La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique, cause de la Révolution française (Jaurès HS4)

vendredi 30 mai 2008.
 

1) Les contradictions d’intérêts entre monarchie, noblesse et bourgeoisie, cause de la révolution française

Ce qui restait dans nos institutions et nos mœurs de féodalité n’était déjà plus qu’une survivance : la centralisation monarchique avait joué à l’égard de la puissance féodale un rôle révolutionnaire, et il n’était vraiment pas besoin d’une révolution nouvelle pour arracher les dernières radicelles, si épuisantes et gênantes qu’elles fussent, du vieil arbre féodal dont Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avaient tranché les racines maîtresses.

Mais la noblesse jouait un double rôle et elle était funeste en l’un comme en l’autre. Elle ne se bornait pas à maintenir, dans la nouvelle société monarchique, centralisée et active, un détestable résidu féodal. Elle corrompait et détournait du bien public la nouvelle centralisation royale.

Si les rois de France avaient pu agir en dehors de la noblesse et contre elle, s’ils avaient pu être simplement les rois de la bourgeoisie et des paysans, s’ils avaient usé de cette liberté d’action pour arracher des campagnes les derniers vestiges de la féodalité et pour assurer à la bourgeoisie industrielle, commerçante et rentière la sécurité dans le travail, la scrupuleuse observation des contrats publics et une gestion économe et sévère des deniers de l’État, il est fort probable que la Révolution de 1789 n’eût point éclaté.

Qu’on se figure les rois de France au xviie et au xviiie siècles ayant l’esprit d’économie de Frédéric II et de son père, la fermeté de Joseph II d’Autriche, de Gustave de Suède et du roi de Portugal contre les nobles et les moines. Qu’on imagine notre ancienne monarchie, avec sa force séculaire et son prestige presque sacré, jouant dans la France moderne un rôle moderne, elle aurait probablement conduit notre pays jusqu’au seuil de la Révolution prolétarienne. Elle serait devenue monarchie capitaliste et bourgeoise, et n’aurait disparu qu’avec la dernière des autorités, celle du Capital.

Mais la royauté française n’a pas eu cette force de conception et de renouvellement : et sans doute elle en était historiquement incapable.

Elle était trop vieille et trop liée aux antiques puissances pour s’accommoder aux temps nouveaux. Le roi de France était fier d’être le premier des nobles, le noble des nobles. Il abattait les têtes des grands feudataires révoltés, mais il avait hâte, pour savourer et peut-être pour légitimer pleinement sa victoire, de reformer une cour noble autour de lui.

La victoire de la monarchie, si elle eût abouti à la disparition de la noblesse, eût semblé à nos rois eux-mêmes une déchéance et presque un scandale. N’auraient-ils pas été des parvenus s’ils avaient déraciné cet arbre de noblesse dont le pouvoir royal avait été, à l’origine, la plus haute branche ?

On pouvait bien favoriser l’industrie bourgeoise, appeler dans les ministères des commis bourgeois, mais la noblesse devait rester non seulement comme un fastueux décor, mais comme un rayonnement de la puissance royale elle-même.

Le Roi Soleil voulait réfléchir sa gloire aux armoiries des vieilles familles, et on devine, à bien des mots de Louis XVI, que le roi serrurier lui-même considérait la suppression des privilèges de noblesse comme une diminution de son propre patrimoine royal. De plus, la France, en faisant un très médiocre accueil à la Réforme, avait resserré les liens de sa monarchie et de l’Église catholique. Les rois de France n’étaient pas plus disposés à se laisser domestiquer par l’Église que par les nobles ; mais de même qu’ils se plaisaient à répercuter leur éclat dans leur fidèle miroir de noblesse, ils se plaisaient à emprunter une sorte de majesté surnaturelle et de titre divin au Dieu dont l’Église perpétuait la parole : livrer la noblesse et l’Église aux coups de la bourgeoisie et de la pensée libre, c’eût été, pour nos rois, éteindre toutes les gloires qui leur venaient de la terre et du ciel.

Aussi furent-ils condamnés à une politique incertaine et contradictoire. D’une part, ils refoulaient le pouvoir de la noblesse et contenaient le pouvoir de l’Église autant qu’il leur paraissait nécessaire à la grandeur et à la liberté du pouvoir royal. D’autre part, ils n’osaient demander ni à la noblesse, ni à l’Église, les sacrifices par lesquels les paysans et les bourgeois eussent été invinciblement attachés à la monarchie.

Ils avaient détruit le système du moyen âge, et ils avaient ainsi ouvert les voies à toutes les forces de mouvement de la bourgeoisie, de l’industrie, du commerce et de la pensée, mais ils ne pouvaient suivre jusqu’au bout ces forces de mouvement libérées à demi ou précipitées par eux : et ils devaient s’attarder et périr en ce détestable « ancien régime », compromis équivoque de féodalité et de modernité, où l’esprit de l’Église et l’esprit de Voltaire, la centralisation monarchique et la dispersion féodale, l’activité capitaliste et la routine corporative se heurtaient en un chaos d’impuissance...

