Affaire Jaubert Exemple de tabassage policier gratuit dans les années 1968

mercredi 14 juin 2023.
 

Le 29 mai 1971, Alain Jaubert, chroniqueur scientifique du Nouvel Observateur, sort du restaurant. Violemment passé à tabac dans un car de police, comme nous l’avons parfois vécu à l’époque... son visage tuméfié, deux traumas et une trentaine d’hématomes provoquent une réaction parmi les journalistes.

Pour éviter tout malentendu sur cet article, je précise préalablement que :

- les tabassages comme celui d’Alain Jaubert furent une réalité durant les années 1968.

- cela n’invalide pas le rôle nécessaire des forces de l’ordre pour assurer la sécurité des citoyens dans un Etat de droit

- cela pose surtout le problème de gouvernants choisissant de donner un rôle à cette police excédant l’état de droit, ne laissant pas à la justice sa fonction de protectrice des droits ou l’utilisant comme simple courroie de transmission de l’exécutif ; il est vrai que Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron suivent la même logique.

- cela pose aussi problème que des policiers aux idées d’extrême droite puissent parfois se sentir encouragés à tabasser des citoyens progressistes lorsqu’un ministre de l’intérieur fait une déclaration comme celle de Raymond Marcellin à l’époque de l’affaire Jaubert "Le mal vient du fait qu’en Mai 68 on n’a pas frappé assez fort, ni assez vite. Le mouvement de mai aurait pu être liquidé en quelques jours."

- A) Récit de l’évènement

- B) Réactions de la presse à l’affaire Jaubert

- C) Déclaration de la commission de contre-enquête

A) Récit de l’évènement dans l’ouvrage Génération

Le samedi 29 mai 1971, en début d’après-midi, Alain Jaubert, sort du restaurant Pub Poster, Place Clichy ; il a déjeuné avec sa femme et des membres de sa famille... (Il) est chroniqueur scientifique au Nouvel Observateur et chargé de cours à la faculté de Vincennes...

Parvenus au croisement avec la rue de Clignancourt, Jaubert et les siens tombent sur un attroupement. Un homme, la tête ensanglantée, apparemment choqué, délire à voix haute. Deux étudiants en médecine, un pompier brandissant une carte officielle et Jaubert conduisent l’homme jusqu’à une pharmacie toute proche où le blessé, qui présente une longue plaie au cuir chevelu, reçoit quelques soins sommaires.

Survient un car de police secours, appelé par des commerçants ; trois agents en descendent, pénètrent dans la pharmacie et se dirigent vers la victime. Jaubert est resté sur le pas de la porte et observe la scène.

Le long du trottoir stoppe une colonne de jeeps des brigades spéciales, dont les occupants, en survêtements bleus, et porteurs de longues matraques, sont généralement chargés de la dislocation rapide des manifestations. Un peu plus tôt, vers Barbès, un défilé concernant les Antilles s’est dispersé. Le chef de la colonne saute alors de sa jeep, pousse la porte de la pharmacie et avise les policiers :

- Vous n’allez pas assez vite. Il y a trop de monde ici. Embarquez-le. Traînez le par terre.

Et il saisit le blessé, le tire en lui décochant des bourrades dans les fesses. L’homme est hissé à bord du car. Deux ou trois policiers montent derrière lui. Jaubert s’aperçoit que la victime est seule ; il s’approche d’un brigadier, montre sa carte de presse :

- Je suis journaliste. J’ai assisté à la scène. Voulez-vous que j’accompagne le blessé à l’hôpital ?

Le policier acquiesce. Jaubert grimpe à son tour et s’installe en face de l’homme - qui est prostré. Il saigne abondamment : le sang se répand sur la tenue du policier assis à côté de lui, qui s’écarte brusquement.

- Tu me salis, salope.

L’agent se lève et vient s’asseoir près de Jaubert.

