, sous la pression populaire, les mencheviks se joignent au mouvement, les bolcheviks ne sont qu’une quinzaine à défiler à Saint-Pétersbourg ce jour-là. Pendant des mois, Lénine, dirigeant bolchevik en exil, se bat contre le sectarisme des militants. En fait, les révolutionnaires n’ont joué qu’un rôle négligeable dans les premiers mois de 1905.

Les étudiants organisent, immédiatement après le « dimanche sanglant », des collectes de fonds pour les victimes du massacre et font du porte-à-porte qui se transforme en propagande antigouvernementale. Les ouvriers de Saint-Pétersbourg prolongent leur grève, suivis en solidarité par plusieurs autres centres industriels. Une révolution s’opère dans les esprits : Gapone lui-même affirme aux ouvriers qui l’ont suivi qu’« il n’y a plus de dieu ni de tsar ».

Dans tout le pays s’élaborent des revendications, au travers de réunions et de la constitution de syndicats. La liberté de la presse est un fait accompli, la police n’osant plus réagir. Dans l’action, une organisation de masse apparaît : les célèbres soviets de députés ouvriers, assemblées de délégués élus dans les entreprises. Là se débattent et se décident les grandes orientations de la lutte. Le mouvement ouvrier produit un effet d’entraînement sur les paysans, qui entrent à leur tour dans un vaste mouvement au printemps 1905. Dans les provinces non russes, des soulèvements réclament l’indépendance. Cette combinaison ébranle alors le dernier appui du tsarisme : l’armée. La plus célèbre ces révoltes militaires est celle du cuirassé Prince Potemkine, qui démarre au mois de juin.

Les soviets

En août, face à la situation, le tsar annonce la création d’une assemblée représentative, la Douma. Il signe également la paix avec le Japon, car il ne peut plus assurer le coût économique et politique de la guerre. Calcul illusoire : le peuple n’est plus disposé à accepter un os à ronger. À travers la Russie, des dizaines de soviets assument de plus en plus le rôle d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. À travers eux se développe l’alliance entre les militants révolutionnaires et le monde ouvrier en grève. Ils organisent la grève générale d’octobre, d’environ un million de personnes.

Le danger que représente cette situation pour les libéraux (la bourgeoisie naissante) les amène à accueillir favorablement les promesses de démocratisation du tsar. Les révolutionnaires sont divisés : faut-il aller jusqu’à prendre les armes ? Selon Plekhanov et les mencheviks, il ne faut pas effrayer les libéraux et les exclure de ce combat ; face à la répression du gouvernement tsariste, il paraît tout aussi insensé de vouloir s’affronter. Pour Lénine et les bolcheviks, le développement de la révolution russe conduit inéluctablement à une lutte armée entre le gouvernement du tsar et les ouvriers, qu’il faut organiser.

Le tsar entame une vague de négociations et de promesses pour calmer le jeu, accompagnée de la répression quand cela ne suffit pas : dans plusieurs endroits, les insurrections sont écrasées et les dirigeants systématiquement fusillés ; des expéditions punitives sont organisées - destructions de villages, scènes collectives de fouet... Les forces les plus conservatrices organisent des contre-manifestations patriotiques. Les Juifs constituent leur cible favorite. Les pogroms se multiplient, faisant des dizaines de milliers de morts. Ce climat donne une justification au tsar pour restaurer la loi martiale. Début décembre, les 267 délégués du soviet de Saint-Pétersbourg sont arrêtés et le soviet dissous.

Une insurrection a alors lieu à Moscou : 8 000 ouvriers armés résistent pendant neuf jours au gouvernement du tsar. Mais les forces de l’ordre reprennent le dessus. La révolution est faite de courants trop disparates pour tenir tête au gouvernement tsariste.

La classe ouvrière, défaite, aura cependant appris énormément : en 1917, lorsqu’une nouvelle explosion populaire survient, les soviets se mettent en place très rapidement. Quant aux révolutionnaires, les leçons tirées de cette période serviront de base pour la suite de leur combat. Pour les mencheviks, l’échec de la tentative révolutionnaire démontre la validité d’une politique par étapes (réformiste). Les bolcheviks, eux, concluront à un défaut de préparation, de coordination et d’organisation. Ce qui manquait à la révolution, « c’était d’une part, la fermeté, la résolution des masses trop sujettes à la maladie de la confiance et, d’autre part, une organisation sociale-démocrate des ouvriers à même d’assumer la direction du mouvement, de prendre la tête de l’armée révolutionnaire et de déclencher l’offensive contre les autorités gouvernementales ». L’évolution générale du capitalisme devait conduire, pour Lénine, à l’élimination de ces deux défauts. Et la révolution de 1917 allait lui donner raison.

Vanina Giudicelli

• Bibliographie (disponibles à La Brèche) :

François-Xavier Coquin, La Révolution russe manquée, Complexe.

Lénine, Lettres de loin, Éditions sociales.

Rosa Luxemburg, Grève de masse, La Découverte.

2) 1905 en Russie : Forces motrices de la révolution et naissance du bolchevisme

( site http://www.lcr-debatmilitant.org/Te...)

C’est dans le pays le plus arriéré d’Europe, en Russie, que se produisit l’événement sans doute le plus important de l’année 1905, la première grande révolution moderne de l’histoire, première révolution populaire conduite, à la différence de la grande révolution française, par une classe opprimée, la classe des salariés des villes.

1905 première grande révolution moderne de l’histoire

Née du choc entre le passé et l’avenir, à la charnière de deux mondes, la révolution de 1905 annonce et préfigure le choc général qui mit aux prises, à l’échelle internationale, les deux grandes classes de la société moderne à travers la guerre de 1914-18, de la vague révolutionnaire qui s’ensuivit, puis de la contre-offensive de la réaction débouchant sur la deuxième guerre mondiale.

Elle ouvre le " cycle de guerres et de révolutions ", selon l’expression de Lénine, suscité par le développement de l’impérialisme durant les vingt années précédentes. Cette nouvelle phase de la domination capitaliste, caractérisée entre autres par l’exportation de capitaux dans toutes les régions du monde, avait suscité en Russie une industrialisation fiévreuse. Trusts et sociétés par actions occidentales, attirés par les immenses richesses renfermées par le sol russe y avaient réalisé des investissements massifs, décuplés qui plus est par la spéculation effrénée des places financières européennes. La dictature tsariste, le formidable appareil de répression né du retard du développement social de la Russie, semblait devoir y garantir la docilité d’une main d’œuvre surexploitée.

Ce fut l’inverse qui se produisit. La classe ouvrière russe, arrachée aux conditions moyenâgeuses de la paysannerie pour être plongée brutalement dans l’univers de l’industrie et de la grande ville moderne, franchit à travers ses luttes, en quelques années seulement, des étapes décisives pour son organisation et sa conscience politique. Très tôt, dès le début des années 1900, elle se trouva, dans les grandes régions industrielles, à la tête de la contestation politique et de la révolte contre l’absolutisme tsariste, en même temps qu’elle combattait pour sa dignité et ses conditions d’existence.

Au cœur de ces luttes et résistances quotidiennes se regroupèrent les éléments les plus avancés du prolétariat au sein d’un parti social-démocrate et formèrent en particulier son aile la plus radicale, le bolchevisme. Ces premiers regroupements furent les signes avant-coureurs de la révolution qui allait faire exploser la vieille société féodale. C’est à l’histoire de ces prémisses de la révolution qu’est consacré ce premier article sur la révolution de 1905.

* * * * *

C’est dans ces années-là que prit naissance ce qu’on a appelé plus tard le bolchevisme

L’histoire du parti bolchevik et le rôle de Lénine au nom duquel elle est associée, ont subi une des plus grandes falsifications de l’histoire. Staline et la bureaucratie en ont usurpé l’héritage pour combattre la fraction révolutionnaire du mouvement ouvrier mondial, au nom des principes qu’ils attribuèrent faussement au bolchevisme : la fin justifie les moyens, la toute puissance du parti sur les événements et les individus, le culte du chef et son infaillibilité.

La bourgeoisie utilisa cette imposture pour donner un semblant de crédibilité à sa propagande anti-communiste, confondant " léninisme et stalinisme ", révolution et contre-révolution.

Le mouvement gauchiste lui-même n’a pas échappé à la caricature entretenue par le stalinisme, avant bien souvent, de rejeter, avec l’image qu’il s’en était faite, le bolchevisme lui-même.

C’est pourquoi il est nécessaire de revenir sur ces années du tournant du siècle pour comprendre comment ont mûri les forces motrices qui ont fait la révolution en Russie. Le bolchevisme y a joué un rôle important, mais ce facteur subjectif était lui-même le produit de son temps, du mouvement ouvrier international et des conditions historiques concrètes de la Russie.