2) La force de la bourgeoisie et de la paysannerie, cause de la révolution française

Pour qu’une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d’un terrible malaise ou d’une grande oppression. Mais il faut aussi qu’elles aient un commencement de force et par conséquent d’espoir. Or tel était exactement l’état de la société française à la fin du xviiie siècle. La noblesse et le clergé détenant plus du tiers du territoire, affranchis de toute charge et de tout impôt, rejetant tout le fardeau sur le peuple des campagnes et la bourgeoisie austère des villes, accaparant toutes les ressources d’un budget alimenté par les plus pauvres, blessaient et endommageaient au plus haut degré la classe paysanne et la classe bourgeoise.

Mais, en même temps, il y avait assez de petite propriétés paysannes, il y avait aussi, malgré les rigueurs du fisc, assez d’épargnes cachées dans les campagnes pour que tous les petits possédants ruraux eussent l’espoir de s’affranchir et même un jour d’acheter des lambeaux du grand domaine ecclésiastique.

Et la bourgeoisie exaltée par deux siècles de puissance industrielle, commerciale et financière avait pénétré assez, par des achats, dans le monde rural, pour se sentir en état de lutter contre la noblesse et l’Église, même dans l’ordre agricole. Elle se sentait de force à couvrir, si je puis dire, toute la surface de la société.

Il y avait donc des ressources profondes de Révolution : et si la royauté, si le haut pouvoir séculaire et encore respecté avait pu prendre la direction de ces forces nouvelles, la transformation révolutionnaire se fût probablement accomplie sans secousses.

La royauté libératrice aurait trouvé dans la bourgeoisie et la classe paysanne assez d’énergies disponibles pour n’avoir à redouter ni un soulèvement aristocratique comme au temps de la Fronde ni un soulèvement catholique comme au temps de la Ligue. Mais nous avons vu comment elle était liée au clergé et à la noblesse qui la perdaient. Elle essaiera, pour se sauver, pour combler le déficit creusé par l’avidité des privilégiés, de faire appel à la nation, mais elle y fera appel avec tremblement, et pour sauver les privilégiés autant que pour se sauver elle-même. C’est dans cette politique contradictoire et misérable qu’elle périra...

3) Des Lumières à la Révolution française, des idées reflets de la nécessité historique (Jean Jaurès, critique de Hippolyte Taine)

4) La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique : la haute bourgeoisie capitaliste et financière

De quels éléments, de quels intérêts, dans les années qui ont précédé la Révolution était formée la classe bourgeoise ? Au sommet il y avait ce qu’on peut appeler la haute bourgeoisie capitaliste et financière. Elle comprenait surtout les fermiers-généraux, les grands fournisseurs des armées, les principaux porteurs d’actions des Compagnies privilégiées comme la Compagnie des Indes ou de la Caisse d’Escompte.

L’État aujourd’hui perçoit directement les impôts, par la régie. Sous l’ancien régime il les affermait, et il constituait ainsi une oligarchie de fermiers-généraux extrêmement riche et puissante. C’est par millions et même par dizaines de millions que s’évaluaient les fortunes ainsi amassées ; le mari de la grand’mère de George-Sand, fils d’un fermier-général, M. Dupin de Franccueil avait six cent mille livres de rentes, et possédait Chenonceaux et de magnifiques hôtels à Paris. Ces grands intermédiaires fiscaux étaient engagés profondément dans le système de l’ancien régime. Ils avaient intérêt à le maintenir et il semble téméraire de les compter parmi les forces nouvelles.

Pourtant, par sa puissance même, cette nouvelle aristocratie d’argent rejetait inconsciemment au passé la vieille aristocratie foncière et nobiliaire. La noblesse d’épée cessait d’être la première ou tout au moins la seule force de la société. C’est toujours la loi des sociétés déclinantes qu’elles soient obligées pour leur propre fonctionnement, de faire appel à la puissance qui demain les remplacera. Ces fermiers-généraux n’étaient pas entièrement à la merci de l’ancien régime : ils avaient un crédit personnel souvent supérieur au crédit de la royauté elle-même, puisqu’ils l’aidaient à vivre par le versement anticipé des impôts quand elle n’osait plus recourir à l’emprunt ouvert.

