10 mai 1981 Avant Après Quelles leçons ?

jeudi 13 mai 2021.
 

- 1) 1981 : comment l’alternance a été rendue possible

- 2) 1981-83 : le renoncement économique n’était pas inéluctable

1) 1981 : comment l’alternance a été rendue possible

9 mai 2021 Par Fabien Escalona

En 1969, la gauche est divisée et éliminée dès le premier tour de la présidentielle. Douze ans plus tard, elle parvient au pouvoir pour la première fois depuis les débuts de la Ve République. François Mitterrand restera comme l’habile architecte de la stratégie ayant mené à cette issue, s’appuyant sur un PS défendant une troisième voie doctrinale entre collectivisme et capitalisme.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-20210509&M_BT=1489664863989

En novembre 1981, lors de son récital devenu mythique à Pantin, la chanteuse Barbara entonne Regarde, créée pour la campagne présidentielle de François Mitterrand. L’alternance, accomplie le 10 mai après vingt-trois ans de règne de la droite gaulliste et giscardienne, y est décrite comme un phénomène physique plus qu’institutionnel : « Quelque chose a changé / L’air semble plus léger / C’est indéfinissable ». L’élection du nouveau président de la République ne s’inscrit pas seulement dans l’histoire, elle fonde un avenir : « Un homme, une rose à la main / A ouvert le chemin / Vers un autre demain ».

Le lyrisme naïf qui transpire de cet enregistrement suscite aujourd’hui une forme d’incrédulité, quand il n’incite pas au sarcasme. Il faut dire que quarante ans plus tard, une fois accomplis et documentés l’exercice et les abus du pouvoir, les renoncements politiques et les fautes morales de ceux qui devaient « changer la vie », la « féérie féérique » a pris du plomb dans l’aile.

Mais notre avantage est justement de connaître la suite de l’histoire. Si certains avaient d’emblée réduit leurs attentes – « on fête quoi, au juste ? », aurait demandé Aragon le soir du 10 mai – les paroles exaltées de Regarde, et la réaction du public à leur écoute, disent quelque chose des frustrations endurées par des pans entiers de la population, privés de représentation gouvernementale depuis au moins deux décennies.

On aurait tort de voir cette première alternance comme le résultat d’une marche irrépressible de la gauche vers l’Élysée. Des facteurs conjoncturels ont joué pour que l’événement advienne précisément en 1981. Surtout, la victoire du 10 mai a été le fruit d’une stratégie qui ne tombait pas du ciel, mais fut poursuivie ou contestée par des acteurs précis, aux prises avec un environnement politique changeant.

Au demeurant, les résultats de l’élection présidentielle de 1969, onze ans plus tôt, renseignent sur l’ampleur de l’échec qu’il y avait à conjurer. Au lendemain du mouvement social historique de Mai-68, la gauche a été éliminée dès le premier tour du scrutin, le candidat socialiste n’ayant rassemblé que 5 % des suffrages, contre quatre fois plus au candidat communiste, tout aussi impuissant néanmoins. Comment, en une décennie, la gauche a-t-elle trouvé le chemin d’une victoire au même type d’élection ? Et y a-t-il quelque leçon à en tirer pour aujourd’hui ?

L’architecte principal de la victoire est évidemment François Mitterrand. L’homme ne venait pourtant pas du socialisme et souffrait même d’un pedigree a priori repoussoir pour la gauche. Après des engagements de jeunesse au sein de la droite nationaliste et un parcours de « vichysto-résistant », il aurait en effet pu rester une figure typique des caciques centristes de la IVe République, ringardisée par le nouveau régime gaulliste.

Il disposait cependant de plusieurs atouts. Outre sa capacité de séduction dans les rapports individuels, Mitterrand a suivi une ligne stratégique cohérente, fondée sur une compréhension précoce de la double dynamique à l’œuvre dans la Ve République. Après 1958 et surtout 1962, date du référendum sur l’élection du chef de l’État au suffrage universel, la vie politique deviendrait de plus en plus présidentialisée et bipolarisée entre droite et gauche.

Le cap stratégique de l’Union de la gauche

Selon lui, il ne fallait donc pas hésiter à bâtir l’union avec les communistes, à partir d’une force socialiste démocratique qui devait prendre l’ascendant sur ces derniers, et être incarnée par une figure susceptible de rassembler une majorité d’électeurs. Sa propre personne apparaissait d’autant plus appropriée pour s’adapter à cette nouvelle ère, qu’il était un des rares responsables de la gauche non communiste à s’être très tôt opposé à de Gaulle, et le seul à l’avoir mis en ballotage en 1965.

Des stratégies concurrentes étaient promues dans l’espace où il défendait ce cap. Certains voulaient bien jouer le jeu de l’élection présidentielle, mais en orientant le système d’alliances vers le centre. Ce dernier restait cependant bien arrimé aux gaullistes, tandis que le principal avocat de cette orientation, Gaston Defferre, a échoué à imposer sa candidature en 1965, et a plafonné à 5 % en 1969, scellant ainsi son destin.

D’autres, comme Guy Mollet ou Alain Savary, se montraient ouverts au dialogue voire à l’union avec les communistes, mais ne souhaitaient pas jouer le jeu de la présidentialisation, et donnaient la priorité à la préservation de l’identité du parti plutôt qu’à la conquête effective du pouvoir. C’est de ces derniers que Mitterrand a triomphé lors du fameux congrès d’Épinay de juin 1971. Pour ce faire, il n’a pas hésité à construire une alliance baroque avec d’un côté des notables campant au centre voire à la droite du parti socialiste, et d’un autre côté les dirigeants de l’aile gauche marxisante du Ceres.