" La révolution en Russie sera ouvrière ou ne sera pas " (Plékhanov, 1er congrès de la 2ème internationale, 1889)

En 1883, lorsque Plékhanov, Vera Zassoulitch et Axelrod, créèrent le premier groupe marxiste russe, " L’émancipation du Travail ", la possibilité de la victoire du socialisme en Russie, paraissait à beaucoup non seulement une perspective lointaine mais même une pure utopie. Plékhanov eut la largeur de vue de dépasser le point de vue étroit de ceux qui bornaient leur horizon aux seules réalités nationales, oubliant que leur pays ne pourrait rester à l’écart du mouvement général du monde.

Sa conviction, comme il le dit plus tard à la tribune du 1er congrès de la IIème Internationale en 1889, " que la révolution en Russie sera ouvrière ou ne sera pas, il n’y a pas d’autre issue et il ne peut y en avoir " reposait sur une analyse théorique du développement de la société russe et sur son observation du mouvement ouvrier international. Mais il avait tiré également le bilan de l’échec des expériences de la génération précédente de révolutionnaires russes, dont lui-même avait fait partie, comme Vera Zassoulitch et Axelrod.

Dans leur tentative de soulever les masses paysannes en allant propager leurs idées dans les campagnes, les populistes s’étaient heurtés à l’arriération des paysans et à leur méfiance pour tous ceux qui venaient de la ville. Ceux d’entre eux qui cherchèrent alors à provoquer l’effondrement du tsarisme par l’action terroriste furent décimés par l’appareil policier de la dictature au cours des années 1880. Parmi eux, le frère de Lénine, pendu en 1887 pour avoir participé à une tentative d’assassinat du tsar Alexandre III.

Le groupe " L’Emancipation du Travail " joua un rôle considérable dans l’introduction des idées marxistes en Russie et Plékhanov fut un des premiers à percevoir clairement que le développement du capitalisme allait donner naissance à la seule force sociale capable de sortir la Russie de l’arriération, la classe ouvrière. Mais, ayant vécu 50 années de sa vie en exil, il n’eut jamais l’occasion d’avoir un lien vivant avec le mouvement ouvrier réel, celui-ci n’étant qu’embryonnaire lorsqu’il dut quitter la Russie.

La génération suivante, celle de Lénine, commença à militer dans les années 1890-1900, au moment de l’essor de la classe ouvrière suscité par la pénétration des trusts impérialistes en Russie.

Une nouvelle période s’ouvre

La société russe sort alors de son immobilisme

Les particularités historiques de la Russie, l’immensité de son territoire et, en particulier, la croissance démesurée de son Etat, avaient entravé le développement économique et social du pays. Pour moderniser sa machine militaire face à des voisins plus puissants, l’absolutisme tsariste écrasait d’impôts les masses populaires, paysans et petits artisans, rendant impossible la formation d’une petite bourgeoisie qui existait aux mêmes époques dans les villes des pays d’Europe plus avancés. C’est l’Etat lui-même qui fut à l’origine de la première industrialisation, mais il ne développa manufactures et moyens de communications modernes que dans la mesure de ses besoins militaires et de répression.

A la fin du XIXème siècle, il existait bien une bourgeoisie russe autre que celle des professions libérales, des industriels du textile le plus souvent anciens serfs, mais elle était extrêmement faible et vivait à l’ombre de la monarchie tsariste, dépendant étroitement de ses commandes.

Avec ses millions de paysans misérables exploités par les grands propriétaires fonciers, sa monarchie dictatoriale et sa noblesse parasitaire, la société russe présentait des caractères communs avec la France de l’ancien régime. Mais aucune force sociale n’était capable d’entraîner derrière elle les masses opprimées des campagnes, comme l’avait fait la petite bourgeoisie des villes pendant la révolution française.

Cette force émergea de l’industrialisation suscitée par le développement de l’impérialisme : ce fut la classe ouvrière. En quelques années seulement, se montèrent en Russie d’immenses complexes industriels équipés du dernier cri de la technique occidentale, les villes de la partie occidentale du pays connurent une croissance fulgurante, y furent jetés dans le bagne des usines des centaines de milliers d’anciens paysans, une jeune classe ouvrière qui mena ses premières grèves dès les années 1880.

En 1894, dans " le contenu du populisme et la critique qu’en fait dans son livre M. Strouvé ", un jeune militant complètement inconnu alors, Lénine, soulignait la portée de ce bouleversement social et ses conséquences sur les perspectives et les possibilités du mouvement révolutionnaire. Au populisme dont le socialisme agraire idéalisait la petite industrie, l’artisanat et la commune villageoise, voyant dans le développement capitaliste un mal redoutable, il opposait l’idée que celui-ci, au contraire " socialise le travail et en augmente la productivité, lorsqu’il détruit cette subordination du travailleur aux petits despotes locaux qui le saignent et établit la subordination au grand capital. Cette subordination représente un progrès malgré toutes les horreurs de l’oppression du travail, du dépérissement, de la barbarie, de la mutilation de l’organisme des femmes et des enfants, etc, parce qu’elle éveille l’esprit de l’ouvrier, et transforme le sourd et vague mécontentement en une protestation consciente, parce qu’elle change la révolte circonscrite, morcelée, irraisonnée, en une lutte de classe organisée pour la libération de tout le peuple travailleur...".

Le populisme, en même temps, était l’expression des aspirations démocratiques de la petite bourgeoisie et, avait en tant que tel, un aspect révolutionnaire. Dans le cadre de la lutte contre le tsarisme, la classe ouvrière devait rechercher l’alliance avec toutes les couches sociales opprimées par le régime sans perdre de vue ses intérêts propres et le but final de sa lutte, une société communiste. Comme l’avait dit Marx dans le Manifeste du Parti communiste, " Les communistes appuient tout mouvement révolutionnaire contre l’ordre social et politique existant ".

Deux ans plus tard, en mai 1896, éclata la première grande lutte des travailleurs russes, la grève des ouvriers du textile à Saint-Petersbourg que dirigea l’Union de Libération des ouvriers de St Pétersbourg, que Lénine avait contribué à créer avec Martov l’année précédente. Dans sa brochure Grève de masse, parti et syndicat, qu’elle rédigea en 1906, Rosa Luxembourg met en évidence la portée politique de cette grève ouvrière, à l’origine revendicative et partielle et elle en fait le point de départ du mouvement qui devait conduire à la révolution de 1905. " Aujourd’hui, cet événement, comparé aux vastes grèves de la révolution, peut paraître minime. Dans le climat de stagnation politique de la Russie à cette époque, une grève générale était une chose inouïe, c’était toute une révolution en miniature.[...] Par ailleurs, si les grèves semblaient, extérieurement, se borner à une revendication purement économique touchant les salaires, l’attitude du gouvernement ainsi que l’agitation socialiste en firent un événement politique de premier ordre. "

Il y eut, à partir de cette date, un essor ininterrompu du mouvement ouvrier russe et de ses organisations social-démocrates. Les conditions particulières de la Russie ont imprimé un caractère original au mouvement social-démocrate. La construction du parti s’y fit en effet dans un contexte de crise structurelle de la société qui ne pouvait déboucher à terme que sur une révolution.

Un problème très pratique : la construction d’un véritable parti

Le mouvement social-démocrate se développa très rapidement dans ces dernières années du XIXème siècle, mais il n’y avait pas de parti véritable. Le Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, fondé en 1898 en tant que section de la Seconde Internationale, ne vécut que le temps d’un congrès. Immédiatement après, tous les délégués, comme les membres du Comité central élu au congrès, furent arrêtés. La répression policière empêchait tout travail suivi sérieux, le mouvement n’existait qu’en l’état de cercles coupés les uns des autres, dont les militants étaient condamnés, parce que sans liaison avec un centre politique, à se débrouiller par leurs propres moyens.

D’autre part, la croissance du mouvement, rejoint par nombre de militants inexpérimentés, eut également comme conséquence - revers de sa bonne santé - un recul de son niveau politique, caractérisé en particulier par des conceptions ouvriéristes. En 1899, des militants du parti se regroupèrent sur la base d’un credo qui affirmait que la classe ouvrière devait se cantonner à la " lutte économique " et se tenir à l’écart de la lutte politique.