Ainsi, l’ancien régime commençait à tomber sous la tutelle de la Finance et on pourrait dire sous la dépendance du Capital. Peu importe qu’individuellement les fermiers-généraux fussent attachés à un système qu’ils exploitaient en le soutenant. Peu importe même que dès le xviiie siècle les colères du Tiers-État aient grandi contre eux, comme en témoignent les estampes reproduites ici, et qu’ils soient tombés ensuite sous les coups de la Révolution. Ils n’en figuraient pas moins une puissance nouvelle et tout ce qu’ils avaient conquis de prestige et de force était comme retranché du prestige royal et de la force de la société ancienne : ils annonçaient de loin une royauté nouvelle, celle de l’argent, peu compatible avec la royauté de droit divin ou avec la puissante hiérarchie féodale : et dans le déclin de la puissance royale, ils étaient comme ces magnifiques flambeaux de fête qui s’allument à la tombée du jour et qui promettent aux hommes une nouvelle ivresse de clarté.

Au demeurant, ils avaient beau participer à la vie de la monarchie ; ils étaient les fils du monde moderne, et plus d’un parmi eux en avait conscience. Le grand chimiste et novateur Lavoisier était un fermier-général. Il ne s’occupait point de science par mode ou curiosité frivole, ou vague recherche de magie comme le régent, comme plus d’un grand seigneur. C’est avec un sérieux profond et une sorte de gravité religieuse qu’il étudiait les transformations secrètes de la matière : et il consommait en expériences coûteuses les revenus de son magnifique emploi.

Dupin de Francceuil et sa femme se passionnaient pour les théories de Jean-Jacques et accueillaient à Chenonceaux l’abbé de Saint-Pierre, le grand rêveur de l’universelle paix. Le fils de Dupin de Francceuil créait des manufactures à Chateauroux, et les énormes réserves de capitaux des fermiers-généraux alimentaient la production industrielle. J’ai donc le droit de les compter parmi les forces de la classe bourgeoise. Jamais dans la vie des sociétés la séparation des classes n’est brutale et nette, et au passage de l’histoire les forces sociales ne se divisent pas comme les eaux au passage du Pharaon, en deux murailles bien distinctes. Il y a des combinaisons et des mélanges : les fermiers-généraux sont comme une force sociale hybride, au point de croisement de l’ancien régime et du capitalisme nouveau. La Révolution pourra les frapper, elle pourra guillotiner Lavoisier après l’avoir respectueusement accueilli et consulté : ils n’en ont pas moins été, historiquement, une force révolutionnaire.

C’est à Paris surtout que les grandes fortunes des financiers, fermiers-généraux, grands fournisseurs, banquiers, étaient concentrées. Mercier dans son tableau de Paris constate que les hôtels somptueux de Paris ont un tout autre caractère que les riches hôtels de Bordeaux, de Nantes ou de Lyon. Ceux-ci, cossus, mais sévères encore sont des hôtels de négoce et d’industrie. Ceux de Paris sont des hôtels de finance. Tous ces financiers, tous ces grands capitalistes, concessionnaires du commerce des Indes ou de la Caisse d’escompte étaient partagés évidemment entre deux désirs contradictoires : prolonger un régime où ils prospéraient grâce à de fructueux monopoles mais prendre des précautions contre l’arbitraire d’un pouvoir absolu, d’une bureaucratie capricieuse et irresponsable qui brusquement supprimait des entreprises où de grands capitaux étaient engagés.

La Caisse d’Escompte, qui jouait déjà par la négociation des effets de commerce un rôle analogue à celui de la Banque de France d’aujourd’hui avait été plusieurs fois abolie et rétablie, mais toujours pillée par les contrôleurs des finances qui dans les moments de crise du Trésor Royal lui empruntaient de vive force son encaisse. Ainsi même pour les privilégiés, même pour les grands concessionnaires et monopoleurs d’ancien régime l’incompatibilité de l’arbitraire bureaucratique et du désordre royal avec le capitalisme qui a besoin d’une comptabilité exacte et de garanties certaines se faisait cruellement sentir... Telle est la force intense des intérêts économiques et de l’esprit de classe conforme à ces intérêts que l’ancien régime était condamné même par cette haute bourgeoisie dorée dont il avait si largement fait les affaires.

Au-dessous de cette haute bourgeoisie capitaliste et banquière se place le grand peuple bourgeois des rentiers ; ou pour parler plus exactement, les créanciers de l’État.

