Causes de la Révolution française (Jean Jaurès HS2)

samedi 24 mai 2008.
 

1) Les contradictions du droit d’Ancien régime, cause de la révolution française

Sous l’ancien régime, la nation était dominée par les nobles, l’Église et le roi. Les nobles avaient perdu peu à peu par le développement de la monarchie française leur puissance du moyen-âge ; ils n’étaient plus de quasi-souverains, et les plus hauts d’entre eux, jadis vassaux rebelles, n’étaient que les premiers des courtisans. Mais ils jouissaient encore de privilèges très élevés.

Bien que singulièrement réduite et refoulée par la justice royale, la justice seigneuriale subsistait encore : les juges des grands fiefs avaient été dépossédés les premiers au profit des juges royaux ; mais dans les petits fiefs, dans les petits domaines nobles, les juges seigneuriaux rendaient encore la justice. Il est vrai que dans les causes qui n’intéressaient pas directement les droits féodaux ils se bornaient à faire les premières informations et à constater les délits. Mais cela même était important. D’ailleurs, ils jugeaient au fond dans toutes les causes intéressant les droits féodaux, et ceux-ci étaient si variés, si complexes, ils tenaient par tant de petites racines à tout le système de la propriété et des échanges que le juge seigneurial avait en réalité un pouvoir très étendu. Qu’on se figure les juges de paix d’aujourd’hui ayant, dans certaines catégories de litiges, les attributions de nos tribunaux de première instance et on aura une idée sensiblement exacte de ce qu’étaient à la veille de la Révolution les juges seigneuriaux.

L’humble vie rurale, avec ses incidents quotidiens, ses menus et irritants conflits, était presque tout entière sous leur dépendance et par suite sous la dépendance des seigneurs qui les nommaient. Ceux-ci prononçaient donc en toute souveraineté sur les litiges féodaux où eux-mêmes étaient intéressés : et c’est grâce à cette souveraineté de justice que les nobles ont pu, surtout dans le dernier tiers du xviiie siècle dépouiller les habitants des campagnes des biens des « communautés », de ce que nous appelons aujourd’hui les biens communaux. On voit par là combien la monarchie française avait été égoïste et imprévoyante. Elle avait dépossédé les nobles de leurs grandes justices : elle avait abattu les hautes juridictions féodales qui s’opposaient aux progrès pouvoir royal, et en cela elle avait servi l’intérêt général de la nation autant que son propre intérêt : mais elle n’avait supprimé la justice seigneuriale qu’en haut, où elle gênait le pouvoir royal : elle l’avait laissée subsister tout en bas, au ras du sol, là où elle opprimait et étouffait la vie rurale.

La monarchie, en refoulant la justice féodale, avait songé à se défendre et à s’agrandir ; elle n’avait pas songé à défendre le paysan et celui-ci, sous l’étreinte immédiate de la justice seigneuriale languissait comme une moisson pauvre sous les nœuds multipliés d’une plante vorace. C’est la main de la Révolution qui arrachera les dernières racines de la justice féodale.

2) L’injustice criante de l’impôt, cause de la révolution française

Les nobles jouissaient en outre du plus précieux privilège en matière d’impôt : ils ne payaient pas la taille, impôt direct qui frappait la terre, ou du moins ils n’en payaient qu’une partie, la taille d’exploitation qui pesait en réalité sur leurs fermiers, et la capitation les frappait à peine.

L’impôt n’était pas seulement une charge ; il était considéré comme un signe de roture et tous les nobles, tous les anoblis, mettaient leur orgueil à ne pas payer. Ils étaient soumis à un seul impôt, l’impôt du vingtième sur le revenu qui s’appliquait à tous les sujets du roi sans distinction. Mais on sait par les témoignages les plus précis que les grands nobles et les princes du sang éludaient en fait cet impôt sur le revenu par des déclarations menteuses qu’aucun collecteur d’impôt ni aucun contrôleur général des finances n’osait contester. Ainsi, l’Église étant exemptée aussi, c’est sur le peuple des campagnes, c’est sur les petits propriétaires paysans, c’est sur les bourgeois non anoblis, c’est sur les fermiers petits et grands, c’est sur les métayers obligés, au témoignage d’Arthur Young, de payer pour le compte du propriétaire ou la moitié ou souvent le tout de l’impôt, que pesait toute la fiscalité royale, plus lourde tous les jours. Enfin les nobles, dominant le paysan par la justice seigneuriale, l’exploitant par leur privilège fiscal, l’assujettissaient et le ruinaient encore par d’innombrables droits féodaux.

Dans le système féodal, les terres des nobles, les terres possédées à fief ne pouvaient être vendues à de non nobles. Elles ne pouvaient être aliénées. Quand les seigneurs, pour peupler la contrée dominée et protégée par eux, ou pour développer la culture, cédaient des terres à des roturiers, ils gardaient sur ces terres mêmes leur droit de suzeraineté et de propriété.

Le cessionnaire n’était pas propriétaire du sol ; il le tenait à cens : il était obligé de payer au seigneur tous les ans, une rente fixe et perpétuelle, dont jamais il ne pouvait s’affranchir. Ou s’il la cédait à son tour, c’est le nouveau tenancier, accepté par le seigneur, qui devait payer le cens.

Ainsi le cens était à la fois un revenu permanent, éternel pour le seigneur et un signe toujours renouvelé de sa propriété inaliénable. Cette rente perpétuelle était indivisible ; la terre ainsi cédée ne pouvait être morcelée.

De plus cette rente était imprescriptible. Même si pendant vingt, trente, cinquante ans ou pendant des siècles, elle n’avait pas été payée, le seigneur était toujours en droit de la réclamer et de réclamer tout l’arrérage. Ainsi, beaucoup de cultivateurs, beaucoup de travailleurs du sol ne pouvaient arriver à la pleine propriété et à la pleine indépendance.

Le droit féodal pesait sur leur terre comme l’ombre d’un nuage immobile et éternel qu’aucun vent jamais ne balaie. Ou, plutôt, c’est le vent de la Révolution qui balaiera le nuage. Mais il s’en faut que le cens fût la seule manifestation du droit féodal.

En principe, les censitaires ne détiennent la terre que par la permission du seigneur et aux conditions fixées par lui. Même les habitants des villages que jadis le seigneur protégea contre les incursions des pillards et les violences des hommes d’armes sont supposés redevables au seigneur de leur sécurité, de leur existence, de leur activité, et le noble prélève un bénéfice sur presque toutes leurs actions : il met sur toute leur vie sa marque de suzeraineté.

