L’histoire, une discipline dont la force émancipatrice inquiète certains politiques

samedi 1er septembre 2018.
 

Dans son livre, Laurence de Cock montre comment la discipline de l’histoire est devenue, en France, l’objet de débats politiques exacerbés.

L’histoire et son enseignement sont au centre de virulents débats qui agitent l’actualité politique et médiatique en France. Or, en retraçant l’évolution de l’histoire scolaire depuis le XIXème siècle, vous montrez qu’ils sont loin d’être nouveaux. A commencer par le thème du "roman national".

Il faut commencer par rappeler ce qu’est le "roman national", que d’aucuns préfèrent aujourd’hui appeler "récit national". Le roman national est né au XIXème siècle, dans un contexte où l’histoire est à la fois en voie de constitution comme discipline académique et d’interrogation sur le rôle qu’elle pourrait jouer dans l’édification d’un sentiment national, patriotique et bientôt républicain. Au même moment, l’école publique, pour tous les enfants, s’institutionnalise. Le roman national est un récit historique qui entretient des affinités importantes avec la fiction car il s’agit de raconter une (belle) histoire : celle de la France depuis deux mille ans "qui s’appelait la Gaule" et de ses habitants, les Gaulois ; celle des grands personnages, masculins essentiellement, illustres et moteurs d’une avancée de l’histoire portée par l’idéologie du progrès ; celle, enfin, des événements emblématiques de la grandeur française. On espérait alors que l’apprentissage de ce beau roman, par les enfants, aiderait à construire un sentiment d’appartenance commune à une France qui dépasserait les entités régionales. Le roman national a ceci de particulier qu’il donne à voir une histoire exclusivement politique et événementielle, vue d’en haut, et invisibilisant les acteurs sociaux autres que les "hommes célèbres", comme on disait à l’époque (y compris pour Jeanne d’Arc).

Pendant longtemps, cette écriture a plutôt fait consensus, surtout pour l’école primaire, puisqu’on y voyait un vecteur d’amour patriotique dont les gouvernants se serviront d’ailleurs pour justifier l’esprit de revanche à la suite de la défaite de 1870 contre la Prusse.

Mais, après les deux guerres mondiales, ces certitudes se fissurent : l’histoire sert-elle à faire la guerre ? Le nationalisme ne nourrit-il pas la haine des autres peuples ? Ne doit-on parler que des héros ? Et que faire du peuple, des anonymes_ dont beaucoup sont morts au front ? Toutes ces questions recoupent également des débats historiographiques (c’est-à-dire relatifs aux avancées de la science historique) et les historiens débattent !...

Prétendre réhabiliter le roman national comme le font certains politiques, c’est appeler à une certaine vision de l’histoire aujourd’hui éculée : une histoire surplombante, ordonnée, aux mains des puissants. Cela dit beaucoup plus de la vision du pouvoir de celui qui l’énonce que de ses velléités pédagogiques….

Puis les interlocuteurs se penchent sur l’évolution dans les programmes après la Seconde Guerre Mondiale et jusqu’au "moment 68", puis sur les débats médiatiques des années 80 concernant l’immigration, qui se déconnectent progressivement de la réalité du terrain.

Face à ces débats médiatiques, que montrent les "pratiques et routines de l’enseignement de l’histoire" que vous restituez ?

Ce premier grand moment de politisation de l’enseignement de l’histoire a ouvert une séquence dans laquelle nous sommes encore englués. Chaque changement de virgule dans un programme provoque désormais un tollé. Dans ces cris d’orfraie, micros-trottoirs du JT de 20 heures ou séances lacrymales collectives, la parole n’est quasiment plus donnée aux praticiens qui n’auraient pas grand chose de croustillant à raconter si ce n’est leur routine, leurs difficultés ou petits bonheurs qui n’ont rien à voir avec cette grandiloquence politique et médiatique. C’est cette parole que j’ai cherché aussi à restituer dans mon livre…

"L’idée d’une dépolitisation de l’histoire scolaire" et celle de "sa neutralité" sont mal posées écrivez-vous. En quoi ? Comment alors "réhabiliter le potentiel mobilisateur" de l’enseignement de l’histoire.

Redonner la parole aux praticiens n’est pas, chez moi, une volonté de dépolitiser les enjeux, ce que je pense impossible et d’ailleurs non souhaitable. C’est juste un moyen de déplacer les focales. Que l’histoire scolaire soit chargée de finalités civiques, identitaires autant qu’intellectuelles est dans sa nature même. D’ailleurs, toutes les disciplines scolaires le sont. Y a-t-il plus politique que la formation intellectuelle et professionnelle, par l’Etat, des générations qui nous succèdent ?

Je suis convaincue qu’il y a dans l’enseignement de l’histoire un potentiel émancipateur. Le succès commercial, par exemple, d’Histoire mondiale" de la France" de Patrick Boucheron est en ce sens une excellente nouvelle, car il témoigne d’une attente sociale sur laquelle nous pouvons rebondir en tant que praticiens. La connaissance du passé permet de construire des outils d’intelligence du présent, dans toute sa complexité. Elle permet de se penser comme un acteur au présent, comme d’autres l’ont été au passé ; elle met en avant les possibles qui ont eu lieu, et ceux qui ne se sont pas déclenchés ; elle montre la diversité des perceptions, le rôle des hommes et des femmes, les constructions sociales, etc. Tout cela est l’exact contraire d’une vision réifiée dans un éternel déjà-là, congelé dans une frise chronologique. C’est exactement là que se situe le potentiel émancipateur de l’histoire, et c’est évidemment pour cela que certains politiques la craignent.


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