« [Son] habileté, résume l’historien Alain Bergounioux dans un ouvrage collectif consacré au PS d’Épinay, fut de réunir toutes les personnalités et les minorités qui considéraient que l’influence de Guy Mollet et de ses soutiens était l’obstacle principal au développement d’un parti socialiste rénové. Quitte pour cela à différer sur le contenu exact de la future Union de la gauche. » Là où certains en avaient une conception « froide », uniquement fondée sur un réalisme électoral, le Ceres en défendait en effet une conception plus fusionnelle, destinée à empêcher toute dégénérescence sociale-démocrate une fois aux responsabilités.

« Le PS est l’appareil qui manquait à Mitterrand dans sa conquête du pouvoir, explique Laurent Jalabert, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Pau. La petite Convention des institutions républicaines (CIR), dont il était le chef, ne pouvait pas convenir à l’organisation et au financement de campagnes électorales. Dès lors, il n’y avait pas d’autre solution que de prendre le contrôle du seul grand Parti de gauche en dehors du PCF, et de s’appuyer sur des jeunes cadres de 30-40 ans, issus de milieux sociaux dynamiques, pour en faire un parti moderne. »

À la lecture de l’article de cet historien consacré à la CIR, il est frappant de constater que la doctrine et la stratégie du PS d’Épinay y étaient plus qu’en germe, puisque ses membres ont peu à peu défendu « un programme ouvertement à gauche loin de la social-démocratie européenne ; une alliance avec le parti communiste ; la nécessité de conserver un lien permanent avec l’opinion, le refus de toute compromission avec la majorité ; le bouleversement des structures internes du nouveau parti ». Autant d’ingrédients présents dans la transformation de l’appareil socialiste qui s’opère au cours des années 1970.

On y retrouve notamment l’idée d’une troisième voie entre collectivisme et capitalisme, sorte de mode de production inédit et propre à la France, qui s’avèrerait plus ambitieux que la social-démocratie tout en évitant les ornières liberticides du soviétisme. « Au sein du paysage européen de l’époque, le PS d’Épinay est très original, relève l’historien Gilles Vergnon, maître de conférences à Sciences-Po Lyon. Il pratique une synthèse keynésiano-marxiste qui le distingue des grandes social-démocraties d’Europe du nord, mais aussi des partis d’Europe du Sud. La rupture est d’ailleurs pensée dans un cadre essentiellement national. Ce n’est que plus tard que Mitterrand s’intéressera à la construction européenne. »

« Il est toujours difficile de mesurer le degré de croyance idéologique des acteurs, admet Laurent Jalabert, mais il y en avait assurément. N’oublions pas que pour ces responsables de gauche des années 1970, le Front populaire et ses aspirations leur étaient plus proches dans le temps que nous ne le sommes de 1981. En tout cas, Mitterrand et ses alliés ont travaillé sérieusement à cette voie originale, en s’ouvrant à des idées diverses, comme le féminisme ou la décentralisation. » L’innovation doctrinale a été réelle, là où les communistes restaient bien plus frileux quant à l’évolution de leur identité, réduisant d’autant leur capacité à attirer durablement les nouvelles classes moyennes salariés en ascension démographique.

En parallèle, l’ancrage territorial du parti s’est étendu, et la vie des fédérations a été dynamisée, grâce au renouvellement des cadres locaux et à l’irruption d’une nouvelle génération de militants. L’activité de propagande et le tissage de liens avec les secteurs mobilisés de la société ont été encouragés, contribuant à l’attractivité d’un parti qui a doublé ses effectifs en dix ans. Cette « parenthèse militante », analysée par Frédéric Sawicki et Rémi Lefebvre dans leur ouvrage classique sur La Société des socialistes, a été mise au service d’une stratégie d’élargissement de l’audience électorale du socialisme, qui a porté ses fruits.

Un an après la signature du Programme commun de la gauche, les élections législatives de 1973 sont en effet encourageantes pour François Mitterrand. En 1974, il perd face à Valéry Giscard d’Estaing, mais d’un cheveu seulement. « La confrontation arrivait un peu trop tôt, en raison de la maladie qui a emporté Georges Pompidou. Mitterrand se préparait pour une élection présidentielle qui devait initialement se dérouler en 1976 », relève Laurent Jalabert. Et aux législatives de 1978, le PS redevient la première force de gauche devant le PCF, ainsi que le préfiguraient les municipales réussies de 1977.

Division de la droite et déclin communiste

Entre-temps, cependant, le PCF a décidé d’en finir avec une union dont il se sent le partenaire lésé. Cela entraîne des turbulences dans la vie interne du Parti socialiste. Rocard aiguise ses propres ambitions face à Mitterrand, deux fois défait à la présidentielle, qu’il tente de renvoyer à une gauche archaïque. Il échoue dans son entreprise mais le premier secrétaire doit se rapprocher à nouveau du Ceres pour conserver sa mainmise sur le parti. Il en résulte un gauchissement certain des positions officielles du parti. Cela dit, Mitterrand est convaincu qu’il faut continuer de tendre la main aux communistes, ou du moins à leurs électeurs, afin de rendre improbable la rhétorique outrancière de Georges Marchais à l’égard du PS.