Ainsi il y a une variété extraordinaire, de droits féodaux. Bien entendu, ils ne pèsent pas tous sur les mêmes terres : ils sont divers suivant les régions, mais très souvent plusieurs d’entre eux se réunissent pour accabler les mêmes hommes.

Outre le cens, il y a le droit de lods et ventes, qui est payé par la terre censive toutes les fois qu’elle change de main. Ce droit, qui n’était point payé dans le Midi, mais seulement dans les pays coutumiers, est l’équivalent de notre droit actuel de mutation. Seulement, comme l’observe Boiteau, le droit de mutation est perçu aujourd’hui par l’État au profit de l’État. Sous l’ancien régime, il était perçu sur toute une catégorie de terres, les terres censives, par les seigneurs et pour les seigneurs. Bailly, dont les calculs semblent il est vrai assez incertains, évalue à 36 millions le produit annuel que les nobles retiraient des lods et ventes.

Il y a le droit de terrage ou champart (campi pars, portion du champ). C’est une portion des fruits due au seigneur par la terre censive. Tandis que le cens était une redevance fixe et souvent en argent, le champart était une redevance en nature et proportionnée à la récolte.

Cette proportion d’ailleurs était variable suivant les régions : elle atteignait parfois un cinquième de la récolte, et n’était jamais moindre qu’un vingtième. Quand le champart était prélevé sur la récolte des arbres fruitiers, il s’appelait la parcière ; quand il était prélevé sur la vigne, il s’appelait le carpot. Pas une des productions de la terre (sauf celles qui n’étaient point connues, comme les pommes de terre, à l’époque où les contrats féodaux furent rédigés) n’échappait aux prises des seigneurs. De plus, les habitants des campagnes étaient assujettis aux plus onéreuses servitudes.

Ils étaient tenus à des corvées personnelles, souvent humiliantes. Ils ne pouvaient, en bien des points, s’affranchir des banalités seigneuriales. Le noble était propriétaire du moulin, du four, du pressoir, du taureau pour saillir les génisses, et les paysans étaient obliges, moyennant redevance, d’y recourir. Le seigneur vendangeait le premier ; c’est après lui et avec sa permission que les paysans vendangeaient les vignes de leurs terres censives. Le seigneur en vendangeant le premier, se protégeait contre le grappillage et la maraude qui sévissent d’autant plus sur le vignoble que la vendange est plus avancée. De plus, et surtout, il s’assurait ainsi, hors de toute concurrence et à moindres frais, les vendangeurs et vendangeuses.

Ainsi, indirectement, il disposait de la main-d’œuvre libre. Les manouvriers, les salariés des campagnes, les simples journaliers qui attendaient impatiemment l’heure de la récolte pour gagner quelques bonnes journées, ne pouvant s’offrir d’abord qu’au seigneur, ne pouvaient hausser leurs prix.

Et l’artifice de l’exploitation féodale ne pesait pas seulement sur le paysan censitaire ; il atteignait aussi les plus humbles prolétaires ruraux. De même que, par les bans des vendanges, le seigneur pouvait réduire au minimum ses frais de main-d’œuvre, il pouvait encore, par la combinaison du ban des vendanges et du banvin, mettre au plus haut le prix de sa récolte.

En vertu du droit de banvin, le seigneur avait seul, pendant un mois ou quarante jours, le droit de vendre son vin. Ainsi, pendant quarante jours, et au moment où la récolte de l’année précédente était le plus souvent épuisée, le seigneur pouvait créer à son profit une rareté artificielle.

La prétendue ingénuité patriarcale des féodaux recourait, autant qu’il dépendait d’elle, à toutes les roueries mercantiles, à toutes les manœuvres monopoleuses du capitalisme bourgeois d’aujourd’hui. Le droit des bans de vendanges et le droit de banvin qui donnent au seigneur une avance forcée et un monopole temporaire sont l’équivalent d’un coup de Bourse.

L’exploitation des nobles était à la fois violente et calculatrice, brutale et finaude. Et elle enveloppait toute la vie rurale comme un réseau multiple et pesant. Qu’on parcoure la liste des droits féodaux dressée par Tocqueville, et on verra que rien n’échappe. Même sur les terres communales, les troupeaux, en pays coutumier, ne peuvent paître sans acquitter le droit de blairée ; les seigneurs prétendent que les communaux ont été jadis concédés par eux comme les terres censives. Ils sont les conquérants, et toute vie, toute activité n’est à leurs yeux qu’un démembrement de leur conquête.

Il n’est pas un acte de la vie rurale qui n’oblige les paysans à payer une rançon. Je me borne, à citer sans autre commentaire le droit d’assise sur les animaux servant au labourage, le droit des bacs seigneuriaux pour passer les rivières, le droit de leude dont sont frappées les marchandises sur les halles et marchés, le droit de police seigneuriale sur les petits chemins, le droit de pêche dans les rivières, le droit de pontonnage sur les petits cours d’eau, le droit de creuser des fontaines et d’aménager des étangs qui ne se peut exercer qu’avec la permission du seigneur et moyennant redevance, le droit de garenne, le noble seul pouvant avoir des furets, le droit de colombier qui livrait aux pigeons du seigneur le grain du paysan, le droit de feu, de fouage et de cheminée qui frappe d’une sorte d’impôt sur la propriété bâtie toutes les maisons du village, le droit de pulvérage sur les troupeaux en route qui de la Provence aux montagnes d’Auvergne ou aux fabriques de draps du Languedoc, soulèvent la poussière des chemins, le droit d’étalonnage, de minage, de sextérage, d’aunage sur les marchés, enfin le plus détesté de tous, le droit exclusif de chasse.

Sur toutes les terres qui relevaient d’eux et même, par la terreur qu’ils inspiraient, sur toutes les terres de la région, les nobles chassent à volonté et ils chassent seuls. Les paysans ne peuvent abattre le gibier pullulant qui dévore leurs récoltes ; ils ne peuvent faucher leurs prairies qu’à l’heure indiquée par le seigneur et quand les perdrix ne risquent plus de périr sous la faux. Ils sont même obligés de laisser au milieu de leurs prés des refuges pour le gibier. Le rapporteur de la Constituante évaluait à 10 millions par année le dommage ainsi causé par le seigneurial plaisir de la chasse aux cultivateurs.