Le blessé, n’étant plus soutenu, tombe, et la plaie de sa tête heurte la portière. La douleur le met dans un état d’exaltation incontrôlée : il se met à hurler des injures et des menaces. Alain Jaubert le rejoint et s’efforce de le raisonner...

A cet instant, un des hommes en uniforme se dresse et décoche une série de coups de poing à Jaubert, interloqué, qui ne comprend pas ce qui a motivé un pareil geste...

Le brigadier assis à l’avant se retourne et crie à travers la lucarne qui sépare la cabine du fourgon :

- Videz-moi cette ordure ; ça suffit !

Alain Jaubert est adossé à la portière du fond. Un des flics, celui qui avait commencé à le frapper, se précipite sur lui tête baissée. Sous la violence de la charge, Jaubert est éjecté du car et retombe sur la chaussée. Le véhicule freine brusquement et s’immobilise.

Sonné, le journaliste reste à terre. Il sent autour de lui la présence de policiers nombreux, et l’un d’eux lui appuie sur la tête avec un brodequin, écrase ses lunettes. Il reçoit quelques coups puis on le relève. Il a du sang dans les yeux et ne distingue pas grand chose mais discerne un groupe d’agents, les uns en uniforme, les autres en survêtement. Tous forment le rond autour de lui et le balancent violemment d’une rive à l’autre du cercle. Au passage, ils assènent des coups de matraque ou cognent à mains nues. Aveuglé, étourdi, Jaubert entend des voix qui crient :

- Arrêtez, vous allez le tuer !

Cette intervention calme les policiers qui le lâchent. jaubert retombe sur le sol ; sa tête rencontre le bord du trottoir. Il s’évanouit. Quand il se réveille quelques instants plus tard, il est installé dans un car, à même le plancher... Dès que la porte se referme, les hommes appelés par un gradé posent d’un même mouvement leurs lourdes chaussures sur Jaubert et pèsent de toutes leurs forces en se cramponnant à pleine mains aux banquettes.

Après quelques minutes de ce traitement, Jaubert commence à suffoquer. Un des pieds lui comprime le cou, il étouffe, réussit à dégager son visage et murmure :

- Par pitié, laissez-moi respirer !

- Ta gueule charogne.

C’est interminable. Le car s’arrête, repart, tourne en rond, s’immobilise enfin, le moteur au ralenti. L’attente se prolonge. Jaubert, toujours allongé, tente de parlementer :

- Qu’est-ce que vous avez contre moi ? Je suis monté dans le car de mon plein gré. Je suis journaliste.

- On en a marre de vos conneries. Les journalistes sont tous des salauds. Tu vas payer pour les autres. On va te faire la peau.

Ils crient, s’échauffent mutuellement, frappent. Pour pouvoir boxer de manière plus efficace, ils relèvent Jaubert et le maintiennent debout, tapant à tour de rôle, l’un avec une matraque, l’autre avec une manivelle. Dans la mêlée, un des policiers s’aperçoit qu’il a perdu sa plaque matricule. Il se retourne, fou de colère et hurle :

- Tu as deux minutes pour retrouver ma plaque sinon tu es mort.

Et il saisit sa victime par le cou, entreprend de l’étrangler. Un autre tape avec sa matraque, à petits coups secs, toujours au même endroit. D’autres encore lui baissent le pantalon et lui tordent les testicules.

- On nous traite de SS, mais les SS, au moins, c’étaient des hommes. Ils avaient des couilles. Toi, tu n’en as pas...

Le tabassage reprend de plus belle. Jaubert reçoit la manivelle sur le nez, ce qui déclenche une hémorragie. Il a du sang partout, dans la gorge, sur le visage, et s’affole. Il croit qu’il va mourir.

Les cris, les heurts contre les parois métalliques finissent par attirer l’attention. La portière s’ouvre, un gradé apparaît et crie :

- Assez !