5) La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique : le peuple bourgeois des rentiers

En 1789, dans le tableau communiqué par Necker à la Constituante, la dette publique s’élève au chiffre de 4 milliards 467 millions. Sur ce chiffre les tontines et rentes viagères représentent 1.050.000 millions, et les rentes perpétuelles onze cent vingt millions. Mais quelles que fussent l’origine et la forme de cette dette, elle était représentée par des billets, par des titres. On voit quelle énorme place les créanciers sur le Trésor public tenaient dès lors dans la vie de la France. Une somme de 230 millions était consacrée tous les ans au service des intérêts. Ainsi, dès 1780, la caractéristique essentielle du budget bourgeois apparaît dans les derniers budgets de la monarchie. Une moitié des ressources ordinaires du budget est absorbée par le service de la dette. Le capital de la dette atteignait quatre milliards et demi, ou presque le double de la valeur assignée aux biens de l’Église par le rapport de Chasset à la Constituante. L’intérêt annuellement servi représente le dixième du produit net total de la terre de France. Il est aisé de comprendre combien les créanciers de l’État étaient une force sociale ; par eux, la bourgeoisie était maîtresse financièrement de l’État moderne, avant de s’en emparer politiquement. Il n’y avait pas de régime qui pût résister à un soulèvement des créanciers : or, la bourgeoisie créancière de la monarchie d’ancien régime ne se sentait plus en sûreté avec celle-ci. Elle avait toujours à craindre une banqueroute totale ou partielle décrétée par la volonté d’un seul homme : et son inquiétude croissait avec le montant même de la dette. Rivarol a écrit : la Révolution a été faite par les rentiers ; et il est bien certain que si beaucoup de bourgeois ont réclamé un ordre nouveau c’est pour mettre la dette publique sous la garantie de la nation plus solide que celle du roi.

Il est impossible d’évaluer même approximativement le nombre des porteurs de titres publics à la veille de la Révolution. Necker, dans son rapport aux États généraux dit que la plupart des titres sont au porteur et dispersés en catégories innombrables : il propose de les bloquer plus tard en titres nominatifs. L’absence de ce travail nous interdit même une évaluation approximative. Mais les porteurs devaient être nombreux, et ils constituaient une force d’autant plus active qu’ils étaient presque tous concentrés à Paris. A priori cela parait très vraisemblable ; car le crédit public était encore trop récent (il n’avait pris quelque extension que depuis un siècle) pour s’être propagé jusqu’au fond des provinces. On sait que la vie de l’ancienne France était infiniment plus lente que la nôtre, et il fallait un très long temps pour qu’une institution aussi hardie, que le crédit public se propageât

D’ailleurs, c’est à l’achat de la terre exclusivement que les paysans consacraient leurs épargnes : et dans les grandes ville manufacturières ou marchandes la croissance des entreprises absorbait les capitaux disponibles. Enfin, avec les perpétuelles vicissitudes et les risques perpétuels de ces fonds d’État il fallait que le détenteur fût en quelque sorte sur place pour surveiller sa créance. Les combinaisons du trésor royal étaient incessantes, il négociait pour ainsi dire constamment avec ses créanciers ; il fallait être à la source des opérations et des nouvelles. Les rapports du Trésor et de ses créanciers se sont non seulement assurés, mais simplifiés depuis la Révolution, et « la présence réelle » du porteur de titres est beaucoup moins nécessaire.

La vie d’un rentier d’ancien régime avec les perpétuelles surprises des réductions de l’intérêt, des remboursements forcés, des diverses mutations de valeur était extrêmement animée. C’est dans une galerie de bois de la rue Vivienne, que se trouvait la Bourse d’alors : et « les nouvellistes », que raillèrent si souvent les écrivains du xviie et xviiie siècle devaient être ou des boursiers, ou des rentiers à l’affût des événements.

Tout le mécanisme financier qui permet aujourd’hui de négocier à distance les valeurs d’État n’existait pas ou à peine, sauf avec les grandes places comme Amsterdam, Genève et Hambourg. Paris était donc nécessairement la ville par excellence des créanciers d’État, la capitale de la rente.

Des observateurs contemporains le constatent expressément. L’ambassadeur vénitien écrit à son gouvernement, dès les premières semaines de la Révolution que des bruits de banqueroute ont exaspéré les rentiers presque tous domiciliés à Paris. Necker, dans son tableau de l’administration des finances, écrit : Paris, séjour principal des rentiers. Il faut bien savoir cela pour comprendre le caractère de la Révolution et aussi la physionomie sociale du Paris révolutionnaire. Le rentier n’était pas alors pour l’artisan, pour l’ouvrier, ce qu’il est aujourd’hui pour le prolétaire socialiste : le symbole du parasitisme capitaliste. Il était « un opposant ». Il avait porté son épargne au roi dans les grandes nécessités publiques, et les rois, les nobles, les prêtres, par prodigalité folle ou par incurie menaçaient de ne pas le rembourser. Le rentier était donc d’instinct l’ennemi de l’arbitraire, et le peuple des faubourgs soulevé contre l’ancien régime trouvait un allié et un chef en ces bourgeois, créanciers du roi, qui avaient besoin d’un ordre nouveau pour assurer leur propre existence.