Ainsi sur toute force naturelle, sur tout ce qui végète, se meut, respire, le droit féodal a étendu ses prises : sur l’eau des rivières poissonneuses, sur le feu qui rougeoie dans le four et cuit le pauvre pain mêlé d’avoine et d’orge, sur le vent qui fait tourner les moulins à blé, sur le vin qui jaillit du pressoir, sur le gibier gourmand qui sort des forêts ou des hauts herbages pour ravager les potagers et les champs.

Le paysan ne peut faire un pas sur les chemins, franchir l’étroite rivière sur un pont de bois tremblant, acheter au marché du village une aune de drap ou une paire de sabots sans rencontrer la féodalité rapace et taquine ; et s’il veut ruser avec elle ou simplement se défendre contre de nouveaux abus, un autre gibier, celui des gens de justice attachés au juge seigneurial, clercs impudents, huissiers faméliques, attaque à belles dents ce qui lui reste de récolte et de courage.

Comme on devine les colères qui s’accumulent ! et comme les paysans doivent être prêts à un soulèvement presque unanime ! Il ne leur manque qu’une chose : la confiance en soi, l’espoir de se libérer. Mais bientôt les premiers coups de tonnerre de la Révolution, frappant d’épouvante les hauts pouvoirs dorés qui maintiennent le privilège, éveilleront l’espérance paysanne. Elle secouera le long sommeil séculaire et se dressera avec un cri terrible, répondant par le farouche éclair de ses yeux aux lueurs d’orage et de liberté qui viennent de Paris.

Mais si la puissance féodale des nobles est enveloppante et malfaisante, si elle blesse le paysan en tous les points de sa vie et l’irrite là même où elle ne l’opprime pas, il faut bien se garder de croire qu’elle soit, à la veille de la Révolution, la force principale d’oppression. Si les nobles n’avaient eu, en 1789, que ce qui leur restait de droit féodal, ils n’auraient pas pesé sur la société française et sur le travail agricole d’un poids aussi écrasant.

En fait, la féodalité avait été frappée à mort par la monarchie avant d’être achevée par la Révolution. La noblesse avait dû abandonner aux rois presque toute sa souveraineté. Elle avait dû abandonner aux bourgeois enrichis par l’industrie et le commerce une part notable de sa propriété. La petite et moyenne noblesse, toute celle qui ne s’était pas soutenue par les grandes charges, les emplois de cour, les pensions, les spéculations de finance, était à peu près ruinée ; entre ses revenus stationnaires et l’entraînement croissant de la dépense, elle avait perdu l’équilibre. Le marquis de Rouillé constate dans ses mémoires que les manufacturiers et les financiers avaient acquis beaucoup de terres nobles.

3) Les droits féodaux, cause de la révolution française

Les droits féodaux vexaient et humiliaient les cultivateurs : ils leur faisaient beaucoup de mal en entravant leur activité ; ils les affligeaient en leur ôtant le sentiment vif et plein de la propriété. Mais ils rapportaient aux nobles beaucoup moins qu’ils ne coûtaient au pays. Boncerf, dans ses lumineux opuscules, l’a démontré avec évidence dix ans avant la Révolution.

Le cens, qui était le droit le plus étendu et le plus fondamental, était très souvent modique ; car c’était une rente fixe stipulée en des siècles où l’argent avait une haute valeur. Le droit de champart qui prélevait une part déterminée de la récolte était, là où il s’étendait, plus onéreux au paysan. Mais le plus lourd semble avoir été ce droit de lods et ventes, qui, à chaque mutation, prélevait un sixième ou un cinquième de la valeur de la terre. Nous avons déjà dit que Bailly l’évaluait à 36 millions. Il est donc fort possible que l’ensemble des droits féodaux ne dépassât pas une centaine de millions, et si on se rappelle qu’Arthur Young. par des calculs très précis, fixe à un peu plus de cinq milliards, en 1789, le produit brut annuel de la terre de France et à près de deux milliards et demi le produit net, ce n’est pas le prélèvement féodal de cent millions, si détestable et archaïque qu’il fût, qui pouvait écraser la nation.

S’il n’y avait eu dans la société française du xviiie siècle d’autre vice que le reste fâcheux d’un système suranné, elle n’aurait pas eu besoin pour se guérir de la méthode révolutionnaire. Il eût été facile par exemple de procéder à un rachat graduel des droits féodaux et à la libération progressive des paysans.

Il existait déjà d’innombrables propriétés agricoles, exemptes de tout droit féodal ; et la propriété industrielle bourgeoise, la propriété mobilière, comme l’appelle expressément Barnave, se constituait et croissait tous les jours en dehors de toute prise féodale. C’est donc la pleine et simple propriété, dégagée de toute servitude ancienne et de toute restriction ou complication surannée qui devenait le type dominant, et, on peut dire, le type normal de la propriété en France.

4) Les contradictions d’intérêts entre monarchie, noblesse et bourgeoisie, cause de la révolution française

Ce qui restait dans nos institutions et nos mœurs de féodalité n’était déjà plus qu’une survivance : la centralisation monarchique avait joué à l’égard de la puissance féodale un rôle révolutionnaire, et il n’était vraiment pas besoin d’une révolution nouvelle pour arracher les dernières radicelles, si épuisantes et gênantes qu’elles fussent, du vieil arbre féodal dont Louis XI, Richelieu, Louis XIV, avaient tranché les racines maîtresses.

Mais la noblesse jouait un double rôle et elle était funeste en l’un comme en l’autre. Elle ne se bornait pas à maintenir, dans la nouvelle société monarchique, centralisée et active, un détestable résidu féodal. Elle corrompait et détournait du bien public la nouvelle centralisation royale.

Si les rois de France avaient pu agir en dehors de la noblesse et contre elle, s’ils avaient pu être simplement les rois de la bourgeoisie et des paysans, s’ils avaient usé de cette liberté d’action pour arracher des campagnes les derniers vestiges de la féodalité et pour assurer à la bourgeoisie industrielle, commerçante et rentière la sécurité dans le travail, la scrupuleuse observation des contrats publics et une gestion économe et sévère des deniers de l’État, il est fort probable que la Révolution de 1789 n’eût point éclaté.