C’est pour essayer de résoudre ces problèmes que Lénine mit en discussion parmi les militants un texte intitulé " Notre tâche immédiate ", dans lequel il plaidait pour la création d’un journal illégal pour toute la Russie. " La nécessité de concentrer toutes les forces en vue de la fondation d’un organe du Parti régulièrement édité et diffusé découle de la situation originale où se trouve la social-démocratie de Russie, par rapport à celle des autres pays européens et aux vieux partis révolutionnaires russes. Les ouvriers d’Allemagne, de France, etc, disposent, outre leurs journaux, d’une foule d’autres moyens de manifester publiquement leur activité et d’organiser leur mouvement : action parlementaire, agitation électorale, réunions publiques, participation aux institutions sociales locales (rurales et urbaines), activité légale des associations professionnelles (syndicales, coopératives), etc, etc. Chez nous, pour remplacer tout cela, mais précisément tout cela, - tant que nous n’aurons pas conquis la liberté politique - il faut un journal révolutionnaire, sans lequel nous ne pourrons absolument pas organiser sur une vaste échelle l’ensemble du mouvement ouvrier. Nous ne croyons pas aux complots, nous nous refusons à renverser le gouvernement par des actions sporadiques : le mot d’ordre pratique de notre travail est la formule de Liebknecht, vétéran de la social-démocratie allemande : " studieren, propagandieren, organisieren " - apprendre, propager, organiser. Et le pivot de cette activité ne peut et ne doit être que l’organe du Parti. "

Un journal pour toute la Russie, l’Iskra

Dans le projet qu’il rédigea pour le soumettre à toutes les organisations social-démocrates, Lénine définit quel rôle devait selon lui défendre ce journal, l’Iskra (l’Etincelle) : " il faut éclairer par la théorie chaque fait particulier ; il faut que la propagande rende les problèmes de la politique et de l’organisation du parti familiers aux plus larges masses de la classe ouvrière ; il faut que ces problèmes deviennent un sujet d’agitation. Loin de bannir de nos colonnes la polémique entre camarades, nous entendons au contraire lui réserver une très large place. [...] Bien plus : reconnaissant dans la classe ouvrière russe et dans la social-démocratie russe le champion d’avant-garde de la démocratie, de la liberté politique, nous estimons nécessaire d’essayer de faire de nos organes des organes communs à toute la démocratie, non que nous consentions même un instant à oublier l’antagonisme qui existe entre le prolétariat et les autres classes, mais en ce sens que nous poserons et débattrons toutes les questions démocratiques sans nous cantonner dans les questions étroitement prolétariennes, que nous soulignerons et débattrons tous les cas et toutes les manifestations de l’oppression politique, que nous montrerons le lien entre le mouvement ouvrier et la lutte politique sous toutes ses formes, que nous chercherons à gagner tous les gens sincèrement décidés à combattre l’autocratie, sans distinction d’opinion ni de classe, en les appelant à soutenir la classe ouvrière, seule force révolutionnaire et irréductiblement hostile à l’absolutisme.

L’Iskra commença à paraître dès 1900 et devint rapidement un instrument efficace de l’organisation des travailleurs, Un noyau solide de militants iskristes, deux ou trois dizaines seulement, organisèrent des comités locaux en Russie autour de la diffusion, de l’information et de l’élaboration du journal, dont la rédaction composée essentiellement de Lénine, Plékhanov et Martov se trouvait à Londres.

La naissance du bolchevisme : le congrès de 1903

C’est seulement en 1903, au 2ème congrès du parti social-démocrate russe qui se tenait à Bruxelles, que s’opéra une démarcation entre ceux qu’on appela " bolcheviks " (majoritaires) et " mencheviks " (minoritaires).

Les dirigeants qui collaboraient ensemble à la rédaction de l’Iskra se séparèrent sur des questions d’apparence secondaire. Un premier désaccord surgit sur la question du paragraphe 1 des statuts : Qui devait être considéré comme membre du parti : seuls les militants participant au travail du parti dans un de ses groupes, comme le pensait Lénine, ou quiconque reconnaissait son programme, participait au travail du parti, mais sans faire partie d’une de ses organisations, comme le pensait Martov ? Lénine, pendant les débats, n’attachait pas tant d’importance que ça à cette question : " je suis loin de considérer nos désaccords comme assez essentiels pour que la vie ou la mort du parti en dépendent. Nous ne serons pas perdus parce qu’un article de nos statuts sera mauvais. "

Il fut d’ailleurs majoritaire sur cette question et les principales questions soulevées par le congrès, ce qui a donné naissance à l’appellation de bolcheviks et mencheviks. Mais dans le cours du congrès, Martov et ses camarades se rangèrent à l’avis de militants qui combattaient l’orientation qui avait été mise en œuvre par l’Iskra et qui défendaient les conceptions " économistes ".

Formellement, les conceptions de Lénine et de ses camarades avaient triomphé au congrès, mais les décisions de celui-ci ne furent pas appliquées et c’est finalement la minorité qui prit le contrôle du journal au point que Lénine fut obligé de quitter l’Iskra en février 1904.

Le désaccord sur un article des statuts recouvrait des divergences plus cruciales quant au possible déroulement de la révolution à venir, entre autres, le problème de l’attitude de la classe ouvrière et du parti social-démocrate à l’égard de la bourgeoisie libérale. Celle-ci, en effet, profita de l’ébranlement du régime qu’avaient entraîné de grandes grèves et manifestations ouvrières en 1902 et 1903, pour faire son entrée sur la scène politique. Alors que pour les mencheviks, la classe ouvrière devait rechercher l’alliance avec les libéraux, quitte à limiter ses objectifs de façon à ne pas les effrayer, les bolcheviks et Lénine défendaient un programme social hardi, fixant aux luttes de la classe ouvrière l’objectif de prendre la tête de toutes les couches sociales opprimées de Russie dans le but de renverser le tsarisme.

En 1905, la révolution vérifia la validité de ces différentes conceptions. La classe ouvrière apparut non seulement comme la force sociale la plus dangereuse contre le tsarisme, mais également comme une direction pour toutes les masses opprimées, en particulier les paysans, alors que la bourgeoisie libérale qui encouragea au départ les ouvriers à se battre dans l’espoir d’obtenir ainsi pour elle-même des concessions du régime, fit ensuite volte-face, prise de panique lorsque la révolution alla plus loin qu’elle ne le voulait, et se fit complice du tsarisme dans la répression.

Loin des caricatures si souvent véhiculées, à savoir une méthode d’organisation visant à sélectionner des militants ayant fait la preuve qu’ils étaient dignes de confiance pour construire un appareil de professionnels de la politique, le bolchevisme est né des problèmes pratiques de la construction d’un parti des travailleurs dans les conditions particulières de la Russie.

Les débuts de l’histoire du bolchevisme se confondent avec la lutte acharnée pour construire un parti qui puisse survivre et se développer malgré la répression. Mais, bien qu’obligé le plus souvent à la clandestinité, le parti bolchevik était de plain-pied dans la classe ouvrière et ce qu’on appellerait aujourd’hui le mouvement social de son temps. Il s’est formé à travers la riche expérience des luttes et des débats suscités par celles-ci, tant en Russie même qu’au sein de la Deuxième internationale.

Son originalité tient non seulement à sa compréhension du rôle dirigeant que la classe ouvrière devait jouer dans la révolution à venir - Trotsky, qui ne rejoignit le parti bolchevik qu’en 1917, avait une conception plus claire du caractère de cette révolution - mais de ses liens intimes avec la classe ouvrière. Il en a accompagné l’évolution, toujours soucieux d’aider aux transformations de conscience à travers les expériences politiques et sociales qui forgèrent sa conscience collective.

La révolution de 1905 sera l’occasion de vérifier les idées, les hommes et les liens politiques et sociaux qui les unissent, " la répétition générale " selon l’expression de Trotsky. Nous y consacrerons notre prochain article.

Galia Trépère

3) 1905 en Russie : Le prolétariat postule à diriger la révolution

L’histoire a retenu le 9 janvier comme point de départ de la révolution de 1905, jour où " le prolétariat se mit en marche pour la première fois sous un étendard qui lui appartenait en propre, vers un but qui était bien à lui " (Trotsky).

Les récits de cette journée mettent souvent en avant l’arriération de ses acteurs, les masses ouvrières de Pétersbourg et leurs familles, endimanchées et sans armes, en procession pacifique vers le Palais d’Hiver, derrière le pope Gapone, avec icônes et oriflammes, apportant à leur souverain une supplique, pétition qui dépeignait toutes les persécutions et l’exploitation qu’ils subissaient. Du froid et des courants d’air qui traversaient les fabriques, à l’état de misère et de servitude qui sévissait dans les campagnes, la pétition exprimait tout de la condition des masses opprimées et leur exaspération.

Des milliers d’ouvriers avaient quitté leurs usines, leurs quartiers, " prêts à mourir " plutôt que de supporter plus longtemps leur condition, et convergeaient vers le palais. Le tsar répondit à ses sujets en dressant la troupe devant eux. La brutalité policière finit en bain de sang, laissant sur le pavé des centaines de morts et des milliers de blessés.

Le Dimanche rouge fut le point de départ du mouvement révolutionnaire qui se développa tout au long de l’année 1905

Si les masses ouvrières, encore crédules, se retrouvèrent derrière le pope Gapone, porté par les circonstances à leur tête, ce Dimanche rouge avait une signification plus profonde qui n’échappa pas au régime : au-delà du cortège symbolique qui demandait " justice et protection " à son monarque, il y avait le prolétariat, en lutte pour ses droits.

Depuis le 3 janvier, des milliers d’ouvriers étaient en grève à l’usine Poutilov. La grève s’était étendue en plusieurs jours, gagnant tous les secteurs de l’industrie, du commerce et des transports jusqu’au 10 janvier où elle avait atteint sa pleine puissance. La pétition décrivait la situation des masses ouvrières opprimées, mais en même temps, elle exprimait leur exaspération et leur réveil. Elle exprimait la force du prolétariat qui entrait en lutte, demandait une assemblée constituante élue au suffrage universel et posait ses revendications de classe en exigeant le droit de grève et la journée de huit heures.

