C’est un grand classique des mouvements sociaux : des accusations de "provocations" de la part d’éléments policiers infiltrés dans les cortèges de manifestants et se livrant à des dégradations pour décrédibiliser le mouvement.
Le plus souvent confinées aux cercles militants, ces accusations vont cette fois plus loin, puisque le patron du Front de gauche, Jean-Luc Mélenchon, les a relayées, affirmant, dimanche 24 octobre, que les policiers avaient "des personnes infiltrées qui jettent des pierres, brisent des vitrines et ensuite sortent des brassards de police". Une affirmation qui lui a valu les foudres des syndicats de policiers.
INFILTRER LES MANIFESTANTS, UNE PRATIQUE COURANTE
Depuis le début des manifestations contre la réforme des retraites, plusieurs vidéos et témoignages publiés sur le Web montrent des "casseurs" présentés comme étant, en fait, des policiers. Comme celle ci-dessous, tournée à Lyon. On peut y voir une petite bande d’hommes munis d’autocollants CGT qui, selon la vidéo, retiennent des manifestants derrière une porte, jusqu’à l’intervention d’autres militants. Une équipe de gendarmes mobiles survient alors pour protéger les vrais-faux militants CGT.
http://www.dailymotion.com/video/xf...
Toujours à Lyon, ce témoignage non sourcé d’un syndicaliste qui assure avoir vu des pompiers obliger des policiers infiltrés qui agressaient des lycéens à quitter le cortège. Comme l’expliquait dans une note de blog récente l’ancien commissaire de police Jean-Paul Moréas, il s’agit là, très certainement, de policiers infiltrés dans la manifestation.
La police est en effet présente parmi les manifestants. Des agents de la brigade anticriminalité ou, depuis 2005, des membres des "compagnies de sécurisation", ont pour tâche d’infiltrer discrètement les cortèges. Le site du Parti de gauche a publié une photo de ces agents en marge de manifestations à Chambéry, sur laquelle on voit leur brassard de police et leur "costume" civil. "Ils ont pour but de repérer et d’interpeller les casseurs", explique Philippe Capon, porte-parole d’UNSA-Police. Pour lui, les choses sont claires : "Ils ne font pas de provocation. Il y a un code de déontologie, ils le respectent."
AFFLUENCE DE TÉMOIGNAGES AUTOUR D’UNE VIDÉO
D’autres vidéos posent pourtant question. Et notamment celle-ci, qui a fait le tour du Net et donné lieu à nombre d’explications. Elle se déroule en marge de la manifestation du samedi 18 octobre à Paris. A l’issue du parcours, un groupe de deux cents personnes, dont des militants anarchistes, décide de lancer un "cortège sauvage" qui refait le chemin en sens inverse. Mais il est marqué par les débordements d’un petit groupe de casseurs, qui s’en prend au quartier de la Bastille et à l’opéra.
Sur les images, tournées par un journaliste de l’agence Reuters, on voit un de ces casseurs, cagoulé, s’en prendre à une vitrine. Un homme cherche à l’arrêter, mais reçoit un coup d’un autre "casseur" armé d’une matraque (qui pourrait être un tonfa, la matraque à poignée utilisée par les policiers), avant d’être entouré par quatre ou cinq personnes cagoulées. Quelques secondes plus tard, l’homme qui a donné le coup de pied est filmé en train de disperser des manifestants à l’aide de sa matraque (lire le décryptage de la vidéo sur le blog de Jean-Paul Moréas).
L’homme aux cheveux blancs, Bertrand de Quatrebarbes, a apporté son témoignage à Arrêt sur images. Il explique que le "casseur" "a été sidéré de [son] intervention", que le coup qu’il a reçu dans le dos "n’était pas du tout fort" et que les personnes qui l’ont entouré ensuite lui ont "donné des coups pas violents du tout, quasiment de faux coups, jusqu’à ce qu’une voix autoritaire dise ’lâchez-le !’" Toujours selon M. Quatrebarbes et sa fille, également présente (lire son témoignage), nombre de journalistes étaient autour du groupe.
Enfin, un autre témoignage, publié sur le blog de Guy Birenbaum, vient compléter cette version. Provenant d’un participant au "cortège sauvage", il raconte sa surprise lorsque son groupe a pu retourner sur la place de la Bastille sans être intercepté par les CRS. Il dit aussi avoir vu l’homme qui décoche un coup de pied à Bertrand de Quatrebarbes, qui lui a demandé de "dégager", et dit être "sûr que c’était un flic". Le militant évoque également la suite : comment le "cortège sauvage" s’est soudain retrouvé entouré par des CRS et pris au piège près de l’opéra Bastille, où une partie des manifestants s’est soudain révélée être des policiers en civil, "une cinquantaine", selon lui. Placé en garde à vue deux jours, il dit qu’un journaliste était présent dans le commissariat où il était détenu pour le filmer avec d’autres manifestants.
Contacté par LeMonde.fr, "Mathieu", le militant auteur du témoignage, confirme son récit. Et s’étonne encore de ce "casseur" spontané : "On avançait dans la rue tranquillement, et soudain on voit ce type tout seul qui se met à casser la vitrine d’une banque. Ce n’est pas un comportement rationnel d’y aller tout seul, pas plus que celui de son ’copain’, qui disperse la foule avec sa matraque au lieu d’aller l’aider." "A un moment on a vu un car de CRS s’écarter pour nous laisser passer et se retirer, au lieu de nous arrêter", s’étonne le jeune homme. Il ne comprend toujours pas pourquoi il a dû subir une garde à vue de quarante-huit heures sans avoir rien fait. Surtout, il estime avoir été instrumentalisé par les pouvoirs publics "pour servir un discours" sur l’irruption de "casseurs" dans les cortèges. La vidéo a troublé jusqu’aux policiers eux-mêmes. Sur le forum du SNOP (Syndicat national des officiers de police), "ozoff" reconnaît par exemple "qu’il y a des éléments troublants dans cette affaire".
Contactées par LeMonde.fr, ni la préfecture de police de Paris ni la direction générale de la police nationale n’ont été en mesure de nous répondre pour le moment.
UNE ACCUSATION QUI REVIENT
En 2009 déjà, Le Canard enchaîné relatait comment les policiers de la compagnie de sécurisation parisienne avaient infiltré la manifestation du 1er mai avec pour objectif de "faire monter la pression" (des photos de ces policiers infiltrés sur le site Article11.info). Selon le récit de l’hebdomadaire, ces policiers auraient lancé des invectives aux gendarmes et cherché la provocation. Des affirmations démenties par la préfecture de police de Paris et par les syndicats policiers.
Est-il possible que la police laisse faire, voire encourage des casseurs dans un but politique ? Philippe Capon, de l’UNSA, dément catégoriquement. "Vous imaginez quelqu’un donner une consigne pareille, même verbalement ? Il y a des syndicats dans la police, très attachés au droit à manifester, ils réagiraient immédiatement. Personne n’a intérêt à ce qu’une manifestation dérape."
Pourquoi avoir laissé le petit groupe de militants remonter la manifestation et "casser", le 18 octobre, plutôt que de l’interpeller ? "Le but est d’isoler le groupe du gros des manifestants pour pouvoir l’interpeller dans un milieu pas trop hostile et pour éviter qu’ils entraînent d’autres manifestants", répond le policier.
Pour lui, ce type d’accusations est un classique. "On a parlé de policiers casseurs pour le CPE, pour les infirmières... à chaque fois, on mentionne des policiers dans les cortèges, ce qui est possible, mais pas qu’ils cassent. Il n’y a pas de policiers casseurs en France."
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