Qu’on se figure les rois de France au xviie et au xviiie siècles ayant l’esprit d’économie de Frédéric II et de son père, la fermeté de Joseph II d’Autriche, de Gustave de Suède et du roi de Portugal contre les nobles et les moines. Qu’on imagine notre ancienne monarchie, avec sa force séculaire et son prestige presque sacré, jouant dans la France moderne un rôle moderne, elle aurait probablement conduit notre pays jusqu’au seuil de la Révolution prolétarienne. Elle serait devenue monarchie capitaliste et bourgeoise, et n’aurait disparu qu’avec la dernière des autorités, celle du Capital.

Mais la royauté française n’a pas eu cette force de conception et de renouvellement : et sans doute elle en était historiquement incapable.

Elle était trop vieille et trop liée aux antiques puissances pour s’accommoder aux temps nouveaux. Le roi de France était fier d’être le premier des nobles, le noble des nobles. Il abattait les têtes des grands feudataires révoltés, mais il avait hâte, pour savourer et peut-être pour légitimer pleinement sa victoire, de reformer une cour noble autour de lui.

La victoire de la monarchie, si elle eût abouti à la disparition de la noblesse, eût semblé à nos rois eux-mêmes une déchéance et presque un scandale. N’auraient-ils pas été des parvenus s’ils avaient déraciné cet arbre de noblesse dont le pouvoir royal avait été, à l’origine, la plus haute branche ?

On pouvait bien favoriser l’industrie bourgeoise, appeler dans les ministères des commis bourgeois, mais la noblesse devait rester non seulement comme un fastueux décor, mais comme un rayonnement de la puissance royale elle-même.

Le Roi Soleil voulait réfléchir sa gloire aux armoiries des vieilles familles, et on devine, à bien des mots de Louis XVI, que le roi serrurier lui-même considérait la suppression des privilèges de noblesse comme une diminution de son propre patrimoine royal. De plus, la France, en faisant un très médiocre accueil à la Réforme, avait resserré les liens de sa monarchie et de l’Église catholique. Les rois de France n’étaient pas plus disposés à se laisser domestiquer par l’Église que par les nobles ; mais de même qu’ils se plaisaient à répercuter leur éclat dans leur fidèle miroir de noblesse, ils se plaisaient à emprunter une sorte de majesté surnaturelle et de titre divin au Dieu dont l’Église perpétuait la parole : livrer la noblesse et l’Église aux coups de la bourgeoisie et de la pensée libre, c’eût été, pour nos rois, éteindre toutes les gloires qui leur venaient de la terre et du ciel.

Aussi furent-ils condamnés à une politique incertaine et contradictoire. D’une part, ils refoulaient le pouvoir de la noblesse et contenaient le pouvoir de l’Église autant qu’il leur paraissait nécessaire à la grandeur et à la liberté du pouvoir royal. D’autre part, ils n’osaient demander ni à la noblesse, ni à l’Église, les sacrifices par lesquels les paysans et les bourgeois eussent été invinciblement attachés à la monarchie.

Ils avaient détruit le système du moyen âge, et ils avaient ainsi ouvert les voies à toutes les forces de mouvement de la bourgeoisie, de l’industrie, du commerce et de la pensée, mais ils ne pouvaient suivre jusqu’au bout ces forces de mouvement libérées à demi ou précipitées par eux : et ils devaient s’attarder et périr en ce détestable « ancien régime », compromis équivoque de féodalité et de modernité, où l’esprit de l’Église et l’esprit de Voltaire, la centralisation monarchique et la dispersion féodale, l’activité capitaliste et la routine corporative se heurtaient en un chaos d’impuissance.

5) La noblesse prédatrice de l’Etat, cause de la Révolution française

La noblesse, pendant deux siècles, a merveilleusement profité de cette incohérence, de ces contradictions, pour exploiter à fond l’État moderne et la royauté elle-même.

A peine vaincue par celle-ci, comme puissance féodale, elle a pris sa revanche en s’attachant à la monarchie centralisée pour en absorber toute la sève. Pendant toute cette période, la noblesse a rejeté la sobriété de vie du régime féodal et elle n’a pas voulu porter sa part des charges de l’État moderne. Elle a contribué largement à la dépense : elle n’a contribué nullement à la recette. Et de ce budget royal qu’elle n’alimentait pas, elle ne parvenait jamais à se rassasier.

Qu’on parcoure les derniers budgets de l’ancien régime et on verra la part énorme consommée par les nobles. Les 25 millions de la maison du roi servent à entretenir dans les palais royaux la noblesse parasite. Sur les 31 millions destinés au service des pensions, les princes du sang, les nobles, les créatures des nobles, d’Almaviva et Figaro absorbent presque tout.

Dans les hauts emplois de gouverneur de province, emplois de parade rendus à peu près vains par la puissance des intendants, la grande noblesse se fait des traitements de cent mille livres. Dans le budget de la guerre les 12.000 officiers, tous nobles, coûtent 46 millions de livres, les 135.000 soldats ne coûtent que 44 millions. Plus de la moitié du budget de la guerre est ainsi dévorée par la noblesse. Elle détourne vers elle 80 millions au moins sur un budget ordinaire de 400 millions, un cinquième.

Et ce qu’il y a peut-être de plus grave, c’est que pour couvrir ce gaspillage et masquer ces scandaleuses faveurs, la monarchie complaisante et exploitée recourt à des artifices de comptabilité : le chiffre des pensions est toujours flottant, inconnu même de la Chambre des Comptes, et sur la liste des souscripteurs aux emprunts publics sont inscrits des privilégiés qui n’ont pas versé une seule livre mais qui recevront en guise de pension les arrérages d’un prêt fictif.

Ainsi la noblesse n’est pas seulement pillarde : elle introduit le désordre et le faux dans le grand État moderne qui ne peut fonctionner qu’à force de précision et de loyauté. C’est elle aussi qui est responsable pour une large part des entraînements d’arbitraire et des irrégularités qui vicièrent, sous la Régence, la grande opération de crédit, l’audacieuse entreprise capitaliste du banquier Law.

Il faut lire dans le curieux journal de Mathieu Marais les violences des princes intervenant dans les opérations de Law, agiotant à coup sûr et ajoutant au bénéfice de ces spéculations effrontées les bénéfices de leurs monopoles sur des marchandises de tout ordre, le suif et le fer.