C’est ainsi que même aux mouvements d’émeute des bourgeois cossus seront mêlés. En tous cas la classe bourgeoise, avec cette créance énorme sur le Trésor royal était destinée nécessairement à devenir le premier pouvoir politique de l’État. Et comme la nation ne pourra lui rembourser sa dette ou lui assurer le service des intérêts qu’en s’emparant des biens du clergé, il y a un antagonisme économique irréductible entre l’intérêt financier de la bourgeoisie créancière et la puissance territoriale de l’Église. Ce sera un des plus vigoureux ressorts de la Révolution.

De même que selon Marx, le placement en fonds d’État a été pour la bourgeoisie un des premiers moyens de développement capitaliste, cette créance d’État est un des premiers moyens de développement politique.

Mais c’est aussi par l’activité commerciale et industrielle que la bourgeoisie française, en 1789, était puissante.

6) La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique : la bourgeoisie commerçante et industrielle

Sous la Régence, Louis XV et Louis XVI, le commerce intérieur s’était prodigieusement étendu. Il nous est impossible d’en évaluer le chiffre. Mais sa croissance rapide est certaine. L’éclat et la richesse « des boutiques », dans toutes les villes grandes ou moyennes, frappe d’admiration les visiteurs.

Dans le conflit naissant de l’intérêt agrarien et de l’intérêt mercantile, c’est le commerce, par la force même de son développement, qui avait le dernier mot. Dans un beau mémoire rédigé par le médecin Guillotin, futur Constituant, les corps de marchands de Paris demandent au Roi, dans la période qui a précédé les États-Généraux, une large représentation du commerce. Guillotin oppose très vigoureusement l’insignifiance, ou tout au moins la médiocrité du commerce en 1614 lors de la tenue des derniers États-Généraux, à sa merveilleuse activité en 1789.

C’est ce mouvement des affaires qui a rendu nécessaire la création de la Caisse d’escompte en 1776. Elle était la propriété d’une société en commandite : elle s’ouvrit avec un fonds de 15 millions divisé en 5,000 actions libérées ; elle devait escompter à 4 pour cent les lettres de change et billets de commerce à 2 et 3 mois d’échéances, et faire le commerce des matières d’or. Elle émettait des billets de circulation analogues aux billets actuels de la Banque de France. Pour qu’une pareille organisation, avec tous les risques qu’elle comportait, se soit superposée au commerce préexistant des changeurs et banquiers et pour qu’elle ait résisté aux perpétuels emprunts forcés du Trésor royal, il faut qu’elle ait répondu à un grand besoin du commerce. Un organe central d’escompte et de crédit était devenu nécessaire pour les vastes opérations de la bourgeoisie commerçante.

La Caisse d’escompte avait rapidement grandi et en 1789 son capital s’élevait à 100 millions divisés en 25,000 actions de 4,000 livres. C’est à propos des valeurs de la Caisse d’escompte comme de celles de la Banque Saint-Charles que Mirabeau dénonça avec violence les spéculations de l’abbé d’Espagnac : mais l’abbé n’en fut nullement discrédité : il entra au club des Jacobins et il prit même la parole pour faire l’éloge funèbre de Mirabeau. Toutes ces batailles livrées autour de la Caisse d’escompte en attestent l’importance.

On comprendrait mal le développement commercial et industriel du xviiie siècle si on attribuait aux corporations le rôle tout à fait important qu’on leur attribue d’ordinaire. Il est certain qu’elles constituaient une entrave à la liberté de l’industrie et du commerce. Pour devenir maître, c’est-à-dire patron, il fallait subir un examen dirigé par la corporation des maîtres déjà établis ; il fallait payer une somme parfois assez élevée et qui empêchait les compagnons pauvres de s’élever à la maîtrise. De plus, l’industrie et le commerce de chaque corporation étaient soigneusement déterminés : telle corporation ne pouvait vendre que tels produits. Telle, catégorie d’artisans ne pouvait fabriquer que telle catégorie d’objets. Ainsi l’activité économique était sans cesse gênée ; et de plus une sorte d’aristocratie de métiers étroite, jalouse et à peu près héréditaire se constituait.

En fait il n’y avait guère plus que les fils ou les gendres des maîtres établis qui pussent prétendre à la maîtrise. Évidemment cet esprit de réglementation et d’exclusion était peu favorable à un grand mouvement d’affaires, et le génie d’entreprises du capitalisme ne pouvait s’accommoder de ce système étriqué et suranné. Pourtant, il ne faut pas croire que dans l’intérieur même des corporations, l’initiative fût entièrement supprimée : malgré les règlements, l’esprit d’invention et de combinaison était toujours en éveil.

Mais surtout il faut se garder de penser que le régime corporatif ait jamais fonctionné avec ensemble et rigueur. Comme l’ont très bien montré M. Hauser dans son livre sur les ouvriers au xvie siècle et M. Martin Saint-Léon dans son livre sur les corporations, le régime corporatif n’a jamais enveloppé toute la vie économique de la nation. D’abord il y avait en France des provinces où il existait à peine.

