Ecole et inégalités sociales

mardi 20 août 2019.
 

C) Une autre formation des enseignants s’impose

par Christine Passerieux Militante du Groupe français d’éducation nouvelle

La première des conditions est de reconnaître la capacité de tous les enfants à apprendre et progresser, comme le stipule la loi d’orientation. Mais il ne suffit pas de l’affirmer. Si tous les enfants sont effectivement capables, ils le sont potentiellement, ce qui implique qu’il est indispensable de créer les conditions pour qu’il en soit ainsi. Ce « tous capables » est actuellement dévoyé dans la multiplication de discours et d’innovations qui le réduisent à des intérêts, des goûts, des compétences qualifiés de naturels alors qu’ils sont socialement construits. Le retour à peine masqué à l’idéologie des dons et des handicaps socioculturels renforce le caractère ségrégatif de l’école parce qu’il évacue la dimension sociale des inégalités que l’on ne saurait assimiler aux différences objectives entre les individus. Le seul cadre en mesure de lutter contre les inégalités est bien celui de l’école publique, qui doit se déprendre de toutes les formes de marchandisation déjà à l’œuvre. Il est plus que jamais urgent de défendre et transformer l’école publique, aujourd’hui menacée.

Une autre formation des enseignants s’impose, une formation qui ne peut plus être pensée comme conformation aux injonctions diverses, mais comme rencontre entre les professionnels, la recherche et les mouvements d’éducation nouvelle, et populaire. Une formation qui permet la compréhension de la nature des difficultés des élèves, articule théorie et pratique dans une visée éthique. Une formation qui outille les professionnels sur les contenus à transmettre et les modalités de leur transmission, qui sont décisives.

Loin d’une approche simplificatrice et cumulative des savoirs, c’est leur dimension anthropologique et culturelle qu’il faut promouvoir. Savoir, ce n’est pas cumuler des informations ou des connaissances émiettées pour les restituer lors de contrôles, mais rompre avec les évidences, confronter ses représentations aux apports scientifiques, se mettre en questionnement face à des problèmes, apprendre à réfléchir, argumenter, analyser, catégoriser. Savoir, c’est apprendre à (se) construire des outils de compréhension du monde pour pouvoir agir sur lui. Cela ne se fait pas spontanément, exige un guidage des élèves pour qu’ils comprennent ce qu’ils font, identifient les attentes et s’approprient des procédures efficientes. Face à un monde qui se complexifie, à la masse des savoirs cumulés, l’école doit doter tous les élèves des outils cognitifs, langagiers nécessaires pour les utiliser. Cela nécessite de sérier les noyaux conceptuels dans tous les champs disciplinaires pour mettre de l’ordre dans le chaos du monde et engage les élèves à affronter des situations nouvelles. Ainsi, lire ce n’est pas déchiffrer mais être en mesure de comprendre, interpréter, dialoguer avec la pensée d’un auteur. L’école s’adresse aux élèves culturellement en connivence, excluant de fait ceux qui n’ont que l’école pour entrer dans les apprentissages scolaires. Une véritable démocratisation passe par la prise en compte des différences sans les surestimer (handicap socioculturel) ou les sous-estimer (confusion entre différences et inégalités naturalisées). C’est lorsqu’ils mesurent les pouvoirs que confèrent les savoirs que les élèves se mobilisent, à la condition qu’ils ne soient pas seuls face aux tâches qu’ils doivent exécuter, que l’individualisation des apprentissages ne les enferme pas dans un empêchement à apprendre. Les capacités de tous se construisent en prenant le temps nécessaire, dans la coopération avec les autres et non dans la concurrence. Lors de leurs apprentissages, les élèves apprennent bien plus que le contenu de la leçon. Ils apprennent un nouveau rapport à soi (je me sens intelligent quand ce que j’apprends est pour moi intelligible), un rapport aux autres (à côté, voire contre ou, au contraire, avec), au monde (sur lequel je peux agir).

D) Notre système ne voit pas les équipes qui expérimentent

par Catherine Chabrun Rédactrice en chef du Nouvel Éducateur , revue du mouvement Freinet

Les inégalités « explosent » à l’école, entend-on partout depuis plusieurs jours. Comme l’école est mère et fille de la société, on ne peut que l’évoquer, même rapidement, quand on parle d’éducation. Le terrible « chacun pour soi » a le vent en poupe et le concept d’intérêt général bat de l’aile. La fraternité et la solidarité sont ainsi mises à mal, et l’on sème quelques grains de charité pour se donner bonne conscience. Et l’école n’est pas en reste  !

La fameuse « égalité des chances » entretient ce « chacun pour soi ». L’individu est responsable de ses réussites comme de ses échecs  : « Tu n’as pas su ou voulu saisir ta chance  ! » Les différences sociales et culturelles restent à la porte de l’école  ! Avec le développement du chômage, avoir un bon bagage scolaire devient le principal objectif des familles  ; la concurrence s’installe partout, avec une école de plus en plus compétitive. Les différents rapports – internationaux et nationaux – indiquent qu’elle n’est efficace que pour l’élite scolaire issue majoritairement des milieux les plus favorisés socialement. Pour les autres, ils peinent à avoir tout simplement les savoirs de base.