La noblesse française, qui déclame aujourd’hui contre les financiers sauf à épouser leurs filles, a donné au XVIIIe siècle les plus scandaleux exemples de corruption et d’avidité monopoleuse. Dans cette dernière période de l’ancien régime, elle concentrait en ses mains toutes les formes d’exploitation. Pendant qu’elle prolongeait sur les paysans, par d’innombrables droits féodaux, une partie au moins de la servitude du moyen âge, elle se glissait, avec une souplesse et une impudence merveilleuses, dans les vastes ressources de l’État monarchique et centralisé, elle épuisait le Trésor royal et elle transformait en magnifiques pillages princiers les entreprises du capitalisme naissant. Elle continuait l’exploitation féodale du passé, désorganisait la force monarchique du présent et corrompait en son germe le capitalisme hardi qui ne peut remplir sa fonction, exalter les énergies, multiplier les richesses et susciter la grande classe ouvrière par qui sera transformé le monde, que s’il est protégé contre l’arbitraire seigneurial, et s’il se développe avec une comptabilité régulière et certaine.

Par son obscur parasitisme féodal, par son éclatant parasitisme monarchique, par son immoralité financière, la noblesse atteignait ou menaçait toutes les forces vives de la France. La monarchie trop engagée avec elle ne pourra s’en libérer. Mais contre cette noblesse meurtrière les bourgeois et les paysans se soulèveront en un commun effort révolutionnaire et ils abattront la monarchie, dupe tout ensemble et complice des nobles.

Ils se soulèveront aussi contre la puissance absolue de l’Église.

6) L’Eglise de France, horriblement répressive, cause de la Révolution française

Celle-ci au XVIIIe siècle avait un énorme pouvoir politique et une énorme richesse territoriale. Sans doute, elle était soumise à l’autorité royale : la déclaration du clergé de 1682 avait affirmé les libertés de l’Église gallicane et limité le pouvoir de la Papauté sur les affaires ecclésiastiques de France. Or, ce que perdait la Papauté dans le gouvernement de l’Église de France était gagné par le Roi, c’est-à-dire en un sens, par la France elle-même. Ce n’est qu’au XIXe siècle que l’action ultramontaine s’affirmera pleinement dans notre pays. Mais elle était déjà grande au XVIIIe siècle. En somme, les jésuites avaient fini par avoir raison de Port-Royal et en avaient dispersé les cendres.

Dans la longue lutte entre le Parlement janséniste et les jésuites, à laquelle donna lieu la bulle Unigenitus, la plupart des prélats et des prêtres se rangèrent du côté de Rome, et les plus hardis opposants furent réduits à équivoquer et à biaiser. Même après l’expulsion des jésuites en 1765, ceux-ci continuèrent à prêcher avec une sorte de bravade et j’ai eu en main des manuels de théologie du XVIIe et du XVIIIe siècle destinés à l’enseignement du Clergé et qui affirment que le Pape est supérieur même au Concile universel et qu’il est infaillible par sa propre vertu sans le concours de l’Église assemblée.

Il ne faut donc pas exagérer le gallicanisme de l’ancien régime : l’esprit ultramontain y était déjà très puissant : et même sans les orages de la Révolution qui rapprochèrent du Pape les prêtres de France, l’ultramontanisme, par l’évolution nécessaire du principe catholique, serait devenu la loi de l’Église de France comme de toutes les autres. En tout cas, ultramontaine ou gallicane ou mêlée d’ultramontanisme et de gallicanisme, l’Église de France au XVIIIe siècle était horriblement oppressive. Elle a persécuté les protestants ; elle a menacé et persécuté les savants et les philosophes, et il est rare qu’elle n’ait pu obtenir le concours du bras séculier. De là, la révolte des esprits libres.

La pensée humaine, depuis plus d’un siècle s’appliquait à comprendre l’univers et la société. Elle ne pouvait admettre l’intervention tyrannique du clergé ; elle ne pouvait permettre à l’Église d’enfermer dans la conception de la Bible ou dans la scholastique du moyen âge l’univers mouvant et illimité où se déployait la mathématique du monde et la liberté méthodique de l’esprit.

Dans cette lutte pour la pensée libre, la bourgeoisie était l’alliée des philosophes, car, pour son développement économique, pour le progrès de l’industrie, elle avait besoin du secours de la science et du mouvement intellectuel : Voltaire, grand remueur d’idées et grand brasseur d’affaires était le symbole complet de la bourgeoisie nouvelle. L’immobilité de la vie économique du moyen âge était liée à l’immobilité de sa vie dogmatique : pour que la production moderne prît tout son essor, brisât toutes les routines et toutes les barrières, il fallait aussi que la pensée moderne eût toute sa liberté.

L’intolérante Église catholique était donc l’ennemie irréductible du monde moderne. Maîtresse absolue, elle aurait tari à la fois la source de la pensée et la source de la richesse. Aussi devaient se soulever contre elle toutes les forces de la bourgeoisie nouvelle, tous les appétits de richesse et tous les appétits de savoir.

Elle pesait aussi lourdement sur le travail que sur l’esprit. Le clergé était constitué à l’état d’ordre privilégié : Comment aurait-on osé soumettre à l’impôt cette Église qui ne possédait « que pour la gloire de Dieu et le bien des pauvres » ? Comment aurait-on osé soumettre à la loi roturière de l’impôt les évêques, archevêques et abbés qui sortaient des plus nobles familles et portaient sous le vêtement du prêtre l’orgueil du gentilhomme ? Comme théocratie et comme aristocratie, l’Église échappait doublement aux charges qui pesaient sur le peuple. Elle était officiellement depuis l’édit de 1695, « le premier ordre de l’État » et le clergé était exempt de la taille et de la plupart des impôts. Ses propriétés immenses n’étaient point grevées par l’impôt foncier. Et il pouvait vendre le vin de ses vignobles sans payer les droits d’aide, sans avoir même la visite des jaugeurs, courtiers de la régie générale.

Il ne contribuait guère aux dépenses de l’État que pour une somme d’environ douze millions par année. Le clergé des provinces les plus récemment conquises, ce qu’on appelait le clergé étranger, celui de la Flandre, du Hainaut, de l’Artois, du Cambrésis, de la Franche-Comté, du Roussillon, versait une contribution forcée d’environ un million par an. Le clergé de la plus vieille France votait au contraire un subside bénévole qui s’élevait à environ dix millions par année. C’est dans ses assemblées générales qui se réunissaient tous les cinq ans que le clergé votait les fonds consentis par lui et réglait l’administration générale de ses domaines. Et ce médiocre subside de douze millions n’était encore qu’un simulacre. Le Roi les rendait immédiatement au clergé pour lui permettre de rembourser les emprunts contractés par lui au profit du Roi.