Les cogneurs continuent, feignant de ne pas avoir entendu. Le gradé doit hurler de plus en plus fort, et, comme il n’est toujours pas entendu, il agrippe violemment le bras d’un des hommes. Ils s’interrompent enfin. Jaubert a juste le temps de remonter son pantalon et l’officier le remet à deux infirmiers qui le conduisent en salle d’urgence. L’un d’eux téléphone à la femme du blessé, Marie-José, qui a le temps de le voir avant son transfert à la salle Cusco de l’Hôtel-Dieu. Il souffre de deux traumatismes, l’un crânien, l’autre nasal, et les médecins dénombrent une trentaine d’hématomes. Après quarante-huit heures de garde à vue, Alain jaubert est amené devant un juge d’instruction.

Il est inculpé d’insultes, rébellion, coups et blessures à agents de la force publique...

Le texte ci-dessus est extrait du libre de Hervé Hamon et Patrick Rotman intitulé Génération. En deux tomes et 1300 pages, ils brossent l’histoire de la génération militante parisienne des années essentiellement 1965 à 1973. Cela se lit comme un roman. Nous conseillons de l’acheter et de le lire à tous nos lecteurs intéressés par cette période.

B) Réactions de la presse à l’affaire Jaubert

L’Aurore (droite) : « Certaines précisions que donne Jaubert font monter le rouge au front : si elles sont vraies, alors il y a dans la police non seulement des brebis galeuses mais des assassins en puissance. »

Le Monde (centre gauche) : « L’image d’un petit homme à lunettes se livrant à des violences et voies de fait sur de solides gardiens de la paix est insoutenable. A vouloir accréditer cette version invraisemblable de l’affaire Jaubert, les autorités contribuent plus encore que leurs adversaires gauchistes à discréditer la police. »

Le Nouvel Observateur (Jean Daniel, signataire)

« Soudain, l’imprévu – qui n’était pas imprévisible – est arrivé. Ce n’est pas, bien sûr, qu’un citoyen français ait été matraqué sauvagement par des policiers. Au gouvernement, comme dans les syndicats (heureusement très divisés) de la police, il y a peu d’enfants de chœur. On sait que cela arrive tous les jours. Cela n’est même pas qu’un passant, qui se trouvait être par hasard journaliste, ait été l’objet de sévices. Il y a eu d’autres cas de ce genre et nous en avons parlé sans que l’émotion suscitée fût d’importance.

Ce que le gouvernement n’avait pas prévu, c’est que le passage à tabac pût susciter une indignation active de l’ensemble de cette presse dont il a tant besoin... Il se trouve que personne n’a cru qu’Alain Jaubert pouvait agresser six policiers dans un car. Il se trouve que, sans se prononcer sur l’incident lui-même, un syndicat important de la police admet comme plausible la partie la plus importante du récit d’Alain Jaubert que nous publions à la fin de ce numéro. Il se trouve, enfin, que le témoin utilisé par les policiers, qui ont cru devoir porter plainte, a une identité et des fonctions plutôt mystérieuses.

Au-delà de la police, ce sont les instances judiciaires qui sont en question. Elles ne sont plus un recours. Les Français ne savent pas ce qui les attend lorsqu’ils entrent dans un commissariat. Cela n’est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c’est qu’ils sont devenus à peu près sûrs de l’inutilité du dépôt d’une plainte. Ils savent que les « excès » des policiers sont rarement sanctionnés et ne le sont jamais publiquement. Quand le gouvernement déclare « faire confiance à la justice », il provoque partout des ricanements... »

C) Déclaration de la commission de contre-enquête sur le tabassage gratuit d’Alain Jaubert

(C. Angeli, le pasteur Cazalis, le Dr Herzberg, D. Langlois, M. Manceaux, le Dr Timsit, P. Vidal-Naquet...)

http://www.aporrea.org/tiburon/n116...