Mais si l’école ne réussit qu’auprès de son élite, on peut penser que ce n’est pas de son fait  ! En effet, n’est-ce pas les familles qui apportent aux enfants – ou pas – les clés culturelles qui leur permettront de profiter des enseignements scolaires avec succès  ?

Conscient des inégalités qu’il produit, notre système éducatif a mis en place une politique d’éducation prioritaire. En réalité, c’est une politique de compensation  : elle ne cherche pas à ce que les enfants des familles les plus défavorisées ne soient pas concentrés dans les mêmes établissements, elle tente de compenser les effets de cette ségrégation.

Il est possible d’améliorer la mixité sociale dans les établissements en changeant les cartes scolaires, en mettant en place des moyens de transport pour les déplacements, en améliorant les temps et espaces d’enseignement, de vie scolaire… mais c’est insuffisant. Il faut respecter la mixité scolaire dans tous les établissements, car sinon, on obtient une ségrégation encore plus visible pour les jeunes, puisque le système trie devant eux. Le sentiment d’injustice est alors très fort, le défaitisme gagne beaucoup d’élèves et un certain nombre d’entre eux décrochent.

Ne rêvons pas. Pour que vive l’intérêt général à l’école, il faut que les intérêts particuliers s’y retrouvent… et c’est possible  ! Des pratiques et des organisations pédagogiques le permettent.

Notre système éducatif a des œillères, il ne voit pas – ne cherche pas à voir – les établissements, les équipes et les enseignants qui expérimentent, et ainsi de pouvoir mesurer, tirer les effets positifs pour nourrir ses politiques, ses réformes qui deviendraient alors légitimes, un statut indispensable pour que les professionnels de terrain y adhèrent.

Ces pratiques pédagogiques dites innovantes sont expérimentées depuis des décennies, mais ne profitent qu’à un tout petit nombre d’enfants. Alors, quand on entend aujourd’hui que les pédagogues « assassinent » l’école, on ne peut que rire jaune  !

Pourtant, on sait – dans différentes études universitaires, dans certains systèmes éducatifs étrangers – que la coopération, l’absence de compétition, le droit à l’erreur et… de refaire, le choix d’une évaluation qui valorise au lieu de juger et de sélectionner, la continuité d’enseignement tout au long d’un cycle, le mélange des âges et des niveaux scolaires, des disciplines qui se croisent, des situations pédagogiques qui permettent l’engagement de chacun, une orientation tardive… donnent des résultats et pour tous les enfants – qu’ils soient issus de milieux favorisés ou non. L’éducation nouvelle en France est une utopie à réaliser encore et toujours  !

E) Penser globalement les inégalités scolaires

par Pierre Périer Professeur de sciences de l’éducation à l’université Rennes-II

La dernière publication du Conseil national d’évaluation du système scolaire vient utilement confirmer ce que des enquêtes internationales avaient déjà montré : l’ampleur des inégalités scolaires dans le système éducatif français et leur aggravation depuis plusieurs années. En France, les inégalités sociales et économiques ont un poids déterminant sur la fabrication des écarts de niveau, de réussite et d’orientation des élèves. De tels constats ébranlent les valeurs d’égalité et de démocratisation de notre société et sanctionnent une forme d’impuissance des politiques publiques.

Il est légitime que notre regard se penche prioritairement sur les quartiers populaires et de l’éducation prioritaire où les difficultés sont récurrentes et touchent des fractions importantes des jeunes générations, avec des conséquences tant individuelles que sociales. Pour autant, le risque pourrait consister à se focaliser sur certains territoires ou publics « cibles », pour pointer, selon une vision déficitaire, ce qui manque aux élèves, aux parents ou encore aux enseignants, ce qu’ils font « mal » ou ne font pas. Or, penser les inégalités dans les quartiers prioritaires (et ailleurs) implique selon nous de les insérer dans le système qui les fabrique, selon des processus inscrits dans le fonctionnement de la société et de l’institution scolaire.

Prenons trois exemples. Le premier porte sur la gestion des personnels et la surreprésentation des professeurs débutants dans les académies et contextes réputés difficiles où ils sont affectés pour leurs premiers postes. Il n’est pas certain que le fait d’être débutant soit un handicap systématique et on peut même penser que la formation rénovée au sein des Espe (Ecole supérieure du professorat et de l’éducation) constitue une préparation à des réalités du métier longtemps ignorées. En revanche, ces jeunes professeurs occupent pour la plupart des postes non choisis qu’ils quittent dès que possible, alimentant de la sorte un turn-over qui pèse sur la mobilisation des équipes et la cohérence pédagogique. De plus, ces enseignants signifient à leurs élèves, malgré eux, que le métier à leur contact n’est pas celui qu’ils avaient imaginé et espéré. Ces conditions de la rencontre ne sont pas les meilleures, et elles contrastent singulièrement avec celles que connaissent les professeurs depuis longtemps en poste dans des établissements réputés et recherchés.