L’impuissance de la bourgeoisie libérale

Les journées révolutionnaires de janvier furent le prolongement d’une longue période d’agitation croissante contre l’autocratie tsariste, qui commença en 1903 dans la débâcle militaire de la guerre russo-japonaise et la banqueroute financière du régime. Les ministres se succédaient, emportés par leur impuissance à calmer la révolte des masses qui culmina lors de l’embrasement paysan dans le Midi et les journées de juillet 1903 dans tout le Midi industriel.

La bourgeoisie libérale, profitant de la démoralisation et de l’affaiblissement du régime, redoubla d’activité durant toute l’année 1904. Avec les moyens d’une classe jeune, encore faible et peu nombreuse, humiliée, dépendante, cherchant à faire pression sur le régime par la voie légale, les sages remontrances de sa presse, réclamant " loyalement " un régime constitutionnel, à travers une vaste campagne de banquets, motions, protestations, pétitions...

Le prince Sviatopolk-Mirsky fut appelé à constituer un gouvernement qui annonça une ère nouvelle de rapprochement entre le pouvoir et le peuple, un " printemps gouvernemental ", qui consentait à manifester sa bienveillance tant que les revendications des libéraux se contentaient de s’exprimer poliment dans la presse et les banquets, et de n’avoir que l’audace d’en appeler au sens politique du prince.

Mais dès lors que la Constitution fut revendiquée dans la rue, à Pétersbourg et Moscou lors de puissantes manifestations d’ouvriers et de petits-bourgeois radicaux, en novembre et décembre 1904, le prince envoya les cosaques.

L’attitude du régime, affolé, oscillant entre de vagues promesses de réforme et la nagaïka, le fouet des cosaques, ne faisait qu’aggraver sa situation. Les concessions suscitaient de nouvelles exigences, la répression féroce accompagnée de déclarations de confiance dans le peuple travaillaient à faire tomber les illusions et renforçaient la conscience politique des masses.

Tout cela aboutit à la manifestation du 9 janvier et à la vague de grève qui l’accompagna

Ce puissant mouvement de grève et l’impact du Dimanche rouge qui avait porté le prolétariat sur le devant de la scène provoquèrent une onde de choc d’un bout à l’autre du pays. La comédie du " printemps " libéral, du rapprochement entre le pouvoir et le peuple, était finie. Durant les mois qui suivirent, des milliers de grèves économiques éclatèrent dans tout le pays, à travers lesquelles le prolétariat prenait conscience de sa force, travaillait à son unité, s’organisait. La grève toucha cent vingt-deux villes et villages, plusieurs mines du Donetz, les compagnies de chemin de fer. Les uns après les autres, les secteurs industriels, les entreprises, arrêtaient le travail. Le mouvement gagnait les régions les plus reculées, les masses les plus arriérées découvraient l’action.

" On a besoin de se rendre compte pour soi-même, pour le prolétariat des autres régions et enfin, pour le peuple entier, des forces que l’on a accumulées, de la solidarité de la classe, de son ardeur à combattre ; on a besoin de faire une revue générale de la révolution. ", écrivait Trotsky. La logique de la lutte de classe faisait alors dire aux bolcheviks qu’" après le 9 janvier, la révolution ne connaîtra plus d’arrêt ".

Elle était inscrite au cœur des contradictions de la société russe. Les militants du parti social-démocrate qui préparaient depuis de longues années ce réveil du prolétariat se trouvèrent confrontés à de nouvelles tâches. Les ouvriers social-démocrates avaient joué un grand rôle dans les journées révolutionnaires de janvier. Leur organisation qui touchait plusieurs milliers d’ouvriers à Pétersbourg leur avait permis d’aider à l’organisation des masses et ils avaient gagné leur confiance en formulant, au cœur même de ces masses, les mots d’ordre qui exprimaient leurs besoins, et qui devinrent les mots d’ordre de tous. Au sein du parti, mencheviks et bolcheviks se divisèrent sur les perspectives ouvertes par la situation révolutionnaire. Les bolcheviks se préparaient à organiser et diriger la révolution, à conduire les masses opprimées vers la prise du pouvoir. Ils pensaient que la classe ouvrière était la seule classe capable de renverser l’absolutisme et d’instaurer, en s’appuyant sur les masses paysannes pauvres, une dictature révolutionnaire démocratique qui accomplirait les réformes démocratiques que la classe bourgeoise était incapable d’accomplir elle-même. Les mencheviks hésitaient, reculaient devant la perspective de la prise du pouvoir. Les justifications de leur recul et leur suivisme vis-à-vis de la bourgeoisie libérale, étaient autant d’éléments de désorganisation du parti. Deux politiques divergentes s’affirmaient, se confrontaient.

Octobre : le mouvement redémarre

La révolution suivait son cours, entraînant, touchant des couches toujours plus larges de la population.

Le 19 septembre, une simple grève d’ouvriers typographes à Moscou qui revendiquaient une diminution des heures de travail, une augmentation du salaire aux pièces avec la prise en compte des signes de ponctuation..., déclencha une nouvelle vague de grèves qui, en quelques jours, s’étendit aux autres grandes villes et se généralisa avec l’entrée en grève successive de tous les secteurs industriels, du commerce et celui, déterminant, des 700 000 cheminots et aboutit à la paralysie totale du pays. Le télégraphe constitua un des éléments décisifs de la propagation de la grève.

La grève ouvrière, par son ampleur, ses répercussions sur l’économie, rallia à elle les autres couches sociales intéressées au renversement de l’absolutisme, la bourgeoisie, la petite bourgeoisie, les intellectuels, qui s’arrêtaient de professer, de juger, de plaider, de soigner...

La grève générale s’installa. Ce n’était pas une simple interruption du travail. De défensive, elle passa à l’offensive. Les grévistes, au même moment dans les plus grandes villes du pays cherchaient à s’armer, élevaient des barricades.

Le soviet des députés, embryon du pouvoir ouvrier

Du développement même de la grève, de ses besoins d’organisation, de coordination et de direction naquit " la plus importante organisation ouvrière que la Russie ait connue jusqu’à ce jour ", le conseil, ou soviet en russe, des députés ouvriers, émanant de la classe ouvrière révolutionnaire dans son ensemble.

Le mouvement s’organisa sur la base de la représentation des usines et des secteurs ouvriers, appelés à élire leurs délégués à un conseil central ouvrier. Une des organisations bolcheviques de Pétersbourg en prit l’initiative. Aucune des organisations existantes ne pouvait à elle seule représenter le cadre large et démocratique dont la classe ouvrière dans son ensemble avait besoin pour développer et organiser la lutte. Les partis révolutionnaires, - socialistes-révolutionnaires, bolcheviks, mencheviks, pourtant capables de mobiliser plusieurs milliers d’ouvriers à Pétersbourg - du fait de leurs structures marquées par la clandestinité ne pouvaient à eux seuls unifier par des liens vivants, dans une seule organisation, les milliers et les milliers d’hommes et de femmes qui entraient dans la lutte. Le premier conseil qui se réunit le 10 octobre, au plus fort de la grève, ne réunissait encore qu’une quarantaine de délégués d’usines, de délégués des partis révolutionnaires et des syndicats. Il rencontra un écho considérable en appelant à généraliser la grève et à élire dans chaque secteur, chaque usine, qui entraient dans la grève ses représentants au soviet. Le soviet des députés ouvriers s’imposa rapidement comme la seule autorité à laquelle acceptaient de se soumettre les masses ouvrières. Il devint pour les ouvriers de Pétersbourg leur " gouvernement prolétarien ".

Trotsky, qui en était le président, écrit : " Les conditions de la grève générale, en tant que méthode prolétarienne de lutte, étaient les conditions mêmes qui permirent au soviet des députés ouvriers de prendre une importance illimitée ".

Représentatif des plus larges masses, issu de ces masses elles-mêmes, le soviet amplifiait par ses appels, démultipliait, ce que la grève imposait dans les faits : la liberté de réunion, d’association, la liberté de la presse, le contrôle de l’approvisionnement, de la production et des transports... Alors que le mouvement ouvrier révolutionnaire affichait l’objectif politique de la convocation d’une constituante élue au suffrage universel " dans le but d’instituer en Russie une république démocratique ", il mettait en place, dans les faits, son propre pouvoir, un embryon de pouvoir prolétarien, dont la direction, organe législatif et exécutif, était le soviet des députés ouvriers.

L’absolutisme, paralysé, recula devant la grève générale, et concéda une Constitution. Mais en même temps qu’il était contraint de lâcher d’une main une démocratisation du régime, il préparait ses troupes à la contre offensive, convoquait la réaction pour organiser la terreur noire et fomenter des pogroms contre les ouvriers.