Il joue d’autant plus finement que le tournant ouvriériste du PCF, en contradiction avec les innovations les plus prometteuses de l’orientation eurocommuniste (lire notre article), s’accompagne d’un réalignement sur le bloc soviétique qui tombe au pire moment. En effet, peu avant l’élection présidentielle de 1981, deux événements frappent l’opinion : l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS et la révolte des ouvriers polonais à travers Solidarnosc. Alors que le PCF était resté stable à 20 % des suffrages aux élections nationales depuis les débuts du régime gaulliste, Georges Marchais n’en recueille que 15 % lors du premier tour qui se tient le 26 avril.

Non seulement les pertes communistes bénéficient au PS, mais la faiblesse inédite du PCF a de quoi désamorcer les éventuelles craintes des électeurs les plus modérés. Or le président sortant a déçu nombre d’entre eux, en raison de son échec sur le front du chômage. L’anticommunisme, qui aurait pu lui servir à souder une droite divisée depuis plusieurs années entre giscardiens et gaullistes, perd au même moment de sa pertinence. Et Jacques Chirac choisit d’enfoncer Giscard plutôt que de lever le petit doigt pour lui…

La conjugaison de tous ces facteurs ouvre ainsi les portes de l’Élysée à Mitterrand. Le nouveau président de la République obtient une majorité parlementaire dans la foulée, sans même avoir besoin de l’appoint du PCF.

Grâce à l’alternance, des réformes significatives sont allées dans le sens d’une démocratisation et d’une ouverture de la société française, qu’il s’agisse de l’abolition de la peine de mort, de la dépénalisation de l’homosexualité, de la libération des ondes ou des lois Auroux en matière de droit du travail. En revanche, la modernisation du pays ne s’est pas traduite comme attendu sur le plan économique : elle ne fut ni socialiste (comme cela était promis dans les années 1970), ni colbertiste (comme cela pouvait se dessiner à l’arrivée au pouvoir), mais néolibérale. Jacques Delors, l’un des principaux artisans du tournant de la rigueur (lire notre article) est aussi celui qui a utilisé l’idée du marché pour relancer l’intégration européenne, embrassée par un Mitterrand en quête d’un nouveau grand dessein. À cet égard, les choix lancés par les socialistes ont eu des conséquences encore prégnantes.

Le 10 mai 1981 marque aussi la rupture de l’ordre électoral issu des premières années du régime gaulliste, ainsi que l’a montré Pierre Martin dans Comprendre les évolutions électorales (Presses de Sciences Po, 2000). Cette période s’était achevée par la formation d’un « quadrille bipolaire » avec, au sein de chaque bloc de droite et de gauche, deux forces de taille équivalente (RPR et UDF d’un côté, PS et PCF de l’autre). Après 1981, l’alternance droite/gauche est devenue systématique, le RPR et le PS se sont imposés comme les forces dominantes de leurs camps respectifs, tandis que le Front national s’est installé à l’extrême droite comme une force à la fois significative et impuissante. Mais ce nouvel ordre s’est lui-même évanoui depuis la succession de Nicolas Sarkozy à Jacques Chirac en 2007, et plus encore depuis la « révolution Macron », accompagnée de l’effondrement du Parti socialiste.

Ce changement de contexte constitue une limite forte à toute analogie entre l’état actuel des gauches et celui qui était le leur au lendemain de la désastreuse présidentielle de 1969. D’une part, ce scrutin ne doit pas faire oublier que le niveau des gauches aux législatives, même en 1968 en plein raz-de-marée gaulliste, était bien supérieur à celui qu’elles connaissent depuis 2017. D’autre part, la culture et les organisations de gauche étaient ancrées beaucoup plus profondément dans le pays, avec des réseaux associatifs et syndicaux qui se sont en partie délités. Enfin, souligne Gilles Vergnon, « les gauches étaient parées d’une virginité politique qui n’existe plus. Sur 80 années définies par la question sociale, elles n’en avaient eu que six d’exercice du pouvoir ».

Si l’acceptation du jeu présidentiel est une des leçons du mitterrandisme qui a sans doute été le plus intégré à gauche, d’autres dimensions de la conquête du pouvoir ont été négligées, regrette pour sa part Laurent Jalabert. L’historien mentionne notamment le sérieux avec lequel les dirigeants politiques de l’époque ont absorbé de nouvelles idées adaptées aux mutations de la société, en repérant et s’entourant des bonnes personnes pour cela, et « pas en organisant des auditions d’intellectuels sans lendemain ». Une tâche qui exigerait de la méthode et du temps, alors même que les urgences sociales et écologiques se font pressantes.

Alors que le premier septennat de Mitterrand a été inauguré par la création de Regarde, le second s’est achevé en 1995, année de la sortie du dernier album de Jean Ferrat. Parmi les seize adaptations de textes d’Aragon qui y figurent, la dernière s’intitule Épilogue. On y trouve la strophe suivante : « Et vienne un jour quand vous aurez sur vous le soleil insensé de la victoire / Rappelez-vous que nous avons aussi connu cela que d’autres sont montés / Arracher le drapeau de servitude à l’Acropole et qu’on les a jetés / Eux et leur gloire encore haletants dans la fosse commune de l’histoire ». Le poète précise : « Je ne dis pas cela pour démoraliser / Il faut regarder le néant / En face pour savoir en triompher / Le chant n’est pas moins beau quand il décline / Il faut savoir ailleurs l’entendre qui renaît comme l’écho dans les collines ».

