Cent ans de "Matérialisme et Empiriocriticisme" (exposé en école de formation du PCF sur ce texte de Lénine)

jeudi 10 avril 2008.
 

Histoire des idées : le matérialisme, ou comment quelques bases en philosophie permettent de débusquer l’omniprésence de l’idéologie dominante.

Ce texte dérive d’une séance de formation que j’ai donnée à la fédération de Paris du PCF, en juillet 2007, après avoir remplacé au dernier moment Jérome Alexandre Nielsberg, à la demande d’Adrien Tiberti. Son fil conducteur est une lecture de "Matérialisme et Empiriocritisme" de Lénine, qui paraissait dans la Russie prérévolutionnaire il y a juste 100 ans.

Mis en ligne le 4 avril 2008.

Introduction

Un mot pour commencer : Lire de la philosophie en non professionnel, c’est nécessaire pour acquérir une cohérence de pensée, et s’orienter dans les débats, mais cette aisance ne vient que progressivement, un peu comme l’acquisition d’une langue étrangère. On ne peut pas attendre du genre de communication qui va suivre des recettes immédiates pour démasquer la philosophie en tant qu’elle est un instrument de la classe dominante.

Mais on ira beaucoup plus vite dans son assimilation si on abandonne l’attitude de déférence et de respect qui entoure la philosophie, à cause des pratiques scolaires et universitaires, ainsi que la volonté éclectique de tout assimiler à la fois, même les pensées les plus contradictoires ; il faut savoir que souvent l’esprit du débutant en philo se rebute et « n’y comprend rien » parce que simplement, il n’est pas d’accord mais il n’ose pas formuler son désaccord consciemment de peur d’avoir l’air idiot. La pensée n’est pas sur un piédestal, et on a le droit de ne pas être d’accord avec les plus grands ou les plus célèbres.

Quelle est l’idéologie dominante ? A entendre les défenseurs des « valeurs » de tout ordre, notre société se vautre dans le matérialisme, et effectivement un matérialisme et un hédonisme sommaire sont véhiculés par la publicité et par les médias. Mais la philosophie fondamentale de tous temps dominante, de manière insistante, à tous les niveaux de la société et à tous les niveaux de qualité qui y correspondent, est la philosophie idéaliste sous différentes formes. Son objet supérieur idéel (et idéal) est situé parfois dans le sujet, parfois dans l’être, parfois dans les savoirs abstraits et en apparence immuables, comme celui des mathématiques... mais quelque soit la chose sans corps qui fasse l’objet de ce surinvestissement et de cette survalorisation, l’idéalisme est le supplément d’âme de notre société et Luc Ferry est son prophète.

Un philosophe populaire, Michel Onfray, fait de la résistance, travaille à diffuser le matérialisme, et tout un bord de l’histoire des idées, qui ont été occultées. Onfray cependant s’inscrit dans une tradition matérialiste qui a atteint son apogée à l’époque des Lumières, c’est un matérialiste du XVIIIème siècle, pour lequel au fond c’est la matière qui est devenue l’idéal, momentanément, à contre-courant de la fonction historique de la philosphie, et de plus Onfray est un nietzschéen, c’est-à-dire qu’il suit une pensée matérialiste qui essentiellement réactionnaire, individualiste, aristocratique. En général le matérialisme n’est pas de ce coté là, il est critique, et dès la Grèce classique il est critique des Dieux. Le matérialisme de la tradition marxiste, matérialisme historique et dialectique va beaucoup plus loin dans la critique et aussi dans l’intelligence de la société.

Cela dit, c’est surtout en économie que le combat idéologique est rude de nos jours. En témoigne la volonté affirmée du Medef de purger les programmes scolaires de cette discipline de toute forme de pensée critique. Mais la philosophie reste un champ de bataille de notre lutte que je vais décrire un peu, même si l’intitulé de la communication laisse prévoir un développement de l’ordre du décodage du quotidien. Je conseille pour cela plutôt la lecture de la Critique de la Vie Quotidienne d’Henri Lefèvre, qui en un demi siècle n’a pas vieilli. Et des Mythologies de Roland Barthes.

Idéalisme et matérialisme : de quoi parlons-nous ?

