Ni vainqueurs ni vaincus", nous dit-on à propos de la mobilisation sociale, comme si tout était fini. C’est se rassurer à bon compte : un mouvement social a toujours une postérité. C’est elle qu’il convient d’interroger pour comprendre l’importance de ce qui se passe. Laissons de côté les gouvernants. Nicolas Sarkozy est un homme du passé, et dans quelques années l’évocation de son nom fera sourire, comme ce fut le cas pour Valéry Giscard d’Estaing. N’en déplorons pas moins que, sans cesse désavoué dans les urnes depuis 2007 et faisant passer des lois contre la volonté de la population, le pouvoir identifié au patronat propose une piètre image de la démocratie au moment où une nouvelle génération entre en politique.
C’est bien du côté d’un mouvement social protéiforme qu’il faut chercher les acteurs essentiels. Depuis 2002, les conflits se sont succédé, impliquant nombre de groupes sociaux. Certains étaient novices, les enseignants du primaire et du secondaire, les intermittents du spectacle, puis les universitaires. D’autres avaient une expérience de la lutte sociale, comme les employés des transports publics auxquels le gouvernement avait promis, en 2003, que leurs régimes de retraite ne pouvaient pas être remis en cause avant, quatre ans plus tard, de s’y attaquer. En 2006, le mouvement contre le contrat première embauche (CPE) a concerné la jeunesse scolarisée, puis l’ensemble de la population active, et a fini par l’emporter. L’année suivante, c’est à l’usine automobile d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) que les ouvriers ont longuement débrayé. Du commerce au bâtiment, la liste serait interminable des secteurs touchés à un moment ou à un autre par des grèves. La part des travailleurs de la chimie dans le présent mouvement permet de comprendre que c’est l’ensemble des branches qui est concerné.
Une profonde réflexion accompagne ces mouvements sociaux. Depuis la grève du printemps 2003, une controverse informelle agite tout le pays sur l’avenir des retraites, en décortique les données économiques, démographiques et sociales. Le rejet du CPE par les Français en 2006 ne fut pas initial et s’est étayé par une analyse préalable. Cette nouvelle intelligence du monde s’inscrit en son temps et est le fruit de la considérable élévation du niveau d’instruction de l’ensemble de la population. Les débats sont d’autant plus féconds qu’ils remettent à leur juste place les propos d’"experts" à l’approche avant tout idéologique. Innovation des grèves de 1968 et des années suivantes, la place déterminante des assemblées générales est aussi le produit de questionnements sur la démocratie.
Autre caractéristique des mouvements sociaux de la dernière décennie, le choix des modalités d’action peut aboutir au dépassement d’éventuels antagonismes entre des intérêts catégoriels et ceux de l’ensemble de la société. Sans que le public en soit toujours conscient, la question du service de la population est au centre de nombre de mobilisations. Pendant leur grève, les agents d’EDF ont fait en sorte que le tarif le plus bas s’applique toute la journée dans des quartiers populaires. Même en dehors d’un conflit social, certains d’entre eux rétablissent illégalement le courant à des ménages démunis.
Dans les transports en commun urbains et à la SNCF, la question de fournir des transports gratuits a été évoquée dans des assemblées générales, sans que les grévistes aient osé s’y risquer. Mais elle n’est pas écartée, et un prochain mouvement pourrait faire réitérer des expériences comme celles de mai 1968, lorsqu’à plusieurs reprises les cheminots grévistes ont organisé eux-mêmes le trafic des trains.
Pour comprendre le présent, l’évocation de l’histoire n’est pertinente que si l’on met en perspective différents éléments. Plus que 1968 ou 1995, c’est 1936 et 1981 qu’il faudrait observer. Les acquis de 1936 sont le résultat d’une grande grève que personne n’attendait et qui a usé de méthodes originales. Ces mesures sociales, devenues la grande fierté d’une gauche politique à laquelle elles ont été imposées, n’auraient jamais été prises sans ce mouvement. En modifiant le contexte d’une victoire de la gauche, le mouvement de 2010 suffira peut-être pour que 2012 ne soit pas une déconvenue de plus. L’élection de Mitterrand en 1981 survenait après des années d’attente de l’arrivée au pouvoir d’une gauche unie autour d’un programme.
Sa division puis son échec en 1978 semblaient avoir sonné le glas des espoirs de l’après-68. Les années suivantes n’étaient plus, en pleine crise économique, que celles de la morosité d’un giscardisme déjà fané. Et c’est après ce temps où les mouvements sociaux semblaient épuisés qu’une gauche rabibochée parvenait au pouvoir pour produire, avec le recul social de 1983, un désenchantement qui la marque encore.
Rien de tout cela aujourd’hui : dans la continuité d’une décennie de luttes, le mouvement social pourrait être ces prochaines années un acteur de poids. Dans ses choix, dans sa capacité à mettre en oeuvre une politique, la gauche au pouvoir sera d’autant plus légitime qu’elle y trouvera inspiration et appui. En cela, les grévistes ont déjà gagné, qui affirment le dépassement des valeurs du bling-bling individualiste et la légitimité des solidarités entre secteurs professionnels comme entre générations. Le mouvement de l’automne 2010 restera longtemps d’actualité parce que la question qu’en définitive il pose est la plus importante de notre société : celle du travail.
Les méthodes, qui dans le privé ont fait la preuve de leur inanité, sont importées dans le secteur public, dont s’effacent la finalité de la mission et l’intérêt pour la population. C’est contre tout cela que les Français se mobilisent. Les mouvements sociaux correspondent à une intrusion de la société dans la gestion de l’Etat, à une véritable construction de la politique et de la démocratie. Une gauche portée au pouvoir ne pourra pas l’ignorer.
Christian Chevandier, professeur d’histoire contemporaine à l’université du Havre
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