2) 1981-83 : pourquoi le renoncement économique n’était pas inéluctable

9 mai 2021 Par Fabien Escalona et Romaric Godin

https://www.mediapart.fr/journal/fr...

En moins de deux ans, les priorités économiques du PS au pouvoir se sont renversées. La perspective d’une troisième voie entre capitalisme et collectivisme, déjà floue, s’évapore définitivement. Un choix qui s’explique moins par la réalité économique objective, que par des motifs politiques.

Favori Recommander Imprimer Article en PDF

Partager Tweet

Offrir

1 2 3 lecture sur une page 79 commentaires

Difficile de se souvenir de 1981 sans penser à 1983, année du fameux « tournant de la rigueur ». Si les socialistes ont tenu de nombreuses promesses à leur arrivée au pouvoir, le renoncement à leurs ambitions initiales en matière économique et sociale a marqué de manière spectaculaire le premier mandat de François Mitterrand. En lieu et place de « changer la vie », ou en tout cas de lutter avant tout contre l’austérité et le chômage, les objectifs comptables de respect des « grands équilibres » ont pris le dessus.

Pour toutes celles et ceux qui continuent d’espérer dans une autre société, la question de l’inéluctabilité de ce retournement est cruciale. Avec le recul, et grâce aux nombreuses recherches menées par des historiens, des économistes et des sociologues, une réponse nuancée est possible. Avant d’entrer dans les détails, nous pouvons la résumer de la façon suivante.

D’un côté, l’inéluctabilité économique du tournant de la rigueur apparaît largement illusoire. Les données de la période n’induisaient pas forcément de rompre de façon aussi radicale avec les priorités de 1981. La « contrainte extérieure » n’était réelle que dans une certaine mesure et aurait pu être affrontée en faisant des choix différents. L’invocation de cette contrainte s’est inscrite dans un récit catastrophiste de l’expérience socialiste en cours, pour mieux justifier une politique payée par l’envol du chômage de masse, la désindustrialisation durable du pays et une dégradation de la position du salariat vis-à-vis du capital – soit l’inverse des attentes créées par la campagne électorale.

D’un autre côté, la piste d’une inéluctabilité politique apparaît plus prometteuse. Encore faut-il la nuancer. En histoire, les moments de « conjoncture critique », comme l’a été la séquence 1981-83, sont justement ceux où les régularités sont suspendues et les possibles plus ouverts que jamais. En l’occurrence, il y eut une controverse au plus haut sommet de l’État, cristallisée dans la question du maintien (ou non) de la France dans le système monétaire européen (SME), lequel organisait des parités fixes entre des monnaies nationales. Il y a donc bien eu une part de contingence dans la décision d’y rester, prise par la présidence de la République et imposée sans difficulté à la majorité comme au parti.

Le choix inverse, eût-il été fait, n’aurait cependant pas débouché sur une politique keynésienne radicalisée, allant jusqu’à un dépassement des rapports capitalistes. Les conditions de l’arrivée au pouvoir, et les personnes nommées ministres ou conseillers en matière économique, ne laissaient clairement pas espérer une telle issue. Et pour le coup, cela se devinait bien avant 1983.

Si le tournant de la rigueur a revêtu une dimension d’inéluctabilité, c’est enfin dans « l’effet-cliquet » qu’il a représenté : une sorte d’aller sans retour, qui allait façonner l’économie politique française pour plusieurs décennies. Loin d’ouvrir une parenthèse libérale, comme l’a prétendu Lionel Jospin à l’époque, il a fermé une brève parenthèse keynésienne dans le nouveau cours initié sous la direction de Valéry Giscard d’Estaing et Raymond Barre à la fin des années 1970 : celui de l’adaptation de la France aux nouvelles conditions du marché mondial.

Un moment crucial du néolibéralisme à la française

Commençons en effet par assumer le fait que le 25 mars 1983 constitue un des principaux actes fondateurs du néolibéralisme à la française. Ce diagnostic peut paraître évident à certains, mais il ne fait pas consensus. De nombreux historiens le contestent, comme dans ce dossier de la revue Vingtième siècle. Ils s’appuient notamment sur le constat que la France est restée étatisée après 1983, et que les mesures prises en 1983 étaient non seulement différentes des choix de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan mais se revendiquaient également d’une autre logique.

Une telle interprétation a toutefois le défaut d’identifier le néolibéralisme à un recul massif de l’État. Le néolibéralisme, comme « mode de gestion du capitalisme » soumis aux crises des années 1970, est plus vaste : c’est un mouvement d’ensemble consistant à redonner la priorité au capital sur le travail, y compris par l’usage de l’État. La mécanique néolibérale est une mécanique de contrôle de l’État, lequel peut, selon les pays, prendre des formes diverses. Et cette prise de contrôle s’inscrit nécessairement dans une neutralisation politique de l’État et donc de désarmement économique de la démocratie.

Il est vrai que le tournant de mars 1983 n’est pas le seul moment de la glissade néolibérale de la France (il y en a eu avant, avec le plan Barre de 1976, et il y en aura – beaucoup – après). Il est vrai aussi que ce tournant n’a pas été soudain mais préparé par des ajustements précoces, engagés après seulement quelques mois de « pouvoir socialiste ». Pour autant, ce moment reste celui où la politique a accepté et revendiqué son impuissance face à une réalité économique extérieure.