La grève générale politique, instrument de la lutte des travailleurs

Le recul de l’absolutisme et l’annonce de la Constitution encouragèrent les masses, renforcèrent leur énergie, légitimèrent leurs revendications. Le prolétariat exigeait maintenant l’amnistie de tous les prisonniers, la dissolution de la police, l’éloignement des troupes de la ville, la création d’une milice populaire. La confrontation avec le pouvoir devenait inévitable. Mais la conscience du prolétariat de Pétersbourg devançait de beaucoup celle des masses ouvrières dans le reste du pays et des masses paysannes sans lesquelles l’offensive révolutionnaire à Pétersbourg et le renversement de l’absolutisme étaient voués à l’échec. Conscient du rapport de force et des obstacles qu’il restait encore à franchir, le soviet fit le choix de retenir les masses ouvrières prêtes à l’affrontement et de reporter l’heure de la confrontation " non pas au jour et à l’heure qu’a choisis Trepov (le chef de la police), mais lorsque les circonstances se présenteront d’une manière avantageuse pour le prolétariat organisé et armé. " Dans les semaines qui suivirent, le mouvement révolutionnaire se concentra sur son organisation et son élargissement à de toujours plus larges masses.

La réaction orchestra alors une vague de pogroms dans plusieurs villes, contre les ouvriers, et dans les campagnes, qui, à l’inverse de la terreur escomptée, encourageaient à la lutte et à l’organisation.

La grève générale d’octobre fit la démonstration que la révolution pouvait au même moment soulever toutes les villes de la Russie, et que le prolétariat en était le moteur, le seul qui pouvait conduire les masses au renversement de l’absolutisme tsariste.

La grève politique de masse avait mit les adversaires face à face, mais n’avait pas accompli de " coup d’Etat ". Contrairement aux libéraux qui se réjouissaient qu’elle ait " radicalement transformé le régime gouvernemental de la Russie ", il n’en était rien. La réalité du " régime constitutionnel " résidait dans la même bureaucratie, la même police et la même armée... Le régime n’avait même pas cru bon de mettre en place un parlement.

Le manifeste de la Constitution, loin d’apaiser la situation, ne fit qu’exacerber et clarifier la lutte de classe. La bourgeoisie capitaliste, faible et dépendante, qui avait d’abord soutenu le mouvement des masses ouvrières, pensant qu’une réforme politique radicale serait favorable à l’essor de l’industrie, affranchie des entraves féodales, se retourna contre la révolution qui l’entraînait vers l’affrontement avec le régime, et qui, en affirmant ses droits et en luttant pour ses conditions d’existence, se dressait contre elle. La petite bourgeoisie radicale qui était en train de se constituer en parti, le parti cadet (des constitutionnels-démocrates) hésitait, impuissante, ne faisant confiance ni au gouvernement ni, encore moins, à la révolution.

La grève politique n’avait pas à elle seule arraché le pouvoir à ceux qui le détenaient. Pour prendre le pouvoir, elle restait insuffisante.

Les leçons qui en furent tirées allaient conditionner la suite : la révolution avait besoin de gagner à elle les soldats, de s’armer elle-même, de gagner l’appui des masses paysannes.

La grève de novembre : le mouvement gagne la campagne et l’armée

Le mouvement continuait à gagner en profondeur, se renforçait en s’élargissant, en gagnant de nouvelles couches de la société.

L’effervescence révolutionnaire gagnait aussi l’armée, des soldats aux officiers. Des meetings grandioses étaient organisés dans lesquels soldats d’infanterie, matelots, prenaient la parole. Les casernes s’ouvraient aux représentants ouvriers et aux agitateurs politiques. Une mutinerie militaire à Cronstadt, à la fin du mois d’octobre, suivie d’une sévère répression, fournit au prolétariat de Pétersbourg l’occasion de manifester sa solidarité avec les soldats traînés en cours martiale. Le soviet appela à la grève générale politique de solidarité. La grève, puissante, se prolongea durant cinq jours et gagna au prolétariat la sympathie de bataillons entiers de soldats.

Cette nouvelle puissante démonstration de force du prolétariat qui s’arrêta en bon ordre au cinquième jour fut relayée par un formidable mouvement dans les usines pour la journée de 8 heures. La classe ouvrière, consciente de sa force, imposait maintenant ses conditions au capital. Le soviet relaya la revendication de la journée de 8 h qui s’imposait à tous en appelant les ouvriers à l’établir de leur propre chef en quittant l’usine les 8 heures effectuées.

A partir de novembre, le mouvement gagnait à son tour la campagne : soulèvements paysans, confiscation des terres, expulsion des propriétaires, mainmise sur les stocks, le bétail, grèves et boycottages, refus de payer l’impôt... Le mouvement touchait les masses paysannes de tout le pays. Travaillée par les militants des partis et l’agitation des zemstvos libéraux, la révolte s’organisait, elle déboucha sur l’organisation de deux congrès de l’Union paysanne.

L’effervescence continuait de s’étendre chez les soldats : la révolte militaire de Sébastopol à la mi-novembre, se tourna vers l’unité d’action avec les ouvriers.

Décembre : la lutte pour le pouvoir

La question se posait alors concrètement de mener la bataille décisive pour le renversement du régime. Les tâches et l’objectif étaient clairement et publiquement définis par le soviet : renforcer l’organisation du prolétariat, passer à l’organisation militaire des ouvriers, à leur armement.

L’arrestation du président du soviet de Pétersbourg, provocation gouvernementale, décida du moment de la confrontation. " Il devint clair qu’il n’y avait plus de retraite possible, ni du côté de la réaction, ni de l’autre, que la rencontre décisive était inévitable, et que ce n’était plus une question de mois ou de semaines, mais bien une question de jours. " (Trotsky)

Des deux côtés, on se préparait. L’autocratie tsariste à laquelle se rallièrent les derniers pans de l’opposition libérale, étendit la loi martiale. La révolution manquait de temps. Pourtant, elle continuait à gagner du terrain. Tous ceux qui, par la suite, parmi les conseilleurs du marxisme expliquèrent qu’ " il fallait éviter la lutte " ne firent que révéler leur incompréhension de la lutte des classes. On n’arrête pas la révolution. Dans le cours de la lutte, par deux fois, le soviet de Pétersbourg avait retenu les masses ouvrières et reporté le moment de l’affrontement décisif avec le pouvoir. Le mouvement avait besoin de gagner à lui et d’entraîner de nouvelles forces. En expliquant clairement le rapport de force, les intentions de l’adversaire, il avait défini les tâches qui restaient à accomplir pour créer les conditions de la victoire. Elles étaient maintenant mûres. Le véritable rapport de force ne pouvait plus se vérifier qu’à travers la confrontation des forces en présence.

Lorsque le gouvernement fit arrêter le soviet des députés, les ouvriers de Pétersbourg y répondirent par la grève. A Pétersbourg, à Moscou et dans plusieurs autres grandes villes du pays, les travailleurs lancèrent l’offensive. Les combattants des organisations révolutionnaires et des secteurs ouvriers les plus conscients, organisés militairement, désarmaient les policiers, tentaient de rallier à eux les bataillons armés. L’entrée en action des régiments de la garde, dressés contre l’insurrection, déclencha la bataille militaire de rue.

Trois années plus tard, Trotsky définissait ainsi quelle avait été la mission du prolétariat de Pétersbourg : " En face d’une innombrable garnison dont le noyau était formé par les régiments de la garde, les ouvriers de Pétersbourg ne pouvaient prendre sur eux l’initiative de l’insurrection révolutionnaire ; leur mission - comme l’avait montré la grève d’octobre - était de porter le dernier coup à l’absolutisme lorsque celui-ci serait suffisamment ébranlé par le soulèvement du reste du pays. Seule, une victoire importante en province pouvait donner à Pétersbourg la possibilité psychologique d’une action décisive. "

Le soulèvement et la victoire attendue de la province ne vint pas. A l’issue de plusieurs jours de combat insurrectionnel sur les barricades à Pétersbourg et Moscou, " reconnaissant qu’il n’y avait plus d’espoir, le soviet et le parti décidèrent de cesser la grève le 19 décembre ".

Révolution et contre-révolution en Russie

Le 18 décembre, la révolution s’acheva dans le sang. On dénombra plus de mille morts dans la capitale, près de quinze mille dans l’ensemble du pays. En quelques semaines, deux mille personnes furent arrêtées à Moscou. La terreur anti-ouvrière gagna la Russie tout entière. Le nombre total des incarcérés et déportés dépassait 50 000 au printemps 1906.

Le développement du mouvement ouvrier russe fut stoppé net. Le nombre de participants aux grèves, par exemple, tomba de 2 000 000 en 1905 à quelques milliers en 1910. Une période de profonde réaction débuta alors ; elle s’étala jusqu’en 1911.

La répression engagée par Nicolas II et le gouvernement Stolypine ne viendra pourtant jamais à bout du jeune mouvement ouvrier russe qui se réorganisa sous la direction politique de Lénine et de la fraction bolchevique. Le reflux poussa à la réunification des sociaux-démocrates dès avril 1906. Les bases de la construction d’un parti révolutionnaire implanté dans le prolétariat des villes et des campagnes furent jetées. Ce serait l’œuvre des années à venir.