Nulle part ou presque nulle part les artisans des campagnes et des villages ne s’étaient laissés englober par les règlements corporatifs devenus aux mains de la royauté un moyen d’extorsion fiscale. Enfin et surtout les grandes entreprises, où l’essor du capitalisme commençait à se déployer, échappaient à cette contrainte. Le grand commerce, le négoce proprement dit, était trop vaste et fluide pour se laisser ainsi emprisonner. Depuis le xvie siècle, le grand commerce s’accompagnait ordinairement d’opérations de banque. Le grand négociant était en même temps banquier. Par ses opérations étendues à l’Europe et aux colonies, il était amené à un perpétuel échange, à une perpétuelle négociation de traites.

Comment, dans un semblable négoce, marquer des limites, tracer des catégories ? Comment prescrire à un banquier de ne recouvrer que telle catégorie de traites ayant pour origine la livraison de telles marchandises ? Tout naturellement, le grand commerce avait la souplesse et la variété de la Banque elle-même. D’ailleurs, à mesure que se multipliaient les échanges, à mesure qu’affluaient dans nos ports les produits des colonies et des pays lointains, le rôle des grands intermédiaires, des grands courtiers, se développait.

Pour prendre un exemple donne à l’article des sociétés de commerce dans l’admirable Dictionnaire du commerce de Savary des Bruslons, deux négociants s’associent temporairement pour acheter à frais communs et revendre à risques et à bénéfices communs du sucre ou du blé ou du tabac importés à Nantes. Ils achèteront, à l’arrivée du navire, telle ou telle marchandise : ils la revendront, suivant le cours des marchés, à Paris ou sur une autre place : il est impossible d’enfermer d’avance dans un règlement quelconque des opérations de cette nature. Le capitalisme commercial flottant et vaste débordait à l’infini le régime étroit des corporations.

Ainsi les deux extrémités de la vie économique échappaient au régime corporatif. A un bout, les artisans ruraux étaient protégés par leur isolement même contre la communauté de métier obligatoire. A l’autre bout, le grand commerce, par la multiplicité de ses formes et le subtilité de ses opérations, s’était créé une autre sphère, tout un monde nouveau de mouvement, d’audace et de liberté. C’est seulement dans la région moyenne de l’activité économique, dans la sphère de la petite industrie urbaine et du petit et moyen commerce que le régime corporatif fonctionnait sérieusement, et avec plus d’élasticité encore que la lettre des règlements ne semble le comporter. D’ailleurs, même en cette région moyenne, paisible et réglée, l’esprit entreprenant du capitalisme pénétrait : Savary des Bruslons écrit dans la première moitié du xviiie siècle : « Le premier principe du commerce est la concurrence.

« Il n’est aucune exception à cette règle, pas même dans les communautés où il se présente de grandes entreprises. Dans ces circonstances, les petites fortunes se réunissent pour former un capital considérable ». Les marchands ou les maîtres de métiers inscrits dans une corporation déterminée s’associaient, à l’occasion, et en dehors de leurs opérations accoutumées, pour des entreprises plus vastes ; et rien ne démontre que l’objet de ces entreprises ne différait que par l’étendue de leur négoce familier ou de leur fabrication ordinaire.

Ainsi le souple régime des sociétés, au sens moderne du mot, pénétrait dans la vie même des corporations pour la diversifier et l’étendre. Ce régime sur lequel il est statué déjà dans le Code de commerce de 1675 est très varié dès le xviie siècle. Il comprend quatre types principaux de sociétés commerciales : et il en est déjà deux, la société en commandite et la société anonyme, qui ouvrent les voies au capitalisme. « La société en commandite, dit le Dictionnaire de Savary, est très utile à l’État et au public, d’autant que toutes sortes de personne, même les nobles et gens de robe, peuvent la contracter pour faire valoir leur argent à l’avantage du public et que ceux qui n’ont pas de fonds pour entreprendre un négoce rencontrent dans celles-ci les moyens de s’établir dans le monde et faire valoir leur industrie. »

Comme on voit, la commandite abaisse si bien toutes les barrières que même des personnes entièrement étrangères au commerce et à l’industrie peuvent, par ces procédés, participer à la vie économique. C’est l’antipode du système corporatif. Savary ajoute : « La société anonyme est celle qui se fait sans aucun nom mais dont tous les associés travaillent chacun en leur particulier sans que le public soit informé de leur société ; et ils se rendent ensuite compte les uns aux autres des profits et des pertes qu’ils ont faits dans leur négociation ». Combinez la société anonyme avec la société par actions, et vous aurez la société anonyme par actions, le grand instrument du capitalisme moderne.