Dès lors, bien que la rigueur de 1983 n’ait pas été une purge austéritaire dantesque, le train était lancé. L’État devait « s’adapter » et venir soutenir le capital. D’où l’ouverture des marchés financiers en 1984-85 et le rouleau compresseur néolibéral des années 1986-1996. « Mars 83 est l’épisode le plus commenté, confirme le politiste Antony Burlaud à Mediapart, alors même qu’il ne s’agit pas d’une saignée incroyable. Les décisions les plus néolibérales, en matière industrielle et financière, ne sont prises qu’à partir de l’année suivante, avec le gouvernement de Laurent Fabius [successeur de Pierre Mauroy à Matignon – ndlr]. S’il n’y avait pas de projet néolibéral conscient en 1983, on peut cependant dire que les choix faits ont engagé la France dans cette logique. »

De fait, aucune réelle opposition aux politiques néolibérales ne sera désormais possible. Seules le seront des différences de niveaux et d’approfondissement des réformes. Après le 25 mars 1983, la question devient non pas qualitative (« quelle politique économique ? »), mais quantitative (« jusqu’où aller dans les réformes et comment amortir leurs conséquences sociales ? »).

On voit alors se dessiner une voie française dans le néolibéralisme. Cette dernière est plus modérée que d’autres, dans la mesure où les réformes sociales de 1981 sont conservées. Mais elles le sont dans un cadre entièrement changé. Le politiste Jonah Levy explique ainsi dans ses travaux que les socialistes ont été les artisans du passage d’un « État dirigiste » à un « État social anesthésiste », lequel se caractérise par une libéralisation volontariste des marchés, accompagnée de dépenses publiques significatives pour amortir le choc de cette libéralisation.

Pour légitimer ce verrouillage de l’économie politique française, il a cependant fallu « construire » l’impasse de la politique de relance lancée lors de l’arrivée au pouvoir. Le récit dominant a donc été celui de l’inévitabilité du « tournant de la rigueur ». Pour résumer : la politique de soutien à la demande lancée en 1981 était à contretemps, mal calibrée et inutile. Elle était en contradiction avec la « réalité économique » qui a rattrapé les gouvernants. Fin de l’histoire.

Les conséquences de cette version sont considérables. Elle signifie qu’il existerait bien une « réalité économique » extérieure aux choix politiques décidés en démocratie. C’est en cela que le tournant de la rigueur est un « vrai » tournant : il est celui qui subordonne le politique à l’économique, lui-même rabattu sur les exigences des détenteurs de capitaux et des milieux d’affaires.

Pour comprendre pourquoi cette subordination a justement été un choix politique, qui n’obéissait à aucun « fait de nature » mais n’était pas non plus imprévisible, il faut revenir sur la politique économique lancée en 1981, et la façon dont les décideurs socialistes ont composé avec les difficultés auxquelles cette politique se heurtait. C’est l’objet des lignes qui suivent.

L’absence d’inéluctabilité économique

Contrairement à ce que l’on pense couramment, la relance mitterrandienne n’a guère été massive. L’historien Jean-Charles Asselain a même parlé de « relance naine ». Au total, elle représente 1,7 % du PIB, soit plus de deux fois moins que la relance de Jacques Chirac, alors premier ministre, en 1975 (3,5 % du PIB). Elle s’est principalement traduite par les revalorisations du Smic de 8 % et des minima sociaux de 25 %, ainsi que par l’embauche de 170 000 fonctionnaires.

Affiche de campagne de François Mitterrand. © Fondation Jean Jaurès Affiche de campagne de François Mitterrand. © Fondation Jean Jaurès Le déficit public se dégrade logiquement, mais sans atteindre des niveaux intenables, même pour l’époque. À 3,5 % en 1983, et avec une dette publique proche de 20 % du PIB, il n’y a pas de réel risque de défaut de paiement. Au même moment, la dette britannique s’élève par exemple à presque 40 % du PIB. La hausse des taux d’intérêt est certes importante, mais elle est générale et découle des politiques états-unienne et allemande de lutte contre l’inflation. Les taux réels à long terme français sont d’ailleurs restés relativement modérés et inférieurs durant la période aux taux états-uniens et britanniques.

Certes, le déficit commercial se creuse, mais c’est parce que la France relance un peu alors que ses grands partenaires sont tous plongés dans des récessions fortes. La hausse monumentale des taux d’intérêt par la banque centrale des États-Unis, en mai et octobre 1981, vient casser la croissance mondiale. Et comme les politiques budgétaires sont partout restrictives, la demande en produits français à l’étranger est faible. Hausse modeste de la demande intérieure, faiblesse de la demande extérieure : le déficit commercial français apparaît comme le miroir des excédents des autres.

Une telle politique suppose un affaiblissement du franc français, ce qui, naturellement, pose la question du maintien de la monnaie dans le SME. Mais il faut aussi affirmer que le problème est autant celui de la réévaluation du mark que de la faiblesse du franc. C’est d’ailleurs bien ce que Paris fera remarquer à plusieurs reprises vainement à Bonn. Le refus de Bonn de réévaluer pour « ne pas payer les dépenses françaises » a aussi jeté de l’huile sur le feu. Et traduit d’ailleurs les limites de la « coordination » au sein du SME, qui annonce les difficultés futures au sein de l’euro.