Le texte classique marxiste sur la question du combat du matérialisme et de l’idéalisme est le traité polémique et épistémologique de Lénine, Matérialisme et Empiriocriticisme , qui mériterait certainement une réédition (et l’introduction à elle seule, pour sa richesse philosophique et sa clarté, une édition séparée en brochure)

Il est instructif de nos jours de revenir un peu sur ce texte sous-estimé et sur la conjoncture qui l’a vu paraître, en 1908, en Russie. Ou plutôt sur la rencontre de deux conjonctures, celle de l’histoire des sciences et celle du socialisme russe. Lénine, qui est un révolutionnaire professionnel à plein temps, qui n’a jamais travaillé à autre chose que la Révolution, prend pourtant le temps en 1908, après l’échec de la révolution russe de 1905, d’écrire un livre très éloigné de ses thèmes d’intervention habituels (propagande socialiste, stratégie révolutionnaire, lutte de tendances à l’intérieur du POSDR et de sa fraction bolchevique, études économiques). Car un conflit interne au jeune parti bolchevik se développe sur ce terrain inattendu, entre Lénine et une fraction gauchiste qui veut abandonner l’action légale et faire démissionner en bloc les députés bolcheviks de la Douma, le parlement consultatif que le tsar a octroyé après la Révolution de 1905. Ce conflit quitte le terrain politique pour se développer sur le terrain de la philosophie des sciences. Lénine met en relations leurs erreurs politiques avec leurs erreurs philosophiques et s’attaque à leur volonté de corriger le marxisme dans un sens idéaliste. Ils pensent pouvoir le faire en s’appuyant sur les découvertes de la science contemporaine : nous sommes alors au cœur d’une des plus importantes révolutions de l’histoire de la physique, celle qui va aboutir à la théorie de la relativité d’Einstein, et à l’élaboration collective de la théorie reine de la physique du XXème siècle, la mécanique quantique. Vers 1900/1910, le concept traditionnel de matière est radicalement remis en cause par de nombreux physiciens parmi les plus créatifs.

Lénine prend le temps de se mettre à niveau, c’est-à-dire de comprendre effectivement la science de son époque (imaginons un peu que le CN du PCF se mette à niveau pour comprendre la biologie contemporaine ! Ça nous éviterait quelques errements du coté de José Bové), puis s’attaque à la philosophie spontanée de savant (PSS, concept développé par Louis Althusser) qui s’exprime dans les théories qu’il désigne du terme générique empiriocriticiste, un groupe de théories idéalistes dont le représentant le plus célèbre est le grand physicien Mach, qui s’appuient sur la transformation du concept scientifique de matière pour nier l’existence réelle de celle-ci.

Pourquoi fait-il cet effort ? Parce que pour lui tout se tient : on ne peut pas avoir une analyse de situation correcte, permettant une stratégie, si l’on part d’une base idéaliste. L’idéalisme est un leurre qui égare les révolutionnaires. L’idéalisme est petit-bourgeois. Bien comprendre ceci : il ne s’agit pas de connaissance pure, du plaisir de savoir, mais d’idées qui sont toutes engagées comme des armes, ou comme des unités de combat, dans un grand jeu, un grand champ de bataille, la lutte des classes mondiale.

Tout de suite, voilà le petit homme de Wilhem Reich qui s’insurge : "et ma liberté de pensée ? Ta liberté de pensée n’est qu’une illusion, petit bonhomme, répond Lénine, en substance, c’est ta classe qui pense à travers toi. Pas du tout ! Je suis libre ! Je suis une conscience ! Mes jugements sont autonomes, purs et désintéressés !"

Le matérialisme est donc un enjeu politique ; les années 1905 à 1914 sont effectivement des années de réaction philosophique dans toute l’Europe pendant lesquelles un homme comme Péguy évoluera du socialisme dreyfusard au nationalisme chrétien, ce sont les années de la préparation morale de la guerre et des fascismes, et dans le camp ouvrier la lutte idéolgique se ressent de cette conjoncture. Des entreprises de révision du marxisme dans un sens réformiste sont tentées, dès 1895 : pour Bernstein, qui revient de Marx à Kant, le but n’est plus rien, le mouvement est tout (ce qui est en somme la philosphie des refondateurs, telle qu’elle transparait dans la « visée communiste » de la base commune du 33ème congrès.) Sans entrer dans les détails (le livre s’ouvre par une présentation magistrale des enjeux du matérialisme), il apparait à la lecture de Matérialisme et Empiriocriticisme que la philosophie est un des théâtres de la lutte des classes, qu’elle est partagée entre deux camps qui correspondent à deux conceptions du monde cohérentes, idéalisme et matérialisme, qui sont dogmatiques toutes les deux et que le matérialisme est le camp philosophique du prolétariat. Il nie de ce fait l’existence d’un point de vue rationnel objectif situé en dehors de ce champ, le point de vue de Sirius, celui qu’endosse Voltaire dans ses contes, qui serait « au dessus de la mêlée ». Cette idéologie du sujet qui est un objet, dite de « l’objectivité », c’est celle de la bourgeoisie libérale en temps normal, celle de Voltaire, de Kant, et avec le talent et l’honnêteté intellectuelle en moins, celle du journal Le Monde aujourd’hui.