Second exemple, le « choix » des familles. Une partie des parents des classes moyennes et supérieures a la maîtrise stratégique du placement scolaire de ses enfants, tirant profit aussi bien de l’opacité du système (options, filières...) que des opportunités offertes par les dérogations à la carte scolaire (et pas seulement en recourant au secteur privé). Mais puisque tous ne peuvent choisir, le choix des uns fabrique le non-choix des autres, et conduit par effets en cascade à concentrer dans certains établissements les élèves qui concentrent les difficultés. Cet effet de ségrégation scolaire ajoute une inégalité supplémentaire là où, précisément, elles se cumulent déjà.

Le troisième exemple interroge les politiques d’habitat et, à travers elles, les contextes de socialisation. Dans quelle mesure réunissent-ils ou pas les conditions d’une mixité sociale et scolaire, levier d’une plus grande équité ? Les conséquences dans ce domaine se déploient dans l’école comme hors l’école, chez les élèves comme dans les familles, en constituant un entre-soi pénalisant pour les enfants et adolescents des quartiers populaires. Trois exemples pour montrer l’enjeu d’une approche multidéterminée et globale des inégalités scolaires qui analyse les difficultés ou échecs des uns, nombreux sur certains territoires, en les reliant à ce qui, hors de ces territoires, contribue à les produire.

F) C’est une question de volonté politique

par Régis Félix Responsable du secteur école d’ATD Quart Monde

Oui, lutter contre les inégalités à l’école est possible et, oui, l’école de la réussite pour tous est un but atteignable. Ce n’est pas une utopie à très long terme, c’est une question de volonté politique s’appuyant sur un projet de société partagé. Depuis sa création, le mouvement ATD Quart Monde a fait de l’école de la réussite pour tous un objectif prioritaire. Éradiquer la grande pauvreté suppose de donner à tous les moyens de s’insérer dignement dans la vie professionnelle et citoyenne, et cela passe par l’école.

Tant qu’on ne réfléchira pas l’école à partir des enfants et des jeunes les plus en difficulté, ceux qui dès la fin de la maternelle sont envoyés vers des structures spécialisées, ceux qui ne sont même pas scolarisés alors qu’ils n’ont pas 16 ans, ceux qui décrochent sans formation diplômante, on ne pourra pas venir à bout des inégalités. Cela est d’autant plus inadmissible que les évolutions nécessaires de l’école sont connues et n’attendent que leur mise en œuvre. Voir, par exemple, le rapport Grard du Conseil économique, social et environnemental « Une école de la réussite pour tous » de mai 2015 (1) et le rapport Delahaye de l’inspection générale « La grande pauvreté et la réussite scolaire ».

Insistons sur quatre points essentiels.

1) – La petite enfance et l’école maternelle.

Permettre à tous les enfants d’entrer à l’école élémentaire en capacité d’aborder les premiers apprentissages scolaires est un objectif essentiel de l’école maternelle. Des expériences montrent que cet objectif peut être tenu. On pense à la pédagogie Montessori pour les petits, mais ce n’est pas la seule. Formation des enseignants, effectifs raisonnables dans les classes, objectifs bien définis pour cette tranche d’âge, développement de la prise en charge précoce avec la participation des parents, voilà quelques lignes directrices à suivre.

2) – Développer les pédagogies respectueuses des enfants et des jeunes.

Tous ceux qui pratiquent les pédagogies coopératives ont fait la preuve de l’intérêt de ces pédagogies. Elles ne sont pas nouvelles, elles ont une centaine d’années, mais elles attendent toujours une reconnaissance officielle aussi bien de la part de l’éducation nationale que des Espe chargées de la formation des enseignants. La coopération entre les enfants permet à ceux qui ont le plus de difficulté d’avoir une place reconnue dans la classe et de respecter le temps propre de chaque enfant. Elle n’exclut pas et elle apprend à tous ce qu’est le vivre-ensemble dans le respect de chacun.

3) – Construire un vrai partenariat avec les parents.

Un enfant ne peut pas apprendre s’il sent qu’il y a entre l’école et sa famille un fossé quasi infranchissable. Combien de parents n’osent pas entrer dans l’école, qui représente pour eux le lieu de leur échec et de leur souffrance (ce sont les mots qu’ils emploient pour en parler  !). C’est à l’école de s’ouvrir, d’écouter les parents, de travailler avec eux qui sont les premiers responsables de leur enfant. Il faut développer les espaces parents animés par un professionnel, qui a pour mission de faire le lien entre l’école et tous les habitants du secteur de l’école.

4. – Dès l’école élémentaire, lutter contre l’orientation liée à l’origine sociale.

Une donnée numérique est particulièrement parlante  : 84 % des élèves de Segpa sont d’origine sociale défavorisée. Le chiffre est à peu près le même pour les Ulis, écoles et collèges pour les troubles des fonctions cognitives ou mentales. Comment accepter une telle corrélation  ? Il y a là une question grave que l’éducation nationale doit saisir. À niveau scolaire égal, un enfant de milieu défavorisé ne sera pas orienté de la même manière qu’un enfant de milieu favorisé. L’orientation ne doit pas être discriminatoire.


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