Aux heures de crise nationale, quand la royauté sollicitait du clergé une avance, celui-ci se gardait bien de la constituer avec ses ressources disponibles. C’eût été publier sa richesse. Il se disait pauvre et il recourait à l’emprunt. Le Roi s’engageait à rembourser les créanciers par l’intermédiaire du clergé. Évidemment c’était là pure tactique ; car l’Église avait des disponibilités considérables. Je relève dans les cahiers du clergé d’Alsace un article où celui-ci demande que les communautés de main-morte soient autorisées à prêter de l’argent aux cultivateurs. C’est, dit le cahier, pour éteindre l’usure des Juifs. C’est aussi, certainement, pour ajouter à la puissance terrienne de l’Église la puissance que lui donnerait ce rôle de créancier mêlé à toutes les affaires et à toutes les entreprises. En tout cas. cela atteste, à la veille même de la Révolution, des ressources mobilières qui auraient permis à l’Église de consentir des sacrifices directs au Trésor royal. Elle préférait simuler la détresse, recourir à l’emprunt, et ressaisir, pour le service de ces emprunts, le faible subside qu’elle faisait semblant d’offrir au Roi. Les Rois de France étaient si habitués à ce désordre que peut-être préféraient-ils pouvoir emprunter ainsi aux moments difficiles, par l’intermédiaire de l’Église, comme aujourd’hui l’État bourgeois quand il est gêné emprunte par l’intermédiaire des compagnies de chemins de fer. Cette confusion du crédit ecclésiastique et du pouvoir royal contribuait à la dépendance de la royauté.

Au reste il y avait en bien des points pénétration et confusion de la puissance ecclésiastique et de la puissance royale et publique.

Non seulement la religion catholique était la base de l’État ; non seulement, le roi était sacré par l’Église ; mais c’est l’Église qui tenait seule registre des naissances, des mariages, des décès : toute la vie civile était en ses mains, et ce n’est guère que par les statistiques très incertaines des premières communions que le roi connaissait les mouvements de la population de son royaume. En revanche le Roi avait la nomination d’un très grand nombre d’abbés. Dans beaucoup d’abbayes, et des plus riches, l’abbé n’avait pas nécessairement charge d’âmes : la besogne cléricale était faite par un prieur résidant à l’abbaye, comme une sorte d’intendant de la messe, de la prière et de la mortification. L’abbé ne résidait pas, il se contentait, comme seigneur de ce domaine spirituel, de percevoir de très beaux revenus. Par la feuille des bénéfices, la royauté disposait ainsi au profit de ses créatures d’une grande partie des revenus de l’Église. Mais cet apparent pouvoir était une chaîne de plus. Car la royauté, ainsi engagée profondément dans le système ecclésiastique et comme associée à l’immense parasitisme clérical n’aurait pu s’affranchir et passer à la France moderne sans un effort probablement surhumain de courage et de génie. Seuls pourront lutter contre l’Église les bourgeois et les paysans, marchant à la conquête de la liberté et du sol.

7) La propriété de la terre, cause de la révolution française

Quelle était l’étendue du domaine de l’église ? Il est assez malaisé de le savoir exactement. Paul Boiteau assure que la noblesse et le clergé possédaient les trois quarts de la terre de France. C’est évidemment excessif. Arthur Young, qui a regardé de très près l’état social de toutes les provinces, affirme que le nombre des petites propriétés, c’est-à-dire « des petites fermes appartenant à ceux qui les cultivent » est si grand qu’il doit comprendre un tiers du royaume.

Or, il est certain que, surtout depuis deux siècles, la bourgeoisie achetait beaucoup de terres. Les commerçants, enrichis dans le négoce, les manufacturiers enrichis par l’industrie acquéraient des domaines. J’ai déjà cité a ce sujet le témoignage décisif du marquis de Bouillé, et le marquis de Mirabeau, l’ami des hommes, parle à plusieurs reprises dans son œuvre de la dureté des nouveaux maîtres bourgeois pour leurs métayers.

Toute l’école de Quesnay et des physiocrates, que Marx a si bien appelée l’école du capitalisme agricole, n’a pas de sens s’il n’y a pas eu au xviiie siècle un mouvement marqué des capitaux bourgeois vers la terre. Au contraire l’édit de 1749, dit de main-morte, avait opposé de sérieux obstacles aux acquisitions territoriales du clergé. Il obligeait celui-ci, quand il recevait un legs, à payer comme droit d’amortissement, le cinquième de la valeur des fiefs, le sixième des biens de roture et des effets mobiliers. Et les donations pieuses étaient devenues très rares. Le droit d’amortissement ne rapportait plus à l’État en 1784, que 200,000 livres. Ainsi pendant toute la deuxième partie du xviiie siècle l’envahissement territorial de l’Église avait été, sinon arrêté, au moins ralenti, et dans le même temps la bourgeoisie développait ses acquisitions.

Si l’on ajoute cette propriété bourgeoise à coup sûr importante, à la propriété paysanne indiquée par Young, il est certain que c’est plus de la moitié du territoire qui était possédée par les bourgeois et les paysans. Au reste, en 1789, devant l’Assemblée Constituante, dans son discours du 24 septembre, Treilhard évalue à 4 milliards l’ensemble des biens ecclésiastiques. Or, comme les immeubles urbains qui avaient une haute valeur sont compris dans ce calcul, ce n’est guère à plus de trois milliards que Treilhard évalue le domaine agricole du clergé. Cette évaluation est peut-être incomplète, et à vrai dire la Constituante elle-même n’eut jamais un tableau certain des valeurs territoriales du clergé ; mais le chiffre de trois milliards représenterait à peine un quinzième du capital agricole de la France, tel qu’il résulte des calculs très méthodiques et très précis d’Arthur Young.

Il est donc impossible d’admettre que la noblesse et le clergé réunis possédaient les trois quarts de la terre de France. Il est bien plus raisonnable de conjecturer qu’ils en possédaient au moins un tiers. S’il n’y avait eu qu’un quart de propriétés roturières bourgeoises ou paysannes on se demande comment cette base si étroite aurait pu porter tout le poids des impôts.