Lénine rejette donc dans le camp de la bourgeoisie les tentatives de fonder la science en raison, dont la plus influente est celle de Kant. Pour lui la science prouve sa réalité en avançant, et en transformant la réalité, et non en élucidant son fondement théorique.

L’idéologie, maintenant

Il faut utiliser la thèse matérialiste pour « débusquer l’idéologie »

Autrement dit l’idéologie se cache, et elle se cache dans la philosophie. Et en même temps elle est partout. La philosophie vise le vrai, le manque (puisqu’il y aura toujours une autre philosophie qui suit celle-ci que nous croyons vraie aujourd’hui), mais comme en passant elle produit quelque chose de faux, mais quelque chose d’important, la justification dernière d’états sociaux injustes. Marx présente son œuvre comme une sortie de la philosophie, en direction de la science sociale par excellence, qu’Engels baptisera matérialisme historique. Nietzsche parvient à une idée similaire avec des intentions politiques complètement opposées : pour lui la valeur d‘une idée n’est pas sa vérité, mais sa capacité à produire de nouvelles valeurs (aristocratiques, esthétiques) ; il y a de l’idéologie, mais il est pour.

La philosophie est produite par des clercs, qui recherchent la vérité, et qui en attendant de la trouver s’autojustifient et s’autocélébrent. L’idéologie qu’ils produisent est une illusion, mais pas n’importe quelle illusion : elle doit avoir l’apparence de l’évident, elle n’est donc pas complètement déconnectée du réel, elle est, dit Althusser, « allusion ». Il faut remarquer, même si les pouvoirs politiques sont tentés par la pensée unique (ou totalitaire), qu’à chaque formation sociale qui fait époque correspond non pas une philosophie, mais un débat philosphique. Idéalisme et matérialisme, quand on regarde en arrière, si l’on suit Lénine, sont les deux camps de ce débat qui traverse toute l’histoire de la philosophie des origines à la fin du XIXème siècle.

Lénine présente l’avantage d’être un auteur transparent, qui vise à la clarté, parce qu’il vise à l’action à travers ses textes, et qui donc ne s’embarrasse pas de verbiage universitaire. Cela signifie que ses erreurs sont apparentes aussi, en particulier celle qui consiste à assimiler la pensée à un reflet de la matière. L’erreur étant dans la métaphore du reflet.

L’idéologie se cache dans la philosophie

Lucien Sève a produit une histoire critique de la philosophie scolaire et universitaire française (PSU), où il a montré que l’idéalisme, et même sa forme radicale, le spiritualisme, sont inscrits au cahier des charges des bâtisseurs de l’agrégation de philo (Ravaisson, Cousin, etc.). Mais cela signifie qu’il y a combat mené, et que le matérialisme subversif progresse au même moment, hors de l’université, hors des classes dominantes. De manière plus approfondie, si l’étudiant en philo français examine ce qu’on lui apprend d’un œil critique, il verra qu’il s’agit principalement de l’histoire des systèmes philosophique, égrenés dans une liste canonique d’un douzaine d’auteurs de Platon à Heidegger, tous idéalistes, avec rappel de l’existence d’une douzaine d’autres, des contradicteurs et des faire-valoir aux textes souvent perdus. Une exception, Spinoza, qui n’est pas matérialiste mais juste à la frontière des deux systèmes ; le seul point de contact de la PSU avec le matérialisme classique, ce sont les objections à Descartes dans les éditions scolaires des Méditations Métaphysiques.

L’idéologie est partout

Un exemple : le petit garçon joue à la guerre, la petite fille joue à la poupée. La science nous dit, les garçons et les filles sont différents (Freud nous dit même que c’est le principal objet de la science et en tout cas le plus intéressant) l’idéologie nous dit, les garçons sont des guerriers et les filles font des enfants. Mais elle ne nous le dit pas avec des discours, mais avec des jeux. Ces jeux nous renvoient à des catégorisations sociologiques primitives, qui s’appuient sur des « valeurs ». Une règle d’or : tous ceux qui prononcent le mot « valeurs » dans un discours politique sont idéaliste (dans les deux sens du terme). Une bonne critique des valeurs se trouve déjà chez le classique de l’économie libérale Adam Smith, qui fait observer qu’il ne doit pas son diner à la bienveillance de son boucher mais à son désir de profit.

Qu’est ce donc que l’idéologie alors ? Une idée déplacée (comme le symbolisme des rêves pour Freud), une idée qui justifie l’ordre social existant, en prétendant parler d’autre chose (de Dieu, des planètes, du droit, de l’économie, de l’histoire...), une idée fausse peut-être, une idée en tout cas nécessaire, nécessitée par les conditions historiques.