Quoi qu’il en soit, en 1982, la France est la locomotive économique de l’Europe. Sa croissance du PIB est de 2,5 %, soit davantage que le Royaume-Uni (2 %) et que l’Allemagne et les États-Unis qui sont en récession (respectivement -0,4 % et -1,8 %). Prétendre que la politique française était à contretemps n’a pas de sens : la France aurait-elle été plus forte si elle avait réduit sa demande et était aussi tombée en récession ? En réalité, la relance française a sans doute joué un rôle dans l’amortissement de la récession ailleurs, en particulier outre-Rhin. D’où le caractère logique d’un réajustement du niveau du mark.

En plus d’avoir creusé les déséquilibres, les socialistes ont été accusés d’avoir alimenté la hausse du chômage avec la relance. Et il est vrai que celui-ci a augmenté en 1981 et 1982, passant en deux ans de 4 % à 6,9 % de la population active. Mais la hausse se produit alors dans tous les grands pays développés. Au reste, le taux français de 1982 (5,8 %) est inférieur à celui de la RFA (6,8 %) et très inférieur à celui des États-Unis (10,8 %) et du Royaume-Uni (10,3 %).

Bref, la France de 1983 n’est pas dans une impasse économique. Dans un article en préparation, le sociologue Fabien Éloire et l’économiste Thomas Dallery, maîtres de conférences à l’université de Lille, citent une note instructive du ministère de l’économie et des finances, rédigée en avril 1982. Elle affirme que la relance a « produit des résultats significatifs » et que la politique menée « a pu inverser les tendances profondes à l’aggravation de la récession observée par ailleurs ». Le chemin n’était donc pas celui du désastre.

Certes, l’inflation est alors forte (13,3 % en 1981 et 12,01 % en 1982 en moyenne annuelle) et supérieure à celles des grands pays occidentaux. Mais cela est logique puisque les autres pays mènent une politique déflationniste. De plus, l’inflation est inférieure à celle de 1980 (13,6 %), et depuis juin 1982 elle ralentit beaucoup. En décembre 1982, l’inflation annuelle redescend même à 9,6 %, du jamais vu depuis décembre 1978. Autrement dit, la relance n’a guère plus alimenté l’inflation que ne l’a fait la politique restrictive de Raymond Barre. Et on aura bien du mal à croire que fin 1982, les anticipations d’inflation obligent à un changement de politique.

Mieux encore : début 1983, alors que la croissance revient dans le reste du monde et que la France a dévalué (timidement) deux fois en octobre 1981 et en juin 1982, la situation du commerce extérieur se redresse et retourne à l’équilibre. Il est vrai qu’en volume, la dégradation avait été très réduite. Une fois les déséquilibres internationaux en partie corrigés, une fois les effets immédiats de la dévaluation effacés, la situation française se révèle tout à fait acceptable. Autrement dit, la vision des partisans de la rigueur est profondément « court-termiste », pour reprendre le diagnostic de Fabien Éloire et Thomas Dallery, et biaisée par la focalisation sur certains indicateurs. On ne laisse pas à la politique choisie en 1981 le temps de se déployer.

Au reste, c’est ce que confirme un rapport demandé par le secrétariat d’État au plan Michel Rocard, après le tournant de mars 1983, à l’économiste états-unien Robert Eisner. L’affaire est racontée en détail par Benoît Collombat et David Servenay dans leur Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours (La Découverte, 2014).

Alors que Rocard s’attend à ce que le futur président de la prestigieuse American Economic Association fustige la politique de relance, ce dernier fait tout le contraire. Il estime que la situation française n’est pas pire que celle des autres grandes économies et que, avec un franc faible, l’investissement et la croissance pouvaient être stimulés. Autrement dit, Eisner propose d’approfondir la politique lancée en 1981 avec davantage de conviction. Et il condamne « l’obsession française pour le déficit commercial et la chute du franc qui a mené la France à prendre des mesures d’austérité inadaptées ».

Rien n’était donc inéluctable d’un point de vue de la « réalité économique ». Au reste, le bilan de la politique de « rigueur » menée à partir de 1983 ne s’est pas révélé plus flatteur pour l’économie française. Le vrai décrochage industriel et sur l’emploi se produit lorsque la rigueur et les réformes sont mises en place, entre 1983 et 1997. Le chômage va continuer à augmenter dans le courant des années 1980 et, alors même que les profits atteignent en 1984-85 des niveaux records grâce à la politique socialiste, la désindustrialisation et la dégradation de la compétitivité ne sont pas stoppées.

Une (relative) inéluctabilité politique

C’est donc en raison de dynamiques avant tout politiques que d’autres options économiques ont été délaissées. À cet égard, plusieurs facteurs et temporalités doivent être pris en compte.

Il y a d’abord les équilibres internes à la gauche et au PS, avec lesquels François Mitterrand compose dans sa stratégie de conquête du pouvoir depuis les années 1970. Alors qu’il ne dispose pas lui-même d’une culture économique solide, ni de beaucoup d’appétence pour la matière, ses choix tactiques ont fait naître des espoirs allant bien au-delà de ce qu’il était prêt, ou jugeait raisonnable d’accomplir. En clair, les tonalités anticapitalistes de certains textes et discours n’étaient pas vouées à être suivies d’effets. Ni lui ni les personnes qu’il nomme pour élaborer les décisions économiques n’ont d’intentions révolutionnaires et de stratégie ferme pour les réaliser.

