21 avril, journée nationale du bipartisme

jeudi 22 avril 2021.
 

On avait déjà la journée de la femme, le 8 mars, la journée sans voiture, le 22 septembre, la journée commémorative du souvenir de l’esclavage et de son abolition, le 10 mai et beaucoup d’autres journées spéciales. Il semble bien que, désormais, nous aurons chaque 21 avril, une journée du bipartisme, également appelée « Journée nationale contre les violences faites aux partis dominants par les électeurs ».

C’est l’association Terra Nova, think tank tellement progressiste qu’il le répète à toutes les pages de son site, qui est à la pointe du mouvement en faveur de cette idée. Libération (époque Joffrin et désormais époque Demorand), s’associe tous les ans à cette courageuse idée. Pour l’instant, la campagne se focalise surtout sur la gauche, la droite ayant, avec l’UMP, déjà en grande partie réalisé son unité.

En quoi consiste cette journée ? Rappeler aux électeurs que 12 candidats à la présidentielle, c’est 10 de trop et qu’il n’y a que deux options qui vaillent : le modèle social-libéral du PS ou le modèle néolibéral de l’UMP. Sortir de ce modèle ou présenter à l’élection des candidatures n’entrant pas dans ce schéma crée le risque de l’émiettement du corps électoral et l’arrivée du candidat du FN au second tour de l’élection présidentielle, comme lors du 21 avril 2002. Bref, c’est le match DSK-Sarkozy ou le fascisme, le choix entre le modèle néolibéral (soft ou hard) ou le chaos. Le traumatisme d’une accession de Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002 sert de croque-mitaine pour justifier des propositions qui restreignent encore davantage le pluralisme politique, pourtant déjà largement anémié dans le débat médiatique.

Pour exemple, si on regarde les invités des interviews politiques du matin des trois grandes stations de radio généralistes (RTL, France Inter et Europe 1), on observe une surreprésentation des personnalités issues de l’UMP ou du PS. Sur RTL, Jean-Michel Aphatie a reçu, depuis le début de l’année 2011, 55 hommes politiques : 30 de l’UMP (ou apparentés dans des partis croupions), 16 du PS, les autres partis ne représentant que neuf invitations cumulées. L’UMP et le PS trustent 83,6% des invitations. Sur France Inter, Patrick Cohen a reçu, en 2011, dans son interview de 8 heures 20, 53 hommes politiques : 22 UMP, 17 PS, (soit 73,5% des invités pour ces deux partis), 12 n’appartenant pas aux deux partis précités (six étant membres d’Europe écologie – les Verts). Sur Europe 1, depuis le 15 mars 2011 (les archives du site d’Europe 1 ne vont pas au-delà), Jean-Pierre Elkabbach a reçu 23 invités politiques : 16 de l’UMP (69,5% du total pour ce seul parti !), 4 du PS (soit 87% du total pour ces deux partis) et trois « autres ». En outre, les invités n’appartenant pas au PS ou à l’UMP peuvent se résumer à une poignée de personnalités : Bernard Kouchner (dont le positionnement politique toujours fluctuant ne me permettait pas une classification exacte), Dominique de Villepin, François Bayrou, Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon, Daniel Cohn-Bendit et Cécile Duflot. Ces invitations en disent long sur le climat politique en France où Jean-Luc Mélenchon est la seule voix autorisée à exprimer une pensée plus à gauche que celle du PS. Pas d’invitation pour le NPA ou le PC.

On comprend que dans un climat pareil, il était important de proposer des mesures pour éviter « l’émiettement ».

Terra Nova a commencé sa charge contre « la fragmentation » en août 2009 quand elle a lancé une grande campagne en faveur d’une « primaire à gauche », primaire qui devait permettre de rassembler la quasi-totalité des partis de gauche derrière un candidat unique. Appelé « l’appel des 100 », cette pétition rassemblait essentiellement des membres de Terra Nova, des sympathisants de l’aile droite du PS et des Verts et des proches du Modem de François Bayrou. La date choisie pour publier cette pétition visait à faire de l’idée de la primaire la question centrale de l’université d’été du Parti socialiste. Cet appel fit la Une du quotidien Libération, propriété du groupe Rothschild, groupe auquel appartient, au poste de directeur général adjoint, Christophe Bejach, membre fondateur de Terra Nova. La pétition reçut également les louanges du Nouvel Observateur, alors dirigé par Denis Olivennes, membres des « Gracques », un rassemblement de hauts fonctionnaires et de chefs d’entreprises souhaitant une fusion entre le PS et le Modem.