Ce concept est utilisé par Marx pour expliquer pourquoi, dans une théorie dialectique et matérialiste de l’histoire, les hommes ne se laissent pas guider par leurs intérêts matériels, mais bien souvent mènent des guerres de Vendée contre leur propre camp. C’est lié à l’idée d’aliénation, à la perte par le sujet de sa liberté. Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas qu’ils la font, écrit-il dans l’idéologie allemande.

Pour Marx dans le capital, l’économie bourgeoise est pleine d’idéologie (ou une idéologie), mais à ce niveau l’idéologie se mélange à la science de manière inextricable, comme illusion nécessaire d’une classe. Elle ignore le fondement matériel du capital, le surtravail, et dans sa forme postérieur à la critique de Marx, la théorie néoclassique, elle remplace la valeur travail par les fonctions d’utilité, elle construit une psychologie mathématisée en lieu et place de l’analyse matérielle de la marchandise, et des rapports de production. Déjà Aristote, écrit Marx, avait poursuivi l’analyse des rapports marchand aussi loin qu’il le pouvait à son époque, mais il ne pouvait pas comprendre la loi de la valeur travail à cause de l’esclavage, où le travail productif semble gratuit.

Gramsci avait posé les jalons d’une désacralisation de la philosophie comme productrice de « valeurs » en remarquant que tout homme a une philosophie, et c’est ce qui met en ordre son monde pour lui donner du sens, et que la philosophie spontanée, populaire, est matérialiste. Et il s’était engagé dans une direction intéressante mais périlleuse en proposant aux communistes de se mettre à l’école de l’organisation de l’église catholique, c’est à dire de produire un discours délibérément idéologique de manière à maintenir ensemble tous les niveaux d’éducation et de réflexion nécessaire pour souder les classes révolutionnaires en un bloc hégémonique et victorieux. Il imagine un débat contradictoire entre un militant ouvrier et un politicien rompu à la rhétorique, et il observe qu’il faut autre chose que la conviction sincère pour gagner ce match truqué. Si l’on suit Gramsci, nous aussi nous produisons de l’idéologie, du faux, en espérant que ce faux servira le vrai. Gramsci est un machiavélien assumé, et pour lui le parti communiste est le « Prince » moderne.

L’idéologie dans la lutte des classes

Mais au fait, ce faux, produit délibérément, cette interprétation idéaliste du monde qui le renverse et qui dissimule sa base économique, il est bien produit dans l’intention de tromper quelqu’un ? Oui, c’est pour tromper le prolétariat.

Prolétariat, voilà un mot que nous n’employons plus ; mais sans ce concept (et la réalité sociologique qu’il désigne) la notion d’idéologie n’a plus guère de sens, car il n’y plus personne à tromper parce que l’idéologie, dans le champ conceptuel du marxisme, ce sont les idées au service de la classe dominante. Et les situations où il est massivement trompé sont nombreuses au début du vingtième siècle. Le philosophe hongrois Lukacs, en 1922, a théorisé la « fausse conscience » du prolétariat : l’idéologie s’empare de la conscience, dans la conjoncture cela signifie, le fascisme pénètre en partie la conscience des masses. A la limite (c’est son « gauchisme ») ce que pensent vraiment les ouvriers de la classe ouvrière réelle n’a plus d’importance, une minorité peut exercer la dictature au nom de la classe.

En quoi la pensée idéaliste est-elle une adversaire de l’émancipation humaine ?

Observons que l’idéalisme peut s’entendre en un sens philosophique et en un sens vulgaire, et que je ne les dissocie pas.

En un sens philosophique : pour l’idéaliste l’idée est première, la matière seconde. La matière, les choses concrètes et l’expérience sensible, l’objet de l’expérience scientifique, ou l’objet des technologies, sont en définitive des signes, ou des reflets, ou des traces, ou des restes, comme on voudra, de la véritable réalité qui est celle des idées ; le créateur de cet idéalisme est Platon (IVème siècle avant JC) ; il y a au ciel des idées, qui sont les modèles inaltérables des individus matériels (idées dont les sophistes, contemporains de Platon, se moquent : il y aurait donc une idée au ciel de chaque poil et de chacun des poux qui loge dessus.). Le cynisme grec, sur le quel Onfray a écrit des pages intéressantes est une critique en acte de l’idéalisme, et de la compromission politique, déjà, des intellectuels de cette école : Platon s’est mis au service des tyrans, tandis que Diogène, lorsqu’Alexandre le Grand viendra lui demander ce qu’il peut lui accorder comme faveur impériale, répondra : "sort de mon soleil, tu me fais de l’ombre". Dans le même ordre d’irrespect, Marx, dans la Sainte Famille, a dévoilé le secret de polichinelle des religions : la vérité de la sainte famille est la famille terrestre.