Si les trois quarts des terres avaient été privilégiées et exemptées de l’impôt, l’infime minorité paysanne sur qui aurait pesé tout le fardeau n’aurait pas seulement été accablée ; elle aurait été anéantie. Et comment s’expliquer aussi le produit élevé de la dîme perçue par l’Église ? Où se serait trouvée la matière imposable ?

Lavoisier calcule que la dîme sur le blé seulement donnait 70 millions. Le Comité des finances de la Constituante évalue à 123 millions le produit annuel de la dîme. Or, la noblesse ne payant qu’une catégorie spéciale de dîmes, les dîmes inféodées (et elles ne s’élevaient guère qu’à 10 millions), c’est 113 millions que fournissaient tous les ans, par la dîme, les terres non privilégiées. Or, il est certain (et sur ce point les affirmations d’Arthur Young ne peuvent laisser aucun doute) que la dîme ne représentait pas le dixième de la récolte, mais seulement, dans l’ensemble le vingt-cinquième ou le trentième. Donc ce produit de 113 millions représente, pour les terres non privilégiées, un produit agricole total de 2 milliards et demi à 3 milliards : c’est-à-dire, plus de la moitié du produit agricole brut de toute la France.

Et par cette voie encore nous aboutissons à cette conclusion très vraisemblable que la noblesse et le clergé possédaient environ un gros tiers, peut-être la moitié de la terre de France. J’ajoute que si la puissance territoriale des ordres privilégiés s’était étendue au delà de cette limite, elle aurait été si écrasante, si absorbante qu’elle aurait rendu sans doute la Révolution impossible.

8) La force de la bourgeoisie et de la paysannerie, cause de la révolution française

Pour qu’une révolution éclate, il faut que les classes inférieures souffrent d’un terrible malaise ou d’une grande oppression. Mais il faut aussi qu’elles aient un commencement de force et par conséquent d’espoir. Or tel était exactement l’état de la société française à la fin du xviiie siècle. La noblesse et le clergé détenant plus du tiers du territoire, affranchis de toute charge et de tout impôt, rejetant tout le fardeau sur le peuple des campagnes et la bourgeoisie austère des villes, accaparant toutes les ressources d’un budget alimenté par les plus pauvres, blessaient et endommageaient au plus haut degré la classe paysanne et la classe bourgeoise.

Mais, en même temps, il y avait assez de petite propriétés paysannes, il y avait aussi, malgré les rigueurs du fisc, assez d’épargnes cachées dans les campagnes pour que tous les petits possédants ruraux eussent l’espoir de s’affranchir et même un jour d’acheter des lambeaux du grand domaine ecclésiastique.

Et la bourgeoisie exaltée par deux siècles de puissance industrielle, commerciale et financière avait pénétré assez, par des achats, dans le monde rural, pour se sentir en état de lutter contre la noblesse et l’Église, même dans l’ordre agricole. Elle se sentait de force à couvrir, si je puis dire, toute la surface de la société.

Il y avait donc des ressources profondes de Révolution : et si la royauté, si le haut pouvoir séculaire et encore respecté avait pu prendre la direction de ces forces nouvelles, la transformation révolutionnaire se fût probablement accomplie sans secousses.

La royauté libératrice aurait trouvé dans la bourgeoisie et la classe paysanne assez d’énergies disponibles pour n’avoir à redouter ni un soulèvement aristocratique comme au temps de la Fronde ni un soulèvement catholique comme au temps de la Ligue. Mais nous avons vu comment elle était liée au clergé et à la noblesse qui la perdaient. Elle essaiera, pour se sauver, pour combler le déficit creusé par l’avidité des privilégiés, de faire appel à la nation, mais elle y fera appel avec tremblement, et pour sauver les privilégiés autant que pour se sauver elle-même. C’est dans cette politique contradictoire et misérable qu’elle périra.

9) Le déficit du budget royal, cause immédiate de la Révolution française

Comment avec cette incohérence ou cette duplicité du pouvoir royal la Révolution a-t-elle pu s’accomplir ? Quelle en a été l’occasion ? Quel en a été le moyen ? L’occasion de la Révolution a été le déficit intolérable du budget.

Depuis un demi-siècle, la royauté était sans cesse menacée par l’état de ses finances. Elle avait presque constamment un budget en déficit. La guerre de la Succession d’Autriche, la guerre de Sept ans, la guerre d’Amérique avaient ajouté de perpétuelles dépenses extraordinaires aux charges ordinaires croissantes d’un État centralisé et d’une Cour gaspilleuse. La monarchie s’était soutenue par des expédients, par des emprunts, par des ventes multipliées d’offices de tout ordre, par des anticipations, c’est-à-dire par des emprunts faits aux fermiers-généraux sur les rentrées des impôts des années suivantes.

Mais en 1789, tous ces expédients épuisés, la royauté était à bout et il fallut bien faire appel à la nation, convoquer les Etats-Généraux. A vrai dire, s’il n’y avait eu toute une atmosphère de Révolution, il pouvait être paré au déficit sans une rénovation de la société. Plus d’une fois déjà dans le cours de notre histoire, les Etats-Généraux avaient aidé les Rois dans des nécessités extraordinaires et s’étaient séparés sans toucher au système social, après avoir simplement assuré l’équilibre des finances royales.

En 1789 le mal financier était trop profond, trop chronique, pour qu’on pût le guérir sans toucher aux privilèges d’impôt de la noblesse et du clergé. Mais si la nation n’avait eu d’autre objet que l’équilibre budgétaire, son intervention aurait pu être très limitée.

Quand Necker soumit aux Etats-Généraux le 5 mai 1789 l’état des finances, il avoua un déficit de 56 millions de livres. C’était l’écart entre les recettes et les dépenses, mais là n’était pas toute la gravité de la situation. Le déficit étant un mal déjà envieilli, le Trésor au mois de mai 1789 avait dévoré d’avance, sous forme d’anticipations, 90 millions des recettes de 1790 et 172 millions à valoir sur les huit derniers mois de 1789. Mais, malgré tout, la situation financière en elle-même n’était pas irréparable. Il suffisait de demander aux deux ordres privilégiés qui jusque-là ne payaient presque rien, une contribution annuelle de 80 millions, et d’obtenir du clergé qu’il aliénât environ 500 millions de ses vastes domaines pour rembourser les anticipations et rendre au Trésor royal une activité normale.