Le préambule de « l’appel des 100 », publié en première page du site internet que Terra Nova lui avait consacré, était clair : « Nous appelons à une primaire populaire, ouverte au vote des sympathisants, afin que les citoyens de gauche et de progrès puissent choisir leur candidat à l’élection présidentielle. ». Toute l’ambigüité de l’appel était résumée dans cette phrase. En effet, il n’était pas question d’ouvrir la primaire aux seuls électeurs de gauche, mais également à ceux ne se reconnaissant pas dans cette étiquette mais se considérant comme « progressiste » ou « de progrès » (comme Terra Nova), terminologie suffisamment floue pour inclure l’électorat centriste et de centre-droit déçu par le sarkozysme. Avec un tel corps électoral, nul doute que le candidat qui serait arrivé en tête de cette primaire aurait été un candidat social-libéral. Terra Nova, sans l’avouer, souhaitait faire ressembler encore davantage le PS au parti démocrate US.

Le think tank reçoit régulièrement des émissaires de ce parti venant lui donner des conseils et éclairages sur la façon d’organiser les primaires. Terra Nova ne cache d’ailleurs pas que le modèle du camp « progressiste » dont il se réclame est Barack Obama après avoir été le duo Bill Clinton-Tony Blair. A l’époque où Terra Nova publia son « appel des 100 », le think tank présentait également parmi ses mécènes le German Marshall Fund (GMF). Le GMF est une organisation créée à la fin des années 70 grâce à une dotation de l’État allemand à l’initiative du chancelier Helmut Schmitt qui souhaitait donner des gages à Washington dont les dents avaient tendance à grincer depuis le lancement de l’Ostpolitik de son prédécesseur Willy Brandt. Bénéficiant d’un budget annuel de 20 millions de dollars (et d’un capital estimé à 200 millions), le GMF a pour but affiché de rapprocher l’Europe et les États-Unis… en fait de rapprocher l’Europe des États-Unis. Malgré son financement originel allemand, l’organisation ne compte désormais que des citoyens US dans son conseil d’administration (démocrates et républicains confondus). Pendant la Guerre froide, son action consistait principalement à faire du mécénat d’intellectuels et de journalistes atlantistes en Europe. Tombé en désuétude après la chute du mur de Berlin, le GMF a retrouvé un second souffle à la fin des années 90 quand a commencé à germer l’idée d’un grand marché commun euro-atlantique. Aujourd’hui, le GMF ne figure plus parmi les mécènes mais ses études et articles sont régulièrement cités en première page du site de Terra Nova.

La manœuvre de « l’appel des 100 » était grossière et elle fut bien vite dénoncée comme un moyen de mettre la gauche en ordre de bataille derrière un candidat centriste par l’aile gauche du PS, le PC et le Parti de gauche. L’idée de la primaire « à gauche » fut oubliée et fut remplacée par une primaire au sein du Parti socialiste.

Visiblement, Terra Nova n’était pas décidée à abandonner la partie et, à l’occasion du 21 avril et en s’appuyant sur la peur d’une nouvelle accession d’un candidat FN au second tour de la présidentielle, le think tank « progressiste » est reparti à l’assaut.

Le think tank a lancé cette fois un « appel du 21 avril » centré sur deux idées : inviter les candidats à signer un « pacte générationnel », gentil texte sur l’emploi des jeunes, n’engageant pas à grand-chose, et qui ressemble davantage à une collection de bonnes intentions qu’à un programme politique concret, et – surtout – appeler, comme dans « l’appel des 100 », à ce qu’il n’y ait qu’un seul candidat « de gauche » à l’élection présidentielle de 2012. L’astuce de cet « appel du 21 avril » consiste à associer entre elles deux idées sans liens : des objectifs vagues contre la précarité des jeunes actifs et un appel à l’unité derrière un candidat social-libéral. Ainsi, Daniel Cohn-Bendit a été présenté largement comme un des signataires de l’appel avant que ce dernier n’indique qu’il ne soutenait que le « pacte générationnel ». Terra Nova s’enorgueillit d’avoir reçu de nombreuses signatures en faveur de cet appel, mais une lecture des noms des signataires laisse penser que les webmestres du think tank n’ont pas fait preuve d’une grande rigueur dans l’étude des noms publiés.