Et un sens vulgaire : un idéaliste c’est celui qui se dévoue de manière désintéressée, par exemple un volontaire dans une ONG ; et bien cet idéaliste sympathique et parfois courageux, encensés par tous les médias y compris l’Huma, entretient un rapport est très réel avec l’idéalisme au sens noble, philosophique : il le fait, à la base, parce qu’il croit (et qu’il veut montrer qu’il croit) que les principes, le beau, le bon, etc., sont plus réels que les avantages matériels qu’il peut obtenir en poursuivant son intérêt personnel. Si cette jeune personne souvent catholique savait ses moralistes chrétiens du XVIIème siècle (Pascal, La Rochefoucauld), il aurait appris que souvent servir le « bien » est aussi très utile. D’où une rapide inversion des valeurs :les intérêts matériels sont sains, les valeurs morales sont instables. Comme Adam Smith à son boucher, nous pouvons faire confiance au patron, le « calculer » et lui arracher des avantages. Mais le mendiant auquel nous donnons un euro, peut-il nous faire confiance pour recommencer ? On peut être sur d’une chose, aujourd’hui que le stage humanitaire est devenu exigible sur tous les CV des futurs cadres dirigeants : ils sauront licencier, car les Africains sont tellement plus malheureux que le Français.

Dans un registre beaucoup moins vulgaire, mais du même genre d’homme, voici le pionnier de la paix perpétuelle, le plus grand idéaliste : Kant, c’est un idéaliste dualiste, il reconnait qu’il y a de la matière, mais elle est inférieure à l’esprit, et largement inconnaissable. Et voici Hegel, le créateur du système idéaliste cohérent, où justement l’idéalisme cesse d’être idéaliste au sens moral, et où il englobe aussi la matière : la matière est un moment de l’histoire de l’Idée, c’est-à-dire de Dieu. On peut aussi imaginer un panthéisme matérialiste (c’est un peu la pensée de Diderot) ou équilibré (Spinoza), le monisme qui caractérise ces pensées est d’une autre famille de pensée, qui sont dominées dans le champ philosophique, où elle figure comme opposition tolérée à Sa Majesté (le matérialisme étant opposition pourchassée, illégale, extérieur « au cercle de la raison »).

Mais beaucoup plus actuel, parce que cela infeste tous les médias et même l’université, les PSS.

L’idéalisme est la matrice de ce que Bachelard puis Althusser nomment les philosophies spontanées de savant ( PSS), le café du commerce où les savants notoires viennent dire ce qu’ils pensent de tout ce qu’ils ne savent pas. Cela donne des livres brillants, comme le Hasard et la Nécessité de Jacques Monod, sans contenu de connaissance. D’après Lecercle, qui travaille à débusquer l’idéologie dans le langage, c’est aussi le cas du linguiste Chomsky, malgré ses positions politiques bien sympathiques. Cela s’expliquerait ainsi, les savants produisant des idées et étant coupés et parfois ignorants des fondements matériels et de l’utilité de leurs travaux, inversent la réalité et s’imaginent que leurs constructions intellectuelles sont plus vraies que la réalité extérieure qu’il s’agit de décrire, de comprendre, d’interpréter.

L’idéalisme est proche du spiritualisme, où la réalité idéale est psychologique, et pas seulement logique. Cette conjonction a mis longtemps à ce mettre en place. L’âme individuelle, pour un Platon n’a pas de sens ; et pour le christianisme de St Paul, la vie après la mort est imaginée comme matérialiste. Le christianisme des origines est un mouvement révolutionnaire concret, peut être le premier, qui est bien matérialiste dans sa promesse de résurrection des corps, et même dans le rituel de l’eucharistie.

Le matérialisme moderne

Le matérialisme tel que Lénine le défend (dit auparavant : réalisme) veut dire que la chose est là avant l’esprit qui la connait, l’idée est postérieure à la chose qu’elle représente dans la pensée. Au XVIIème siècle Il y a un matérialisme mécaniste qui veut ramener toutes les réalités y compris les pensées, les réalités de la psychologie à la mécanique, et à la mathématique qui étudie les « solides » et en cela le matérialisme peut aussi devenir une PSS, c’est-à-dire non une connaissance réelle, mais une métaphore. Comparaison n’est pas raison : le matérialisme moderne ce n’est pas un scénario où les agents sont matériels, mais la reconnaissance de la primauté du donné sur le sujet connaissant (quitte à aller jusqu’à faire disparaitre le sujet).

Cette tradition est liée à la volonté de désacraliser, de démythifier, de démystifier. Exemple de démystification ; l’évhémérisme antique, qui consiste à imaginer des causes matérielles voire triviale aux événements légendaires. Ainsi les sceptiques grecs désenchantaient le monde. Ou Spinoza, qui renvoie la bible des juifs à une interprétation matérialiste : le Spinoza du Traité théologico-politique raisonne en matérialiste : « et l’esprit souffla sur les eaux », signifie en hébreux, « le vent se lève sur la mer ».