1905 a mis à l’épreuve et les hommes et leur programme

L’importance décisive du parti dans le processus révolutionnaire comme le besoin fondamental pour le prolétariat de se lier aux masses paysannes apparaissent comme les enseignements essentiels de la Grande Révolution aux côtés des soviets qui incarnent le pouvoir des travailleurs.

De ce point de vue, la défaite dont Lénine et Trotsky s’appliquent à tirer immédiatement les leçons porte en elle la victoire de 1917.

Catherine Aulnay

4) 1905 1907 La longue marche de la révolution Russe

A peine quelques semaines avant la Révolution de Février 1917, Lénine présente un " Rapport sur la révolution de 1905 " devant de jeunes ouvriers en Suisse où le dirigeant bolchevik vit en exil. Douze années, jour pour jour, après le " Dimanche rouge ", le 9 janvier 1905, qui marque le début de la Grande Révolution, Lénine souligne l’importance de cette première révolution à " caractère prolétarien "(1) de l’époque impérialiste ; elle est " le prélude de l’imminente révolution européenne "(2) insiste-t-il. Dans son Histoire de la Révolution russe, Léon Trotsky défend la même idée : " Les événements de 1905 furent le prologue des deux révolutions de 1917 - celle de Février et celle d’Octobre. "(3)

Prélude ou prologue : la révolution de 1905, autant par les questions qu’elle soulève qu’à travers les réponses apportées par le mouvement de masse - à commencer par la grève de masse et les soviets - préfigure incontestablement celle de 1917. Et les révolutionnaires russes, Lénine d’abord, Trotsky ensuite, en ont alors assimilé tous les enseignements.

Lénine conclut son " Rapport sur la révolution de 1905 " sur les perspectives d’une révolution qu’il ne conçoit que mondiale : " Nous, les vieux, nous ne verrons peut-être pas les luttes décisives de la révolution imminente. Mais je crois pouvoir exprimer avec une grande assurance l’espoir que les jeunes, qui militent si admirablement dans le mouvement socialiste de la Suisse et du monde entier, auront le bonheur non seulement de combattre dans la révolution prolétarienne, mais aussi d’y triompher. "(4) Dix mois plus tard, les bolcheviks accèdent au pouvoir. Pendant douze années, ils se sont préparés à cet affrontement inévitable, tirant profit des forces et faiblesses de la mobilisation des ouvriers et des paysans en 1905.

La victoire du prolétariat russe sur l’autocratie de Nicolas II et sur la bourgeoisie en 1917 tire ses sources de la Grande Révolution dont les partisans de Lénine sortent convaincus qu’une période révolutionnaire s’est ouverte en Russie, et ce au-delà des effets immédiats de la défaite de l’insurrection armée de décembre 1905 et de la contre-révolution qui frappe à sa suite les prolétaires des villes et des campagnes. Loin d’être abattu par la répression qui éclaircit les rangs bolcheviks et la démoralisation qui gagne la classe ouvrière jusqu’en 1910, Lénine trace le chemin : il aboutit douze ans seulement après le " Dimanche rouge " à la prise du palais d’Hiver. À la fin du mois de décembre 1905, bien peu au sein même du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR) en sont pourtant convaincus.

À un siècle de distance, revenir sur la Grande Révolution et ses suites n’a pas qu’un intérêt historique. Actualité de la révolution, indépendance de classe, parti révolutionnaire de masse, démocratie ouvrière : nombre des problèmes rencontrés et discutés alors éclairent ceux d’aujourd’hui.

Mencheviks et bolcheviks face au reflux

Le 18 décembre 1905, la Grande Révolution s’achève dans un bain de sang. La " grève générale politique et insurrectionnelle " lancée par le Soviet de Moscou dominé par les bolcheviks se heurte aux troupes impériales depuis dix jours. Du 7 au 17 décembre, les ouvriers moscovites résistent vaillamment, mais, isolés, ils ne peuvent repousser, ni même contenir seuls l’armée loyaliste - " ils n’étaient guère plus de huit mille "(5) précise Lénine. Le 18, le quartier de Presnia, à l’ouest de Moscou, où se sont retranchés les derniers combattants de la milice ouvrière dirigée par les bolcheviks, tombe.

Cet échec de l’insurrection scelle le sort de la révolution. La répression s’abat, féroce. On dénombre plus de mille morts dans la capitale, près de quinze mille dans l’ensemble du pays. En quelques semaines, deux mille personnes sont arrêtées uniquement à Moscou. La terreur anti-ouvrière gagne la Russie tout entière. Le nombre total des incarcérés et déportés dépasse 50 000 au printemps 1906.

Le développement du mouvement ouvrier russe est stoppé net. Le recul est marqué. Mais il ne s’agit nullement d’un effondrement. La résistance du prolétariat des villes et des campagnes face aux assauts du pouvoir décroît continûment jusqu’en 1907, mais justement elle décroît, soulignant ainsi le potentiel révolutionnaire de la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L’activité des masses demeure à des niveaux relativement élevés jusqu’en 1907. On comptabilise 3 000 000 de grévistes en 1905, 1 000 000 en 1906, 800 000 en 1907. C’est en 1908, et encore plus fortement en 1909, que le nombre de grévistes s’affaisse brutalement (176 000 en 1908 ; 64 000 en 1909).

La défaite de la Grande Révolution nourrit un vif débat entre mencheviks et bolcheviks, qui s’incarne dans l’affrontement entre Plekhanov et Lénine. À travers le bilan que chacune des fractions du POSDR tire de 1905 s’affirment deux conceptions de la révolution, et par conséquent, deux orientations divergentes pour le mouvement social-démocrate.

Les mencheviks reprennent une idée partagée par les partisans de Lénine avant 1905, à savoir qu’une révolution bourgeoise serait à l’ordre du jour en Russie, non une révolution socialiste. Dans cette perspective, les ouvriers peuvent jouer un rôle déterminant dans la mise à bas du joug féodal, mais au final, le pouvoir doit revenir à la bourgeoisie. Dès lors, Plekhanov et les mencheviks récusent, après coup, le mot d’ordre d’insurrection lancé à Moscou, au motif qu’il s’agissait de stabiliser un régime démocratique bourgeois de type parlementaire, à l’instar des grands pays capitalistes, nullement d’imposer un pouvoir ouvrier. Ce faisant, ils refusent toute initiative qui fragiliserait l’arrivée au pouvoir des partis bourgeois. Bref, les mencheviks subordonnent le prolétariat à la bourgeoisie ; ils limitent les ambitions ouvrières à la réalisation des tâches démocratiques de toute révolutions bourgeoise.

Le rôle dirigeant assumé par la classe ouvrière de janvier à décembre 1905 pousse Lénine à réviser entièrement son point de vue sur la nature de la révolution et sur la place du prolétariat. Le dirigeant bolchevik affirme une première idée : " [...] chez nous, la victoire de la révolution bourgeoise en tant que victoire de la bourgeoisie est impossible. "(6) Il en avance une autre, toute aussi décisive : " [...] le Soviet des députés ouvriers doit être envisagé comme un embryon du gouvernement révolutionnaire provisoire."(7) Lénine perçoit immédiatement l’importance de la grève de masse dans la marche de la révolution, une des idées force que Rosa Luxembourg développera dans ses écrits et qu’un siècle de lutte de classe a entièrement confirmée.

" Les Soviets des députés ouvriers sont des organes de la lutte directe des masses, précise Lénine. Ils ont été créés comme des organes de lutte par la grève. Sous la pression de la nécessité, ils sont rapidement devenus des organes de lutte révolutionnaire générale contre le gouvernement. Ils se sont trouvés irrésistiblement transformés, par la suite des événements - la grève devenant un soulèvement -, en organes insurrectionnels."(8) C’est une avancée programmatique fondamentale qui souligne la connexion entre luttes économiques et combat pour le pouvoir, et dont une des traductions sera la systématisation de programme d’action faisant le pont entre revendications immédiates et révolution socialiste. Cette " distinction rigoureuse de programme minimum démocratique et du programme maximum socialiste "(9) encore revendiqué par Lénine en avril 1905 est dès lors définitivement abandonnée par les bolcheviks.

L’actualité de la révolution

La défaite de 1905 et le reflux du mouvement ouvrier qui l’accompagne n’entame pas l’analyse de Lénine sur l’actualité de la révolution. Mieux, il en tire des arguments pour poser la question d’une rapide nouvelle montée du mouvement de masse en Russie.

S’appuyant sur les réflexions du théoricien du parti social-démocrate allemand, Karl Kautsky, qui " distingue quatre différences radicales entre les défaites du prolétariat à Paris (en 1848) et à Moscou (en 1905), Lénine affirme : Premièrement, la défaite de Paris fut la défaite de toute la France. On ne peut rien dire de semblable en ce qui concerne Moscou. Les ouvriers de Pétersbourg, de Kiev, d’Odessa, de Varsovie, de Lodz ne sont pas vaincus. Ils sont épuisés par une lutte extrêmement pénible et qui dure déjà depuis toute une année mais leur courage n’est pas brisé. Ils rassemblent leurs forces pour reprendre à nouveau la lutte pour la liberté.