En même temps que cet « appel » Terra Nova a publié un rapport, signé par Olivier Ferrand, président de Terra Nova, intitulé : « Réformer l’élection présidentielle, moderniser notre démocratie ». Comme en août 2009, Libération a consacré sa Une et une grande part de ses premières pages à cette initiative et Nicolas Demorand y consacra le billet creux et pompeux dont il gratifie désormais les (rares) lecteurs de Libération depuis qu’il a pris la direction du titre.

La principale idée du rapport est de remplacer le vote lors de l’élection par « le jugement majoritaire » : au lieu de voter pour un candidat, l’électeur recevrait une fiche sur laquelle il « noterait » chaque candidat (Très bien, Bien, Assez bien, Passable, Insuffisant, à Rejeter). Le vainqueur de l’élection présidentielle est celui recevant la meilleure moyenne. Une méthode sentant bon la transposition en élection des études d’instituts de sondage. C’est principalement cette mesure du rapport qui a été débattue dans la presse mais le document contient d’autres propositions, la plupart visant à renforcer le poids des grands partis.

Ainsi, la mesure 4 prévoit de réduire le temps de la campagne de premier tour de la présidentielle mais de rallonger l’entre deux tours afin de centrer davantage le débat électoral sur les deux candidats arrivés en tête. Dans la même logique, la mesure 5 prévoit de remplacer l’égalité du temps de parole dans la campagne officielle par « l’équité » : le temps de parole sera proportionnel aux résultats pronostiqués par les instituts de sondage, une mesure qui favorisera outrageusement les candidats des principaux partis et donnera des pouvoirs exorbitants aux instituts de sondages. Toujours dans la même logique, Terra Nova propose de déplafonner les dépenses de campagne électorales à condition que les sommes dépassant un certain seuil ne soient issues que de « petits » dons n’excédant pas 100 euros. Outre le fait que ces petites contributions remises bien souvent en liquide à la fin des meetings peuvent assez facilement servir à blanchir des financements plus opaques, cette mesure favorise également les partis disposant de structures suffisantes pour susciter ces contributions.

Bref, avec ces propositions, Terra Nova ne demande rien d’autre que des mesures pour favoriser le bipartisme, une configuration qui écrase le poids électoral des idées hétérodoxes. Ils ne sont pas les seuls à défendre cette position. Ainsi, lors de la campagne présidentielle de 2007, Etienne Mougeotte, alors vice-président de TF1, avait déclaré à François Bayrou : « nous roulons pour le bipartisme. Parce que la vraie démocratie, c’est ça. Et c’est ça que je voudrais pour mes enfants ». En commentaire de la Une de Libération, Nicolas Demorand ironisait sur la multiplication des candidats issus de « petits partis » : « Qu’importent les risques majeurs liés à la fragmentation de l’offre politique, l’essentiel est de participer ». Demorand démontrait ainsi qu’il était le digne successeur de Laurent Joffrin qui, lui-aussi, en février 2007, s’était emporté contre le grand nombre de candidatures à gauche, jugeant que les candidatures se réclamant du communisme ou de l’étatisme n’avaient aucune légitimité.

Depuis les années 80 et la réémergence d’une gauche néolibérale, cette dernière n’a cessé de se présenter comme la seule voix légitime de la gauche. Après l’élection présidentielle de 2002, les partisans de ce courant de pensée ont rejeté l’hypothèse selon laquelle un candidat ne pouvait fédérer les électeurs de gauche en privatisant les services publics et en s’engageant dans le discours sécuritaire et ont fait de « la fragmentation » de l’offre électorale la seule responsable de l’échec de Lionel Jospin. Une fois ce postulat inscrit dans la doxa médiatique, la seule conclusion qui s’imposait était de soutenir des mesures réduisant l’audience et les possibilités de participation aux élections des partis plus à gauche que le PS.

Les mesures proposées par Terra Nova démontrent que le temps où les idées communistes ou étatistes étaient présentées comme archaïques et ringardes arrive à sa fin. Désormais, la réflexion se porte sur les moyens de supprimer la possibilité pour les tenants de ses idées de s’exprimer ailleurs que dans les débats internes de partis qui, quoi qu’il arrive, présenteront des candidats sociaux-libéraux. Le tout au nom de la démocratie et de la lutte contre l’extrême-droite.

Jean-Luc Mélenchon Avril 2011


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