Le matérialisme doit donc s’entendre aussi dans ce sens, on va dire méthodologique, critique, et assez vulgaire, avec une image forte due à Auguste Conte (ça scandalise encore Luc ferry, c’est dire) : c’est expliquer le supérieur par l’inférieur, ce que fait le matérialisme historique en expliquant la superstructure idéologique par la base économique.

Matérialisme dialectique, matérialisme historique, en bref

Pour Althusser, il s’agit respectivement de la philosophie et de la science marxiste. Il s’inscrit en cela en critique de Marx (du jeune Marx) pour qui « les philosophes jusqu’à présent ont décrit le monde, il s’agit de le transformer », car pour Althusser, malgré cette célèbre thèse, il y a une philosophie marxiste, distincte de la propagande, de l’idéologie, de la vulgarisation. Le matérialisme dialectique, la philosophie marxiste, introduit une innovation dans le matérialisme et dans la pensée ; pour les dialecticiens, la réalité (la matière) comporte des contradictions. Cela signifie que le penseur politique (Machiavel, Marx) pense la guerre, l’antagonisme) comme naturel, normal, et cherche à s’y orienter par une stratégie ; très loin de lui la volonté d’y substituer la morale. On voit qu’un réseau très dense de métaphores et d’images relie l’idéalisme= conception du monde et théorie des sciences à l’idéalisme= morale, et comme dit Lénine, bondieuserie.

On pourrait dire, en manière de plaisanterie, que le matérialisme dialectique est une sorte d’OGM philosophique, un matérialisme avec un morceau idéaliste implanté dans son code génétique, la dialectique. Mais attention, si c’est le cas, se souvenir que les OGM, ça marche.

A vrai dire la dialectique embarrasse beaucoup de marxistes. Pour Staline, il y a eu de la dialectique avant l’instauration du socialisme en URSS mais il n’y en a plus : le prolétariat a gagné, l’idéalisme a disparu. Staline décrète que le socialisme soviétique est un nouveau mode de production, supérieur au capitalisme, où les contradictions ont disparu ! Or s’il n’y a plus de contradictions il n’y plus d’idéologie non plus, et la société est transparente à elle-même. Cela pour indiquer une limite : la lutte contre l’idéologie ne peut pas viser son éradication. L’expérience soviétique est utile de nous apprendre cela.

Que faire contre l’idéologie ?

« Travailler plus pour gagner plus ». On voit bien ici que ce qui sous-entend ce slogan, c’est que le travailleur est justement rétribué pour son effort, qu’il n’y donc pas de production de plus value ; on reconnait là les postulats de l’économie néoclassique développée juste après la parution du Capital par Walras, et dont le but est de nier cette réalité. Mais la philosophie idéaliste y joue aussi un rôle, car c’est le travail comme valeur abstraite, pourrait-on dire spirituelle, peine qui rachète, le travail stipulé à Adam dans la Genèse, et pas du tout le travail créateur de valeur d’usage, le travail matériel, à la base de l’économie classique et de Marx. Les mots sont l’objet d’un combat.

La question « comment débusquer ? », signifie que l’on porte le point de vue d’une autre classe que la classe dominante qui met en circulation l’idéologie, les idées dominantes ne sont pas en effet les idées de penseurs, mais celles d’une classe. En gros, une classe, la bourgeoisie, fait penser le monde par les autres classes, par le prolétariat, sous forme aliénée ; elle est aliénée aussi d’ailleurs, mais à un moindre degré, car elle y trouve son bonheur, et l’autre classe son malheur. Ce qui signifie que toutes nos analyses reposent en dernière analyse sur la lutte des classes ; pas de lutte des classes, on ferme la boutique.

Aujourd’hui, l’idéologie, c’est qu’il n’y a pas d’idéologie, et pas de classes non plus, mais à peine des groupes sociaux ; c’est la pensée consensuelle qui règne, celle d’Habermas, le faux n’est plus un moment du vrai, il n’y a que du vrai sur le marché, et de vilains menteurs qui prétendent proposer une alternative à la démocratie accomplie dans l’économie de marché, d’où dégradation de la politique en morale, en humanitaire.

Alors, pour reprendre le point de vue de Lénine, il y a deux camps en philosophie ; idéalisme et matérialisme, et l’idéologie est bien sûr au service des maitres ; cet idéalisme est lui-même une idéologie, puisqu‘il fonctionne sur la négation de l’expérience sensible, vécue, partagée par tous. L’idéalisme, comme vécu, repose sur l’oubli de la division du travail, et des conditions matérielles qui permettent de penser, parmi ces conditions il y a le caractère social, linguistique même de la pensée et donc une des formes, la forme la plus contemporaine de l’idéalisme est l’individualisme, qui sort tout armé de la tête du sujet cartésien.