C’est le plan que dès les premières réunions des Etats-Généraux recommandaient les ultra-modérés. C’est en particulier le plan élaboré par Malouet et qu’il s’épuisait à faire accepter à la fois par le côté droit et par les révolutionnaires du côté gauche. En soi, ce plan n’était pas impraticable. Il semblait qu’il pût être accepté par les privilégiés dont il laissait subsister la prépondérance sociale. Quant à la bourgeoisie, le rétablissement de l’équilibre financier garantissait les Créanciers de l’Etat, tous les rentiers qui possédaient des titres dans l’énorme dette de quatre milliards et demi contractée par la monarchie, contre la banqueroute totale ou partielle. Si donc le plan des ultra-modérés, de ceux qu’on peut appeler les révolutionnaires conservateurs avait abouti, c’est à une assez modeste opération de finances et comme à un redressement de comptabilité monarchique que se serait limitée la Révolution.

10) La dynamique des Etats Généraux, facteur premier du processus révolutionnaire

D’où vient que la révolution a d’un si prodigieux élan dépassé ce programme étroit ? D’où vient qu’elle a été emportée si puissamment au delà de la simple question budgétaire qu’elle avait d’abord à résoudre ?

Voilà des Etats-Généraux convoqués par la monarchie pour ramener l’ordre dans les finances, et il semble, à ne regarder que les chiffres, qu’un assez modeste effort y suffirait, sans qu’aucune des bases de la société féodale, nobiliaire, catholique et monarchique soit ébranlée. Et ces mêmes Etats-Généraux vont déchaîner un mouvement presque incalculable et qui ébranlera le monde, ils vont entrer en lutte avec la noblesse et le clergé, abaisser d’abord et frapper ensuite, la monarchie elle-même, élever au-dessus des privilèges et des pouvoirs du passé l’affirmation glorieuse et orageuse des droits de l’homme et du citoyen, ouvrir à la démocratie les grandes routes de l’histoire, assurer la toute-puissance de la classe bourgeoise et préparer l’avènement du prolétariat. Quelle disproportion entre les besoins financiers de la monarchie et le magnifique ébranlement révolutionnaire, et d’où vient que d’une crise budgétaire en apparence assez limitée sorte une crise sociale et humaine aussi grandiose ? Comment la nuée qui n’assombrissait d’abord qu’un pan du ciel a-t-elle grandi soudain et envahi tout l’horizon, foudroyant les monts et les chênes, les hauts clochers des églises et les tours des châteaux, éveillant de ses grondements et de ses lueurs les peuples appesantis, et couvrant de ses éclairs multipliés tout un siècle d’histoire orageuse ?

Ce n’est certes pas la résistance stupide des privilégiés qui suffit à expliquer ce mouvement énorme, ce grossissement soudain. Oui, ils ont manqué de décision et de clairvoyance en n’offrant pas d’emblée les sacrifices pécuniaires qui auraient rétabli le budget de la monarchie.

Mais il faut bien le dire : ils sentaient très bien que par les concessions financières ils ne désarmeraient pas la Révolution naissante : dès les premiers jours elle voulait autre chose, et une fermentation étrange était en son âme : une lueur de rêve et d’audace était en ses yeux.

Encore une fois d’où venait cette effervescence extraordinaire et quelle force nouvelle émanant de la terre soulevait les esprits ? Ce n’est pas non plus la souffrance des paysans taxés par les droits féodaux ou dépouillés par le fisc qui créait ce déchaînement inconnu.

Après tout, si humiliés, si accablés qu’ils fussent ils avaient bien des fois, au cours de l’histoire monarchique, souffert plus cruellement encore : et durant les terribles famines du règne de Louis XIV ils avaient eu à peine la force d’essayer quelques courtes émeutes et de jeter de loin quelques pierres impuissantes ; puis les squelettes des pendus s’étaient desséchés aux branches des chênes, oubliés, raillés peut-être des paysans en haillons qui passaient le long du chemin. L’instinct de révolte paysanne avec ses brusques et courtes détentes ne suffit pas à soulever un monde.

11) La nation française arrivée à maturité, cause de la Révolution française

D’où vient donc que cette fois, comme si un fluide magnétique avait soudain traversé leurs chaînes et électrisé leur âme, les paysans se dressaient en une sublime commotion ? Et d’où vient aussi qu’après quelques tâtonnements et quelques compromis la Révolution n’a pas tourné court ? où les États-Généraux ont-ils trouvé la force de durer et de vouloir ?

Après tout, l’aventure pouvait très bien se dénouer par quelque arrangement bâtard, par quelques sacrifices provisoires des privilégiés, et par un peu de banqueroute. Soumises à ce régime d’arbitraire, d’irrégularité, de désordre, les nations qui ont de grandes réserves vitales ne meurent pas en un jour ni en un siècle ; et la France pouvait descendre lentement au rang d’une Espagne sans que de trop violents soubresauts d’agonie avertissent la royauté et les peuples.

Quel est le merveilleux aiguillon qui l’a sauvée de cette abdication paresseuse et quelle puissance de vie a soudain tout dramatisé, les événements et les hommes ?

Deux grandes forces à la fin du xviiie siècle, deux forces révolutionnaires ont passionné les esprits et les choses et multiplié par un coefficient formidable l’intensité des événements. Voici ces deux forces :

D’une part la nation française était arrivée à la maturité intellectuelle. D’autre part la bourgeoisie française était arrivée à la maturité sociale. La pensée française avait pris conscience de sa grandeur et elle voulait appliquer à la réalité toute entière, à la société comme à la nature, ses méthodes d’analyse et de déduction. La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force, de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de développement : en un mot, la bourgeoisie parvenait à la conscience de classe, pendant que la pensée parvenait à la conscience de l’univers. Là sont les deux sources ardentes, les deux sources de feu de la Révolution. C’est par là qu’elle fut possible et qu’elle fut éblouissante.

12) Des Lumières à la Révolution française, des idées reflets de la nécessité historique (Jaurès HS3, critique de Hippolyte Taine)

13) La bourgeoisie française, arrivée à maturité économique, cause de la Révolution française (Jaurès HS4)

14) Bordeaux, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 aux Girondins de 1792 1793 (Jaurès HS5)

15) Marseille : du développement économique (18ème siècle) à la Révolution française (Jaurès HS6)

16) Nantes : du développement économique (18è siècle) à la Révolution française (Jaurès HS7)

Mvt industriel HS8

Fin page 77

Non fait dernier paragraphe qui commence LYON qui sera HS9


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