« Je lutte des classes » ou la reconstitution du peuple (Par CLÉMENTINE AUTAIN)

dimanche 21 novembre 2010.
 

« Je lutte des classes » : ce slogan arboré massivement dans les manifestations pour défendre nos retraites est un bijou. Il dit le regain de combativité politique, la conscience retrouvée des antagonismes sociaux, la quête de dignité des catégories populaires. Il l’exprime avec la modernité de l’articulation entre le « je » et le « nous », quête conjointe de l’autonomie individuelle et de l’épanouissement collectif. A sa manière, ce message symbolise un processus de reconstitution d’une unité du « peuple ». La force du mouvement ouvrier d’hier, c’était d’avoir unifié le groupe dispersé et éclaté des ouvriers autour d’une espérance, d’un projet de promotion collective et d’émancipation. Aujourd’hui, le peuple désuni doit une nouvelle fois se rassembler. Mais il n’est plus comme hier. Ses activités, ses espaces, ses formes de culture ne sont plus les mêmes.

Loin des théories d’hier sur le « groupe central » qui allait prendre la relève du « prolétariat », le développement des inégalités stimule de nouveau la polarisation sociale. La société contemporaine est caractérisée par le développement de la précarité. Comme l’indique le néologisme « précariat » issu de la sociologie, les notions de précarité et de prolétariat s’imbriquent. L’essor de la classe ouvrière aux XIXe et XXe siècles s’est confondu avec la montée du salariat. L’installation d’un chômage massif structurel et de la précarité comme forme normée du statut professionnel, avec l’explosion des CDD, de l’intérim et des temps partiels imposés, ont métamorphosé le monde du travail. Le visage des vaincus du système, c’est celui des caissières de supermarché, des travailleurs sans papiers exploités dans le bâtiment, des jeunes de la restauration rapide. Contrairement à un certain discours ambiant, les ouvriers n’ont pas disparu - ils représentent toujours le quart de la population active - mais ce groupe social s’interpénètre de plus en plus avec les autres fragments des classes subalternes, comme les employés.

Au fond, les « ouvriers » déclinent mais le peuple grandit. Ce qui produit de l’unité, c’est l’expérience de la précarité, de la flexibilité et de la détérioration des conditions de travail, autant d’éléments dont même les cadres ne sont pas épargnés. La peur du chômage pèse sur une part croissante de la société. Le recul des emplois à statut change la donne, avec l’essor des « intellos précaires », des intermittents menacés ou des travailleurs à domicile. Pression, stress, souffrances au travail, sentiment d’être jetables, mépris des savoir-faire, paiement à la tâche, perspective de faibles retraites… Tout cela devait atomiser pour que s’exerce au mieux la domination du capital. Mais ces réalités sont en train de rendre possible de nouvelles alliances. La mobilisation de cet automne l’a expérimenté.

Il y fut aussi question de sens. Où va cette société qui court après les profits pour quelques-uns et ne donne pas les conditions d’une vie décente pour tous les autres ? Quel est le sens du travail s’il ne crée pas du lien, s’il frustre de reconnaissance et si ses fruits ne sont pas partagés ? L’envie d’horizons nouveaux, moins étouffants et porteurs d’espérance, s’énonce dans l’autre slogan de notre époque : « rêve générale ». Nous vivons au rythme des désirs et des intérêts des détenteurs de capitaux. L’affaire Kerviel a récemment cristallisé ce méfait du capitalisme contemporain : il façonne et détourne nos désirs, et pas seulement pour nous transformer en consommateurs de marchandises. La solidarité manifestée sur la Toile pour Jérôme Kerviel a traduit les affects contre le monde de l’argent et les puissants. Elle a témoigné de repères bouleversés. Car ce trader n’est pas si facile à classer. Pour reprendre les catégories de Frédéric Lordon (1), Kerviel est comme de nombreux cadres : matériellement du côté du travail, symboliquement du côté du capital. Il ne s’est pas enrichi personnellement - c’est pour la Société générale qu’il a détourné et falsifié des milliards. Mais il a épousé le projet patronal : son désir s’est confondu avec l’intérêt de l’entrepreneur. Jusqu’à s’y perdre.

La revendication d’émancipation individuelle qu’exprime le « je » résonne comme un appel contre la déshumanisation des rapports de production. Quand les jeunes disent massivement, selon plusieurs enquêtes, leur envie de travailler dans le secteur public, ils expriment leur aspiration à plus de sécurité professionnelle - revendication subversive dans le monde du précariat. Ils manifestent également une quête de sens et de saveur dans l’emploi, en pointant la nécessité de créer du lien là où la société capitaliste fragmente et divise. Ces attentes nouvelles, vis-à-vis du travail, des sécurités collectives et des biens communs, contribuent aussi à dessiner l’unité nouvelle.

Cette alliance en germe doit faire force politique, durablement. Une force politique qui pèse dans le débat d’idées, qui renforce les mobilisations sociales et qui investisse les institutions pour les transformer. Une force capable de renverser les logiques à l’œuvre, et pas seulement de les accompagner d’une pincée de social. C’est à gauche, franchement à gauche, qu’il faut du répondant. Car à leur façon, les manifestants et les grévistes ont dit l’urgence de la recomposition de la gauche radicale, de transformation sociale. L’ampleur du mouvement est une invitation à créer un nouvel imaginaire et à inventer des formes inédites d’agrégation politique, en stimulant les coopérations entre le social et le politique, en s’emparant de la révolution technologique, en rendant possible l’alliage d’une cohérence d’ensemble et d’une diversité des cultures et des engagements. Le temps du parti guide est révolu. Les catégories populaires, le monde du travail et de la création portent aujourd’hui d’autres exigences à l’égard de la fabrication politique. A peuple nouveau, gauche nouvelle, culture nouvelle, gymnastique renouvelée des symboles et pratiques.

(1) « Capitalisme, désirs et servitude. Marx et Spinoza », la Fabrique, 2010.

Par CLÉMENTINE AUTAIN Directrice du mensuel Regads et membre de la fédération pour une alternative sociale et écologique


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