Pour produire de l’idéalisme, ce n’est pas très compliqué, il suffit d’appliquer la loi du marché. Prenons un exemple : les universités américaines produisent de la science, et en particulier de la science économique. Elles sont financées par des capitalistes ; donc cette science économique est une apologie du capitalisme : cette manière de penser est vulgaire et matérialiste ; et bien c’est la nôtre ! L’idéologie, c’est le même processus, mais habillé de nécessité et de vertu. En somme on va défendre le capitalisme mais en croyant défendre autre chose ; la patrie, la religion, Dieu, les droits de l’homme, etc.

Remarquons que Freud raisonne exactement de la même manière, il débusque des abstractions sublimes qui s’enracinent dans des pulsions biologiques ; la théorie de l’idéologie est une théorie de l’inconscient.

Et nous avons-nous une idéologie ? En principe nous avons une idée vraie. Spinoza dit que le vrai est sa propre norme, pas besoin de le justifier, pas besoin de fondation, pas besoin d’idéologie non plus, car l’idéologie, c’est la fausse fondation. Notre idée vraie est l’idée de la classe ouvrière, (la lutte des classes, l’expérience de l’exploitation comme aliénation et de la désaliénation dans la lutte). Et si nous ne sommes pas ouvriers ? Il faut faire alors ce que Bourdieu appelle une autoanalyse, plus sociologique que psychologique, s’expliquer à soi même sa prise de parti (ce que Lénine ne fait pas, et l’on est réduit à émettre des hypothèses basées sur sa biographie e sur son histoire familiale). La classe ouvrière s’allie à des fractions de la bourgeoisie qui sont dominées, à des nations, des minorités opprimées (Irlandais, Juifs, colonisés).

Et si Lénine avait fait le mauvais choix, et que l’idéalisme était la réalité ? La réponse que l’on donne à cette question dépend largement de ce que l’on bénéficie du bouclier fiscal, ou pas. Mais je propose une solution, à ceux qui sont communistes mais qui doutent du bien fondés de la philosophie marxiste : faites comme Althusser ; posez des thèses, en petit nombre. Usez-en comme les mathématiciens usent des axiomes. Car les maths existent à n’en pas douter, et sont vraies, et elles sont fondées sur des axiomes, c’est à dire sur rien.

Mais pour Gramsci (repris par Sarkozy) nous devons produire aussi de l’idéologie, de la philosophie populaire (vulgarisation, mais aussi approximation du vrai) pour atteindre l’hégémonie ; la lutte des classes ici installe son théâtre principal dans le monde des idées. Nous ne sommes pas dans l’élément de la transparence, mais dans la nuit, en guerre.

Gilles Questiaux, julllet 2007

Eléments partiels de bibliographie

Althusser, nombreux textes, surtout ceux édités dans Positions

Roland Barthe, Mythologies, (de mémoire 1956, quand il était marxiste pur et dur, en voilà un qui s’y entendait, à débusquer les mythes !)

Freud, La science des rêves (1895)

Gramsci, Œuvres choisies, aux ES (l’essentiel en 700 pages)

Lecercle, Pour une philosophie marxiste du langage (très intéressant sur langage et idéologie, état de la question à jour en 2005, où vous saurez si vous le lisez, pourquoi « Chirac est un vers ») CR édité sur ce blog

Dominique Lecourt, Une crise et son enjeu (1973) (pour comprendre Matérialisme et Empiriocriticisme). Dominique Lecourt est un des meilleurs (et des moins connu) des disciples d’Althusser, qui a écrit un ouvrage exceptionnel sur l’affaire Lyssenko (et le danger d’affabulation dogmatique que l’on peut courir sur la route que je trace ici).

Henri Lefèvre, Sociologie de la vie quotidienne

Lénine, Matérialisme et empiriocriticisme (1908, introuvable, comme tout

Lénine l’an dernier à la fête de l’huma), un volume des OC (le 14 je crois).

Marx L’idéologie allemande (1845), et L’introduction à la critique de l’économie politique (1857)

Lucien Sève Marx et nous (2004) et Introduction à la philosophie marxiste (1976)

Spinoza, Traité théologico-politique, Traité de la réforme de l’entendement

Staline, Matérialisme dialectique et matérialisme historique, (1938)

Wilhem Reich, Écoute, petit homme !, (1945)

Il faut aussi rappeler l’œuvre de Politzer, tué par les nazis en 1942 (mais son rapport au freudisme date une peu) et les Chiens de garde, de Nizan, qui a aussi produit une Anthologie des philosophes matérialistes de l’Antiquité.