Le dernier congrès avant l’arrivée du pouvoir, celui de Metz en 1979, a pourtant été l’occasion d’une rhétorique radicale, les mitterrandistes ayant d’ailleurs réintégré dans leur majorité la turbulente aile gauche du Ceres de Jean-Pierre Chevènement. Mais le but de ce mouvement consistait à reléguer sur la droite Pierre Mauroy et surtout Michel Rocard et ses ambitions présidentielles. Lorsque les 110 propositions du candidat Mitterrand sont élaborées, rappelle d’ailleurs Mathieu Fulla, chercheur au Centre d’histoire de Sciences Po, « on constate une prise de distance avec le projet socialiste de 1980 rédigé par Chevènement. Les excès sont traqués, de sorte qu’il y a un gros volontarisme – notamment l’idée d’une “reconquête du marché intérieur” – mais pas d’affirmation de sortie du capitalisme ».

En comparant le projet de 1980 et le programme de 1981, Fabien Éloire et Thomas Dallery remarquent notamment l’abandon d’une politique monétaire offensive. Dans le premier document, il est question d’une dévaluation du franc, précoce et massive pour maximiser ses effets, et impliquant une sortie (au moins temporaire) du SME. Dans le second, « aucune proposition n’envisage de dévaluer ou de sortir du SME ».

Ce manque de clarté, sur une dimension pourtant cruciale de la politique économique, est typique d’ambiguïtés savamment dosées pour poursuivre deux objectifs « en même temps » : d’un côté désamorcer les craintes suscitées par l’Union de la gauche, en donnant des gages de crédibilité économique ; d’un autre côté mobiliser les milieux sociaux frustrés de la politique restrictive de Raymond Barre, ainsi que le « peuple de gauche », en partie communiste, qui attend son heure depuis bien longtemps.

Or, la sortie de l’ambiguïté ne se fera qu’en abandonnant les ambitions les plus transformatrices de l’ordre économique et social, et cela bien avant 1983. « Du triptyque “nationalisation-planification-autogestion” au cœur de l’identité économique socialiste des années 1970, il ne reste que la première branche une fois le pouvoir conquis, constate Mathieu Fulla. L’autogestion a disparu dès 1978. La planification disparaît aussi une fois au pouvoir, confiée à Rocard qui est ainsi mis dans un placard doré. »

Cette dilution s’accompagne d’un choix très sélectif, et très parlant, des experts appelés à s’exprimer dans l’arène décisionnelle à partir de 1981. L’auteur des Socialistes français et l’économie (Presses de Sciences Po, 2016) explique ainsi que dans l’opposition, ceux qui tenaient la corde appartenaient à un courant dit « régulationniste », ayant pour originalité d’offrir une synthèse entre approches marxiste et keynésienne de la crise. Leur façon de « tenir tous les bouts » coïncidait avec les efforts de Mitterrand d’être « unitaire pour deux » et de se construire une figure présidentielle rassurante, tout en marginalisant ses concurrents plus modérés au sein du PS. Sauf que ces experts régulationnistes sont largement introuvables parmi les personnels aux manettes après le 10 mai.

Pierre Mauroy obtient Matignon, où il est accompagné des rocardiens Jean Peyrelevade et Henri Guillaume. Le portefeuille de l’Économie est confié à l’ex-syndicaliste chrétien Jacques Delors, qui choisit comme directeur de cabinet l’inspecteur des finances Philippe Lagayette, et nommera bientôt au Trésor Michel Camdessus, futur président du FMI version « consensus de Washington ». Mitterrand a bien auprès de lui Alain Boublil, un conseiller hétérodoxe qui plaide pour un socialisme industriel, mais François-Xavier Stasse et Élisabeth Guigou se révèlent beaucoup plus conformistes.

« Les choses sont un peu verrouillées dès le début, diagnostique le chercheur Antony Burlaud. Aux postes de direction de la politique économique, on ne trouve certes pas de gens qui ont un programme néolibéral constitué, mais des modérés, assez orthodoxes, qui adhèrent spontanément aux catégories ordinaires de l’administration économique. Keynésiens avant d’être aux affaires, ils estiment ensuite que le “pragmatisme” commande de s’accrocher au marché et à l’Europe. Ils ont d’ailleurs un rapport souvent très lointain au militantisme. »

Avant même le moment dramatique de mars 1983, lorsque la question de l’appartenance au SME doit être tranchée, la politique de relance est d’ailleurs tempérée par des contre-tendances. Surtout, elle est déliée de toute stratégie globale et offensive.

Dès octobre 1981, un premier plan d’économie de 15 milliards de francs est en effet annoncé, puis un second en juin 1982 qui s’accompagne d’une mesure radicale : la fin de l’indexation des salaires sur les prix (la fameuse « échelle mobile »). C’est une mesure dirigée contre le pouvoir d’achat et dont la conséquence ne pouvait être que l’augmentation de la demande de produits importés bon marché, donc le choix de l’ouverture de l’économie. Dès cette date, toute alternative à la rigueur est, de facto, abandonnée.