Or, la société anonyme par actions appelant n’importe qui à la participation de l’entreprise, est la négation absolue du système corporatif qui ne permet qu’à des personnes déterminées, sous des conditions déterminées, une activité déterminée. Au xviiie siècle de puissantes sociétés par actions commençaient à se fonder. Dans les années mêmes qui précédèrent la Révolution, la grande Compagnie des Eaux de Paris provoqua des mouvements de spéculation très vifs autour de ses actions. Elle s’était chargée de conduire l’eau de la Seine dans les 25,000 maisons de Paris et ses actions étaient très répandues. Très certainement, des marchands des corporations en avaient acquis : il serait très surprenant par exemple que les très riches membres de la corporation des drapiers fussent restés étrangers à tout ce mouvement des capitaux.

Ainsi, dans le dernier quart du xviiie siècle le régime économique est extrêmement complexe. Les corporations, un moment abolies par le fameux édit de Turgot de 1775. ont été rétablies, et quoiqu’elles se remettent mal du coup qui leur a été porté, elles se défendent encore avec une âpreté extraordinaire. Et, en face de ce système corporatif se meuvent les formes subtiles et variées du capitalisme moderne. Bien mieux, la subtilité et l’activité capitalistes pénètrent à l’intérieur même des corporations et en préparent la dissolution prochaine.

Il y avait dès lors une expansion et aussi une organisation capitalistes : les cadres où la bourgeoisie de Louis-Philippe installera sa puissance sont préparés dès le xviiie siècle. La bourgeoisie n’est pas seulement une force d’épargne et de sagesse : elle est une force conquérante et audacieuse qui a révolutionné en partie le système de la production et des échanges avant de révolutionner le système politique. M. Taine n’a même pas soupçonné lesproblèmes essentiels : il n’a même pas discerné le courant profond de la vie économique et il ne s’est pas demandé un instant comment, avec le système restrictif des corporations, la bourgeoisie avait pu grandir en richesse et en audace. Il a préféré attribuer la Révolution française à la grammaire de Vaugelas qui, en appauvrissant le vocabulaire français, a condamné notre pays aux idées abstraites et aux utopies.

L’Angleterre du xviiie siècle nous montre avec éclat que le régime corporatif peut assez longtemps coexister dans un pays avec les formes les plus hardies du capitalisme moderne. Je lis encore dans ce Dictionnaire du commerce de Savary dont lord Chesterfield recommandait si instamment l’étude à son fils : « En Angleterre les privilèges des communautés (des corporations) forment une partie de la liberté politique. Ces corporations s’appellent mistery, nom qui convient assez à leur esprit. Partout il s’y est introduit des abus. »

En effet les communautés ont des vues particulières qui sont presque toujours opposées au bien général et aux vues des législateurs. La première et la plus dangereuse est celle qui oppose des barrières à l’industrie en multipliant les frais et les formalités de réception. Jean de Witt a écrit : « Le gain assuré des métiers ou des marchands les rend insolents et paresseux pendant qu’ils excluent des gens fort habiles. » Mais ce qui est à retenir, c’est que malgré les abus des corporations ou plutôt malgré le système corporatif lui-même, la Hollande du xviie siècle et l’Angleterre du xviiie étaient parvenues à un développement économique prodigieux. La Hollande était l’entrepositaire et la banquière de l’univers.

Quant à l’Angleterre du xviiie siècle, elle a conquis un empire colonial immense, poussé en tous sens son commerce et son industrie, inauguré la grande industrie et le machinisme. Dès la première moitié du xviiie siècle la quantité de charbon employé dans les usines anglaises était si grande que déjà le ciel de Londres était noir de fumée.

Les sociétés humaines et en particulier les sociétés modernes sont si complexes que dans de longues périodes de transition coexistent et fonctionnent à la fois, malgré leur contrariété essentielle, les organes économiques du passé et ceux de l’avenir.

Rien n’est plus opposé que le système corporatif et le système capitaliste : l’un limite la concurrence ; l’autre la déchaîne à l’infini. L’un soumet la production à des types convenus et imposés : l’autre cherche constamment des types nouveaux.

Et pourtant ces deux systèmes contradictoires ont, dans la France et l’Angleterre du xviiie siècle, concouru à la vie économique.

Il se peut de même que nous entrions dans une période de transition où des institutions à tendance collectiviste et communiste coexisteront, dans notre société, avec les restes encore puissants de l’organisme capitaliste. En tous cas, ces explications étaient nécessaires pour saisir la vie économique déjà compliquée du xviiie siècle français.