Deuxièmement, il est une différence encore plus essentielle : en 1848, les paysans étaient en France du côté de la réaction tandis qu’en 1905, ils sont en Russie du côté de la révolution. " (10)

" La troisième différence, d’une importance extrême, est celle-ci : la révolution de 1848 fut préparée par la crise et la disette de 1847. La réaction prit appui sur la fin de la crise et l’expansion industrielle. "Le régime de terreur qui règne actuellement en Russie doit inévitablement conduire, au contraire, à une aggravation de la crise économique qui pèse depuis des années sur l’ensemble du pays." La famine de 1905 se fera encore sentir au cours des prochains mois, avec toutes ses conséquences."(11)

" La quatrième différence [...] offre un intérêt tout particulier pour les marxistes russes. [...] Si peu nombreux que soient encore les éléments qu’il possède sur l’insurrection, [Kautsky] s’efforce néanmoins de réfléchir sérieusement à l’aspect militaire de la question. Il s’efforce d’apprécier le mouvement en tant que forme de lutte nouvelle, élaborée par les masses [...] il étudie la combinaison de la grève de masse avec l’insurrection."(12) Ce dernier aspect, insistons-y, occupe une place centrale dans la réflexion de Lénine. Il tient là le levier permettant de faire basculer le pouvoir entre les mains de la classe ouvrière.

Ces analyses de Lénine seront intégralement vérifiées par l’histoire. "L’insurrection de décembre 1905 a eu son prolongement dans toute une série de grèves, d’insurrections isolées et partielles pendant l’été 1906"(13), insiste le leader bolchevik ; c’est également le cas jusqu’en 1907. Et Février et Octobre 1917 l’attestent pleinement. On doit noter, en outre, que l’écho de la révolution de 1905 atteint d’autres pays avant même la victoire bolchevique douze ans plus tard. C’est vrai en Asie. " Les révolutions de Turquie, de Perse et de Chine montrent que l’insurrection grandiose de 1905 a laissé des traces profondes et que son influence, qui se manifeste dans le mouvement ascendant de centaines et de centaines de millions de gens, est ineffaçable "(14) rapporte Lénine. Il rappelle également l’impact de 1905 dans la victoire définitive du suffrage universel en Autriche(15). On retrouvera cette dynamique après Octobre 1917 dans la multiplication des situations révolutionnaires, notamment en Europe (Hongrie, Italie, Allemagne, etc.).

La clairvoyance des développements de Lénine est sans équivalent. Sur un point, néanmoins, le caractère de la révolution, Trotsky va plus loin.(16) Lénine défend l’idée d’une " dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie "(17) ; à la différence de Trotsky, il ne conclut pas que la dictature du prolétariat est à l’ordre du jour en Russie du fait que la révolution de 1905 " était démocratique bourgeoise par son contenu social, mais prolétarienne par ses moyens de lutte."(18) Il souligne pourtant que " La révolution russe était en même temps une révolution prolétarienne, non seulement parce que le prolétariat y était la force dirigeante, l’avant-garde du mouvement, mais aussi parce que l’instrument spécifique du prolétariat, la grève, constituait le levier principal pour mettre en branle des masses et le fait le plus caractéristique de la vague montante des événements décisifs"(19). Lénine adoptera la position de Trotsky, en avril 1917, à la lumière de l’expérience de la révolution de février.

D’un strict point de vue programmatique, l’analyse de Trotsky l’emporte sur celle de Lénine. En revanche, ce dernier est le seul à intégrer l’élément qui, au final, s’avèrera décisif en 1917 et suscitera le ralliement de Trotsky au bolchevisme : le rôle du parti. Lénine intègre le besoin d’une avant-garde révolutionnaire implantée dans la classe ouvrière pour la victoire de la révolution. Et cette absence en 1905 d’un parti ouvrier de masse encourage Lénine à réclamer l’unité des révolutionnaires russes, c’est-à-dire, par delà les désaccords, l’unification des mencheviks et des bolcheviks.

" Allez au peuple ! "

La lutte au coude à coude pendant une année a ressoudé à la base militants bolcheviks et mencheviks. Des comités fusionnent, reconstituant ainsi au plan local le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Une pression s’exerce pour une réunification.

Dès novembre, Lénine le note : " Ce n’est un secret pour personne que l’immense majorité des ouvriers social-démocrates est extrêmement mécontente de la scission du Parti et réclame l’unification ."(20) Pour le dirigeant bolchevik, la perspective s’impose d’elle-même : " Unissons-nous donc pour faire cette révolution ! "(21) clame-t-il. L’expérience du combat contre l’autocratie depuis le " Dimanche rouge ", en janvier, jusqu’à la " grève générale politique et insurrectionnelle " en décembre 1905 rapproche les deux fractions.

Fin décembre 1905, les bolcheviks adoptent le principe de la réunification défendue par Lénine lors d’une conférence à Tammerfors, en Finlande. Quelques jours plus tard, Lénine pour la fraction bolchevik et Martov pour les mencheviks s’accordent sur les bases de la fusion. Le congrès d’unification se réunit à Stockholm en avril 1906. Les 64 délégués mencheviks et les 46 bolcheviks approuvent la reconstitution du POSDR. Les premiers représentent 34 000 militants, les seconds 14 000. Ils sont rejoints par le Bund et les partis social-démocrates lettons et polonais.

Les désaccords ne sont pas dépassés, loin de là, comme le révèle déjà le débat sur le vote à la Douma. L’avenir le confirmera. Mais Lénine défend l’idée de ce regroupement. Revenant en 1920 sur cette période, il détaille les éléments ayant encouragé l’unification des deux fractions du POSDR en avril 1906 : " La tactique de la période de "tourmente" n’a pas écarté, mais bien rapproché les deux ailes de la social-démocratie. À la place des divergences antérieures, s’est créée une unité de vue sur la question de l’insurrection armée. Les social-démocrates des deux fractions ont travaillé au sein des Soviets des députés ouvriers [...]. Les anciennes discussions de la période d’avant la révolution ont fait place à la solidarité dans les questions pratiques. La montée de la vague révolutionnaire refoulait les dissentiments, obligeant d’accepter une tactique de combat, écartant la question de la Douma, mettant à l’ordre du jour celle de l’insurrection, rapprochant pour une action immédiate la social-démocratie et la démocratie bourgeoise révolutionnaire. [...] mencheviks et bolcheviks appelaient ensemble à la grève et à l’insurrection, invitaient les ouvriers à ne pas cesser la lutte tant que le pouvoir ne serait pas entre leurs mains. L’ambiance révolutionnaire dictait elle-même les mots d’ordre pratiques. Les discussions ne portaient que sur des détails de l’appréciation des événements."(22)

Lénine mise sur cette dynamique. A ces yeux, l’unité est d’autant plus importante qu’il convient d’intégrer dorénavant l’expérience accumulée en 1905. " Regardons la réalité en face, insiste-t-il. Maintenant nous avons à entreprendre un nouveau travail pour assimiler et repenser l’expérience des dernières formes de lutte, un travail pour préparer et organiser les forces dans les principaux centres du mouvement."(23) L’unification correspond par conséquent aux tâches que Lénine assigne alors aux social-démocrates russe, tâches qu’il résume en une formule : " Allons au peuple !"(24)

L’autocratie dessert l’étau qui enserrait la Russie, les révolutionnaires doivent s’engouffrer dans toutes les brèches pour se lier au prolétariat et l’organiser dans un parti ouvrier de masse. Cela s’avère d’autant plus déterminant que la défaite de la Grande Révolution découle essentiellement de l’absence d’un parti implanté dans les villes et les campagnes au cœur du prolétariat ; et cela revêt un caractère urgent alors qu’une nouvelle vague révolutionnaire est attendue.

Lénine le martèle dès novembre 1905 : " [...] il est indispensable d’user aussi largement que possible de la liberté relativement plus grande dont nous jouissons aujourd’hui. Il est absolument indispensable de créer, parallèlement à l’appareil clandestin, de nouvelles organisations légales et semi-légales, adhérant au Parti ou sympathisant avec lui."(25) Loin des clichés sur le parti de militants professionnels, Lénine préconise un parti ouvert, ouvrier et de masse. " La principale erreur que commettent ceux qui, à l’heure actuelle, polémiquent avec Que faire ?, explique-t-il, c’est de vouloir absolument extraire cet ouvrage de son contexte historique et faire abstraction d’une période précise et déjà lointaine du développement de notre parti." (26)

Paradoxalement, la nécessité d’un parti de combat, centraliste démocratique, est reconnue par le congrès d’unification en avril 1906, alors qu’en 1903, c’est ce point qui, précisément, avait conduit à la rupture.

L’heure n’est pas aux replis selon Lénine, mais à l’ouverture aux masses. Cela ne l’amène pas à remiser le programme révolutionnaire à l’arrière plan, encore moins aux oubliettes. Il défend l’idée d’un parti, et révolutionnaire, et de masse. Et c’est à cet objectif qu’il se consacre entièrement.

Élection à la Douma : boycott ou participation ?