Le samedi 29 mai 1971, le journaliste Alain Jaubert, passant rue de Clignancourt, voit, au terme d’une manifestation d’Antillais, un fourgon de police embarquant un homme blessé à la tête, Sollier. Jaubert demande, en tant que journaliste, à accompagner le blessé à l’hôpital Lariboisière, situé à cinq minutes de là. Trente minutes plus tard, la police dépose Sollier à Lariboisière, puis, quarante-cinq minutes plus tard, Jaubert, ensanglanté, les vêlements déchirés.

Le 30 mai au soir, un communiqué de la préfecture de police à l’Agence France-Presse relate les faits et annonce que M. Alain Jaubert, après avoir agressé les agents et tenté de s’enfuir du fourgon en marche, a été placé sous mandat de dépôt pour rébellion, coups et outrage à agents de la force publique et qu’il a été conduit à la salle Cusco de l’Hôtel-Dieu pour y recevoir des soins.

Les faits et le communiqué créent une vive émotion parmi les journalistes, qui demandent une information contradictoire. Le 21 juin 1971, Michel Foucault, Gilles Deleuze, Claude Mauriac, dont ce sera la première rencontre avec Michel Foucault, Me Denis Langlois, avocat de la Ligue des droits de l’homme et auteur des Dossiers noirs de la police, le Dr Daniel Timsit, Denis Perier-Daville, vice-président de la Confédération des sociétés de journalistes, André Lantin, au nom des syndicats de journalistes C.F.D.T., présentent à la presse leur reconstitution des faits au terme d’une enquête dans le quartier. La grande mobilisation des journalistes autour de l’« affaire Jaubert » favorisa la mise en place d’une agence de presse alternative, dirigée par Maurice Clavel et Jean-Paul Sartre, l’Agence de presse Libération, lieu de naissance du quotidien Libération.

L’affaire Jaubert nous a décidés à créer une commission de « contre-enquête ». À cela plusieurs raisons :

1) Dans la sauvagerie et la violence policières, un nouveau palier est atteint.

2) Jaubert a été agressé non pour ce qu’il avait fait (il ne manifestait pas), mais pour ce qu’il était : journaliste. À côté des anciens racismes, à côté du nouveau racisme « antijeunes », voici maintenant le racisme « professionnel » ; c’est que les journalistes exercent une profession insupportable à la police, ils voient et ils parlent.

3) En inculpant Jaubert blessé et insulté, le juge d’instruction a couvert le déchaînement de la police. Nous ne pouvons plus espérer qu’en de pareilles mains l’instruction puisse être faite correctement. Nous ferons nous-mêmes une contre-instruction.

4) Cette affaire est loin d’être isolée. De tels incidents se multiplient depuis des mois : tous témoignent d’un système où magistrats et policiers se prêtent la main. Ce système nous menace tous, et contre ce système il faut nous défendre sans répit.

C’est pourquoi nous nous sommes décidés à faire valoir nos droits constitutionnels : ceux qui ont été formulés dans la Déclaration des droits de l’homme de 1789, et auxquels se réfère la Constitution de 1958. Article 15 : « La société a droit de demander compte à tout agent public de son administration. »

Nous demanderons des comptes à ces « agents publics » que sont les policiers et les magistrats. Mais pas sous la forme d’un bilan de fin d’année. Nous les demanderons au moment même, point par point et coup pour coup. C’est-à-dire que les policiers pour chacune de leurs violences, les magistrats pour chacune de leurs complaisances auront des comptes à rendre.

Nous demanderons des comptes sur l’affaire Jaubert. Nous ferons une enquête sur les faits : tous ceux qui peuvent fournir des renseignements sur la manifestation, l’arrestation de Jaubert, sur les blessures qu’il a reçues sont priés de nous les adresser. Mais il faudra aussi demander des comptes sur toutes les affaires semblables qui se produiront. Et là non plus nous n’attendrons pas. Dès que nous serons alertés, nous entreprendrons une contre-enquête.

Il faut que la justice et la police le sachent : elles tombent sous le coup de l’article 15. Chaque fois que ce sera nécessaire, il leur sera appliqué.


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