Article d’Olivier Imbert, commentant celui-ci : voir ici

Et aussi son commentaire posté :

Sur le matérialisme au sens métaphysique :

Je crois que la thèse du reflet n’est fausse que dans la maladresse de sa formulation naïvement empiriste et non dans sa fonction critique du criticisme transcendantal, qui est la limite du fameux mais enigmatique "concret de pensée" dont j’avais déjà rappelé l’enjeu dans le débat entre Clouscard et Althusser. Car le reflet signifie aussi une forme de réalisme ontologique et métaphysique, nécessaire contre la thèse de Mach d’une distinction entre chose en soi et phénomène, et c’est en cela qu’on ne peut pas produire des thèses appuyées sur "rien", on produit des thèses appuyées sur ce qui déjà existe et nous précède à savoir la matière en ses métamorphoses y compris anthropologique et historique.

Donc : "reflet" veut dire "le réel est rationnel" et "le rationnnel est réel", comme Ferry, Renaut, avec Plékhanov ont raison de la rappeler ; se dire matérialiste et dialectique, c’est éliminer le doublon empirico-transcendantal (selon l’expression de Foucault, ici entièrement en accord avec Lénine - c’est ce qui est à la mode à l’université aujourd’hui sous le nom de querelle des arguments transcendantaux), et c’est pourquoi on remet avec Wittgenstein (et Schlik qui était je crois le léniniste du cercle de Wienne, comportant Carnap), Mach à la mode qui pourtant est aussi nul que Dühring.

Mais choisir la difficulté de l’énonciation dialectique et synchro-diachronique ou de la spéculation non scientifique ou objective en est la conséquence nécessaire si on veut pratiquer un certain sérieux philosophique non télévisuel. Je crois que, en dehors de la formulation du reflet, la thèse réaliste métaphysique (Kant lui et Mach aussi acceptent un réalisme empirique) est absolument indisociable du matérialisme conséquent.

La dialectique idéaliste de Hegel ne peut sortir des paradoxes de l’énonciation que par l’historicisation et la temporalisation de la matière à penser et c’est en cela que Foucault ou Noiriel me paraissent plus proche de nous en tant que savants, disons que ce sont nos gauchistes stimulants, que Bouveresse ou Renaut ou les deux Ferry, disons nos socio-libéraux dans la sociale-démocratie devenue notre réalité sociale effective donc (PSE-PPE) ! Mais là aussi, je crois que Lecourt essaie, avant de renoncer pour suivre Chevènement, une rectification dont le mérite est l’introduction du temps ou de la chronique, celle du reflet brisé par le retard fait des couches de sédimentations conduisant au "concret" de notre analyse concrète de la situation singulière qui n’est pas une situation indemne de généralités.

En logique philosophique le singulier n’est pas le cas particulier ou le fait divers il est l’unité synthétique de l’universel et du particulier ; aujourd’hui en sciences humaines on parle soit de "fait stylisé" soit d’"idéal-type" en reprenant le concept à Weber Max, lui même néo-kantien et auteur fétiche quoique très droitier et conservateur, comme Keynes, de Aron et Bourdieu. Je crois que la recherche d’une science du singulier par la pensée d’Althusser au sortir du stalinisme est le plus bel effort intellectuel qu’un marxiste philosophique français ait tenté. Je crois moi qu’il fallait alors oser le faire en redonnant à la philosophie sa place après la critique rongeuse de deux cents ans ou presque d’histoire effective, à savoir que c’est notre athéisme dogmatique et fanatique qui nous conduit à donner une réalité au temps ou au devenir, à l’espace et aux lieux et donc à ce qui sort de notre cerveau et non à la réserve prudente des Lumières sur cette question ou au "théisme" intenable de Rousseau et Robespierre.

Donc oui ! A bas le rasoir d’Okham de la logique ou du transcendantal ! Vive l’apologie de la méta-énonciation métaphysique qui nous fait dire avec Cavaillès et Bachelard, qu’en toutes choses le progrès est peut-être complexe et pluraliste, mais nous avons la certitude absolue qu’il est matériel et donc ni bouddhiste ni musulman ni chrétien ni juif ; et la certitude relative que toutes les mains tendues sont possibles pour avancer contre un adversaire relatif.

Aujourd’hui l’usage Rawlsien-anti-utilitariste- droit de l’hommiste-Kant avec Sade, du bouddisme tibétain par Ménard et le PSE-PPE et les services secrets américains nous conduit à penser que le gramscien Sarko et son gouvernement nous font être, sauf sur le terrain social -des thermidoriens- ( conservateurs plutôt que réactionnaires, bémol à l’analyse que trotski fait de ma position ????) !!

Olivier Imbert.


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