Inlassablement, Lénine milite pour l’unification du POSDR de novembre 1905 à avril 1906. Cependant, il ne néglige nullement les divergences qui se font jour depuis l’échec de l’insurrection à Moscou le 18 décembre 1905, et que le débat sur le positionnement des social-démocrates vis-à-vis de la Douma révèle.

" La fusion est nécessaire. Il faut soutenir la fusion "(27), répète Lénine sans relâche. Mais l’union est un combat. " Dans l’intérêt de la fusion, poursuit-il, il faut mener la lutte contre les mencheviks sur la tactique, dans le cadre de relations fraternelles, en s’efforçant de convaincre tous les membres du Parti, en ramenant la polémique à un exposé sérieux des arguments pour et contre, à une explication de la position du prolétariat et de ses tâches en tant que classe. Mais la fusion ne nous oblige nullement à masquer les désaccords tactiques ou à exposer notre tactique d’une manière incohérente et embrouillée. Rien de semblable. La lutte des idées pour la tactique que nous reconnaissons juste, nous devons la mener ouvertement, directement et résolument jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au congrès d’unification du Parti."(28)

Pour contenir la vague révolutionnaire qui menace d’emporter son régime, Nicolas II présente le 17 octobre 1905 un Manifeste impérial reconnaissant des libertés fondamentales, annonçant l’élection d’une Douma législative et promettant une Constitution, ce que réclame la bourgeoisie libérale. "L’ennemi n’était pas écrasé, explique Trotsky. Il avait seulement battu en retraite pour un temps, devant la manifestation soudaine d’une force imprévue."(29) Le Parti constitutionnel-démocrate - le Parti KD ou cadet - qui exprime les positions de la bourgeoisie libérale s’inscrit immédiatement dans le jeu électoral. Il aspire au compromis avec le régime. Son ralliement est conforme à ses intérêts de classe. Les élections pour la première Douma interviennent début 1906. Les cadets occupent 180 des 497 sièges à la Douma qui se réunit au palais d’Hiver le 27 avril, pour la première fois.

Quelle attitude les social-démocrates doivent-ils adopter ? Cette question empoisonne durablement les relations entre mencheviks et bolcheviks, même si elle n’empêche pas l’unification en avril 1906.

Lors des élections pour la première Douma, les mencheviks défendent la participation, les bolcheviks, le boycott. À cette étape, Lénine estime que "Le litige porte seulement sur la tactique à adopter à l’égard de la Douma."(30) Parmi les arguments bolcheviks figure l’idée que " la participation aux élections pourrait détourner l’attention du prolétariat fixée sur les mouvements révolutionnaires des ouvriers, des paysans et des soldats qui se développent en dehors de la Douma pour l’orienter sur les minimes détails d’une campagne électorale pseudo-légale, faussement constitutionnelle, et abaisser encore le moral déjà provisoirement assez bas de la classe ouvrière en créant l’impression que la période révolutionnaire de lutte est terminée, que la question de l’insurrection est rayée de l’ordre du jour, et que le Parti s’engage dans la voie constitutionnelle".(31)

La dissolution de la Douma le 8 juillet 1906 tranche le débat. La voie parlementaire n’existe pas, sinon à s’éloigner de la satisfaction des revendications ouvrières de la Grande révolution. La convocation d’une deuxième Douma relance la polémique.

En août 1906, Lénine propose une nouvelle orientation, indiquant par là même que, " participer " ou " boycotter ", c’est bel et bien une question tactique pour les bolcheviks : " Le temps est justement venu, pour les social-démocrates révolutionnaires, de cesser le boycottage. Nous ne refuserons pas d’entrer dans la seconde Douma, lorsqu’elle sera (ou "si" elle est) convoquée. Nous ne refuserons pas d’utiliser cette arène de combat, sans toutefois nous en exagérer la portée modeste, mais en la subordonnant entièrement, au contraire, comme nous l’a enseigné l’histoire, à une autre forme de lutte, la grève, l’insurrection, etc.".(32)

Le recul ouvrier est désormais plus marqué, une nouvelle phase s’ouvre, obligeant les social-démocrates à changer leur fusil d’épaule, mais toujours pour abattre l’autocratie et ses supplétifs.

En décembre 1906, Lénine est net : " Ces pauvres sièges parlementaires n’ont de valeur que dans la mesure où ils peuvent nous aider à développer la conscience des masses, à relever leur niveau politique, à les organiser [...] pour la lutte, pour affranchir totalement le Travail de toute exploitation et de toute oppression. C’est seulement pour cela et dans cette mesure que nous importent les sièges à la Douma et toute la campagne électorale."(33)

" Le grand devoir historique du parti ouvrier est de contribuer à la création d’un parti politique indépendant, représentant la classe ouvrière, précise-t-il. Ceux qui prêchent des blocs avec les cadets nuisent à cette tâche."(34) Le dirigeant bolchevique vise ici les mencheviks. Ceux-ci conformément à leur analyse de la révolution misent sur la bourgeoisie, liant le sort du prolétariat à celui des démocrates-libéraux.

Le coup d’État du 3 juin 1907

L’histoire se répète. La deuxième Douma a peine élue est dissoute. Le basculement du rapport de force en faveur de la réaction permet à Stolypine, le Premier ministre de Nicolas II, d’organiser un coup d’État le 3 juin 1907. La répression redouble. Les troupes de Stolypine se déchaînent.

" Nous nous trouvons actuellement dans une période de pause de la révolution, où toute une série d’appels est restée systématiquement sans écho dans les masses, explique Lénine, au lendemain du coup de force du pouvoir. Il en fut ainsi avec l’appel à balayer la Douma de Witte (début 1906), avec l’appel à l’insurrection après la dissolution de la Ie Douma (été 1906), avec l’appel à la lutte en réponse à la dissolution de la IIe Douma et au coup d’État du 3 juin 1907."(35)

" Flottements, désorientation, désagrégation "(36) dominent jusqu’en 1910. Les syndicats qui avaient été autorisés en mars 1906 voient leurs effectifs fondre comme neige au soleil : ils passent de 250 000 syndiqués en 1907 à 12 000 en 1910. Le nombre de grévistes s’effondre également. Les effectifs social-démocrates suivent la même pente. À Moscou où les bolcheviks encadraient en 1905 l’insurrection, le nombre des militants du POSDR tombe à cinq cents en 1908, à cent cinquante en 1909 - le parti en compte encore plusieurs milliers en 1907. La décrue est générale. Dans le même laps de temps, on passe de 100 000 militants à 10 000 pour l’ensemble de la Russie.

Cette situation encourage les forces centrifuges dans les rangs du parti social-démocrate. Dès 1907, des mencheviks, tels Axelrod ou Martov, envisagent la rupture avec les bolcheviks. Les partisans de Lénine mettent en place un comité central bolchevique dont la tâche est de structurer et d’assurer son fonctionnement et son financement. Cette phase de réaction alimente la division chez les révolutionnaires. Chez les mencheviks, deux ailes se détachent. Un groupe dit " liquidationniste " veut abandonner tout travail clandestin et limiter l’intervention au travail légal. Une fraction des mencheviks évolue, elle, vers la gauche - ce sont les " mencheviks du parti " regroupés par Plékhanov. Une aile ultra-gauche s’exprime en revanche dans les rangs bolcheviks, niant le recul infligé au prolétariat russe depuis 1905. En 1909, après deux ans de polémique contre ce courant dirigé par Bogdanov, les bolcheviks les excluent.

La tendance s’inverse à partir de l’été 1910. Lénine entrevoit le réveil des masses à la mi-novembre . En décembre, il l’enregistre : " [...] un nouvel essor a débuté l’été dernier. Le nombre des grévistes économiques va en s’accroissant et même d’une manière très sensible. L’ère de la domination totale des Cent-Noirs a pris fin. C’est une nouvelle période d’essor qui commence. Le prolétariat qui, de 1905 à 1909, s’était replié - avec d’ailleurs, de larges rémissions -, rassemble actuellement ses forces et commence à passer à l’offensive." Et le leader bolcheviks est optimiste : "Il se peut que leur essor soit rapide, il se peut qu’il soit lent et entrecoupé d’arrêts ; ce qui est sûr, c’est que dans tous les cas, il va vers la révolution."(39) La suite allait lui donner pleinement raison.

Ce regain de combativité ouvrière favorise les social-démocrates. En janvier 1912, une conférence du POSDR a lieu à Prague en présence des bolcheviks et de deux délégués représentants les " mencheviks du parti ". La scission est entérinée. Mais les éléments pour le développement du Parti bolchevik sont en place. Dès 1913, le chef de la police tsariste le constate : " Il y a maintenant des cercles, des cellules et organisations bolcheviques dans toutes les villes. Une correspondance et des contacts permanents ont été établis avec presque tous les centres industriels. [...] Il n’est rien d’étonnant à ce que, actuellement, le rassemblement de tout le parti clandestin se fasse autour des organisations bolcheviques, et que ces dernières représentent en fait le parti ouvrier social-démocrate russe."(40) Plus que jamais, la révolution est en marche.

Serge Godard


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