7) La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique : l’aristocratie coloniale et portuaire

Les affaires de la France avec le dehors et avec ses colonies avaient beaucoup grandi depuis la mort de Louis XIV ; il y eut en particulier sous la Régence et sous le cardinal Fleury une belle poussée. Lord Chesterfield écrit à son fils en 1750 : « Les règlements du commerce et de l’industrie en France sont excellents, comme il paraît malheureusement pour nous par le grand accroissement de l’un et de l’autre dans ces trente dernières années. Car sans parler de leur commerce étendu dans les Indes occidentales et orientales, ils nous ont enlevé presque tout le commerce du Levant et maintenant ils fournissent tous les marchés étrangers avec leur sucre, à la ruine presque complète de nos colonies de sucre, comme la Jamaïque et la Barbade ».

Si l’on consulte les tableaux d’importation et d’exportation dressés par Arnaut en 1792 on constate que notre commerce extérieur avec la plupart des pays du monde avait quadruplé depuis le traité d’Utrecht en 1715. Chaptal nous a laissé un tableau détaillé de nos importations et exportations en 1787 ; les importations ont été cette année-là de 310 millions de livres sans compter les produits des colonies, et l’exportation totale s’élève la même année à 524 millions de livres dont 311 millions en produits du sol et 213 millions en produits d’industrie. Nous avions un commerce suivi avec l’Espagne, le Portugal, le Piémont, Gênes, le Milanais, la Toscane, Rome, Venise, la Russie, la Suède, le Danemark, l’Autriche, la Prusse, la Saxe, Hambourg, qui pour ses 800 raffineries nous achetait près de 40 millions de sucre brut par année. Et depuis la guerre de l’indépendance américaine la France espérait établir de sérieux échanges avec les Etats-Unis : Clavière avait écrit tout un livre assez médiocre du reste, sur le sujet ; mais les animosités nationales ne prévalurent pas contre les habitudes économiques, et c’est avec l’Angleterre que les Etats-Unis émancipés entretinrent le commerce le plus étendu.

Avec nos seules colonies d’Amérique les échanges se sont élevés en 1789, à 296 millions. La métropole a exporté aux îles 78 millions de farine, viandes salées, vins et étoffes. Et les colonies ont importé en France 218 millions de sucre, café, cacao, bois des îles, indigo, cotons et cuirs. Mais, selon le relevé fait par M. Léon Deschamps, d’après Goulard, la France, sur ces 218 millions de denrées, n’en a consommé que 71 millions. Le reste a été exporté, après avoir été apprêté ; et ainsi les colonies alimentaient largement l’industrie de la France et son commerce international.

C’est en France qu’étaient raffinés les sucres, dans les raffineries d’Orléans, de Dieppe, de Bordeaux, de Bercy-Paris, de Nantes et de Marseille. Les cotons de Cayenne, de Saint-Domingue et des autres Antilles étaient utilisés avec ceux de l’Inde et du Levant, par les filatures de toile, de coton et de bonneteries qui s’étaient multipliées surtout en Normandie, et les cuirs ouvrés en France venaient pour une large part de Saint-Domingue. On entrevoit les intérêts extrêmement puissants et complexes que créait ce vaste mouvement d’affaires.

C’étaient des familles françaises qui possédaient aux colonies les domaines et les usines. Rien qu’à Saint-Domingue, où 27.000 blancs commandaient à 405.000 esclaves, il y avait 792 sucreries, 705 cotonneries, 2.810 caféteries, 3.097 indigoteries. Et très souvent, comme nous l’apprennent Malouet qui avait administré la Guyane, et le marquis de Bouillé qui pendant la guerre de l’indépendance américaine avait commandé la division navale des Antilles, les planteurs, les petits manufacturiers et usiniers, n’avaient pu s’établir qu’au moyen d’avances fournies par de riches capitalistes : ceux-là étaient en réalité les propriétaires des colonies, et il s’était constitué rapidement au cours du xviiie siècle, une puissante aristocratie capitaliste coloniale. Dès les premiers jours de la Révolution, dès le 20 août 1789, ces capitalistes coloniaux fondent pour la défense de leurs intérêts, « la société correspondante des colons français » et cette société qui se réunit à l’hôtel Massiac place de la Victoire, compte d’emblée 435 membres. Par les Lameth, qui possédaient de vastes domaines à Saint-Domingue et par leur ami Barnave, elle exerça une grande influence sur la Constituante elle-même.

Tout ce vaste système colonial reposait sur l’esclavage et sur la traite des nègres. Dans la seule année 1788, 29.506 nègres ont été expédiés des côtes d’Afrique à destination de Saint-Domingue ; on les troquait contre des denrées diverses provenant de France, et ce triste négoce contribuait, il faut bien le dire, à l’essor de la bourgeoisie marchande et de la navigation. Tout le mouvement d’affaires avait largement développé la navigation : et les grands ports de France, Bordeaux, Marseille, Nantes avaient une merveilleuse activité.

8) Bordeaux, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 aux Girondins de 1792 1793

9) Marseille : du développement économique (18ème siècle) à la Révolution française


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