Au cœur de la justice d’abattage

samedi 24 juillet 2010.
 

Audiences au pas de charge, dossiers mal ficelés, avocats débordés, accusés hébétés… Reportage au tribunal de Bobigny, dans la salle des comparutions immédiates.

« Acceptez-vous d’être jugé aujourd’hui  ? » Hésitation dans le box des accusés. Amine (1), trente ans, est accusé d’avoir, deux jours auparavant, « en état de récidive légale », menacé de mort avec une hache un homme qui avait eu le tort de garer une camionnette devant sa maison de Neuilly-Plaisance. Il renonce à remettre à plus tard son procès, sous peine de devoir l’attendre en détention. Son sort sera scellé en une heure, à peine, après le « oui », prononcé à mi-voix dans la salle 4 de la 17e chambre du tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis), celle des comparutions immédiates. L’audience s’est résumée à une laborieuse confrontation avec la victime et à l’audition de deux témoins dont les récits seront rapidement écourtés par la présidente du tribunal, un peu excédée de ce « temps perdu ». Verdict  : une peine d’emprisonnement ferme avec mandat de dépôt. Ce bref passage au tribunal a été l’occasion pour le procureur de s’apercevoir que le prévenu, en libération conditionnelle, ne s’est pas présenté depuis plusieurs mois à ses rendez-vous de suivi judiciaire...

La juge change de classeur, relève la tête, s’impatiente  : le box des accusés est vide, les policiers viennent de redescendre au dépôt un prévenu, faute d’interprète. La liste des « dossiers suivants » est encore longue. « J’espère que vous n’avez pas de dîner prévu ce soir  ; à minuit, on y est encore… » Un SDF voleur de veste, un Malien en situation irrégulière, présenté pour refus d’embarquer, un jeune homme jugé pour outrage, un père de famille accusé d’avoir frappé sa femme et son fils, un maçon au chômage interpellé lors d’une bagarre dans un bar… Pendant tout l’après-midi, amenés deux par deux, les prévenus (des hommes dans 95% des cas) se succèdent, souvent encore assommés par leur arrestation, sonnés par la garde à vue puis le dépôt, tendus, incapables de réaliser qu’ils sont peut-être en train de jouer leur avenir.

L’une après l’autre, ces fenêtres brièvement ouvertes sur des destinées souvent chaotiques, instables, sans travail, sans domicile, parfois sans papiers, se referment. Les avocats, la plupart du temps commis d’office, ont fait connaissance avec leur client une demi-heure, au mieux deux heures auparavant.

Tant que l’infraction est constituée, peu importent les détails du dossier. Et, à défaut de les maîtriser, ils insistent sur de fragiles avancées individuelles  : un boulot récemment conquis, une promesse d’hébergement ou un enfant à nourrir. En face, sauf à de rares exceptions, le parquet se fait menaçant, brandissant dès que possible les fameuses peines planchers  : instaurées en 2007 par l’ex-garde des Sceaux Rachida Dati, elles imposent des sanctions minimales incompressibles en cas de récidive. Frisson garanti pour le prévenu.

L’électrochoc a été si efficace qu’un peu plus tard dans l’après-midi, sous des airs de dur à cuire, Ali, vingt-neuf ans, accusé de menace à un fonctionnaire dépositaire de l’ordre public, n’a pas eu le temps de rassembler ses esprits pour entendre le verdict, et l’assimiler. La présidente a beau avoir prononcé le mot « sursis », il n’a entendu que celui d’« emprisonnement ». Et répète, agacé  : « Je peux savoir dans quelle prison je vais  ? », jusqu’à ce que son avocate vienne lui détailler sa peine. Ali se détend. Son visage s’éclaire. Visiblement soulagé et un rien solennel, il remercie le tribunal. Trop tard  : le rideau s’est déjà refermé sur son petit théâtre, le changement de décor a été rapide, juges et procureur ont déjà la tête ailleurs. La liste est encore longue.

La présidente rassure la salle  : « Pour les suivants, on fait monter en priorité les affaires dans lesquelles il y a des témoins. » Peu de chance qu’Ali oublie un jour ces trois quarts d’heure de comparution. Pour la vie de la salle 4, il n’est pourtant qu’un dossier parmi d’autres.

(1) Tous les prénoms ont été modifiés

Anne Roy


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