Ces mesures vont à l’encontre d’une reconstruction publique de l’outil industriel et de leur réorganisation autour des besoins sociaux. Si l’on ajoute à cela la faiblesse des dévaluations tardives et l’absence d’une politique d’investissement public massif et cohérent, alors même que les nationalisations sont complètes et achevées, on a un tableau confus et indécis qui ne fait pas vraiment une politique. Dans un texte récent, Quand la gauche essayait encore (Lux, 2019), l’économiste François Morin, qui a participé aux nationalisations, décrit comment, au fil de l’année 1982, la finalité de ces opérations a été perdue dans une normalité gestionnaire soumise à la logique de marché.

Dans la même veine, Benjamin Lemoine montre, dans L’Ordre de la dette (La Découverte, 2016), que des mesures de défense contre le risque de crise de financement de l’État n’ont jamais été prises. « Les règles du jeu monétaire et financier ne sont pas fondamentalement transformées par la gauche et son appareil administratif », résume-t-il. La monétisation du déficit ou le retour au circuit du Trésor sont d’emblée rejetés. Dès lors, la dépendance aux financements étrangers reste forte et il est aisé pour les « experts » et la technostructure de jouer le spectre de la crise britannique de 1976. Les travaillistes au pouvoir avaient dû appeler à l’aide le FMI pour faire face à leurs exigences de financement en devise, le tout se concluant par une défaite électorale contre Margaret Thatcher en 1979.

Pour autant, on l’a dit, il y eut bien controverse au sommet de l’État, Mitterrand ayant soupesé les mérites respectifs d’un maintien ou d’une sortie du SME. Si la révolution sociale n’a jamais été à l’ordre du jour, des alternatives à la normalisation de la politique française ont tout de même été défendues. Et là encore, des raisons très politiques ont guidé la décision du chef de l’État, qui a profité de sa position institutionnelle prééminente sous la Ve République, pour l’imposer sans coup férir à un parti qui n’avait jamais présenté un tel scénario aux militants ni à l’électorat.

Mitterrand faisait face à deux camps bien différents. D’un côté, les partisans de la rigueur dans le cadre du SME se coordonnent de plus en plus au fur et à mesure que le débat se tend. L’homogénéité sociale des conseillers concernés, issus de la haute fonction publique, favorise cette mise en relation et leur travail de conviction. En outre, les membres du camp pro-SME deviennent plus nombreux au fil de temps, grâce à des bascules comme celle de Laurent Fabius, alors ministre délégué au Budget. « On observe la constitution d’un groupe soudé entre Matignon et Rivoli [siège du ministère de l’économie – ndlr], qui a des connexions à l’Élysée, alors qu’en face, c’est la dispersion », résume Mathieu Fulla.

Il y a d’abord les grands absents, comme le PCF, complètement atone, et qui ne remuera guère sur les questions industrielles, restant au gouvernement sans barguigner après mars 1983. Du côté syndical, la présence de ministres communistes freine la CGT dans ses velléités de contestation. Quant à la CFDT, elle n’est plus le remuant syndicat autogestionnaire des années 1970. Recentrée avant l’arrivée au pouvoir des socialistes, elle met au contraire en garde contre les déséquilibres. Aucun mouvement social n’est à craindre sur des enjeux aussi techniques que la politique monétaire, quelles que soient ses lourdes conséquences.

À côté d’Alain Boublil assez isolé à l’Élysée, l’industriel Jean Riboud fait partie des promoteurs d’une sortie du SME. Soutenu par quelques représentants du patronat attachés au marché intérieur, « il propose de retrouver de l’air monétaire pour fournir un effort d’investissement colbertiste », explique Antony Burlaud, qui y voit « une politique de rigueur dans un cadre différent ». « C’est une sorte de politique de l’offre, pro-entreprise », confirme Fabien Éloire, qui estime que Jean-Pierre Chevènement, lui, s’inscrit davantage dans la ligne politique de 1981. Mais ses contre-propositions sont plus floues, et son courant ne pèse pas assez dans le parti pour inquiéter le président, qui aurait eu bien du mal à composer une équipe gouvernementale avec tous ces acteurs.

« La sortie du SME est leur seul point commun, mais ils sont désorganisés et ne veulent pas nécessairement en faire la même chose, résume Fabien Éloire. En comparaison, Mitterrand a davantage intérêt à garder un premier ministre qu’il connaît, sur une orientation claire élaborée par des conseillers unis, et qui adhère à la préservation de l’axe franco-allemand au sein de la communauté européenne. » Car au-delà des considérations économiques, le président de la République, marqué par l’expérience de la guerre, craint un isolement français et doute d’une stratégie de cavalier seul. Très tôt, d’ailleurs, il tente de prouver aux Allemands que sa relance n’est pas déraisonnable. La « raison géopolitique », dans sa représentation du monde, a le primat sur le contenu socialiste de l’expérience politique dont il est à la tête.

C’est un des derniers ingrédients pour comprendre pourquoi les difficultés de 1981-83 n’ont pas débouché ni sur une radicalisation socialiste, ni sur le maintien d’une politique de relance plus autonome. Il n’y a pas d’allié pour cela à l’international. En plus de Margaret Thatcher à Londres, c’est Ronald Reagan qui occupe le Bureau ovale de la Maison-Blanche, les droites britannique et états-unienne s’étant converties à un néolibéralisme dur.

« En 1983, rappelle par ailleurs l’historien Gilles Vergnon, maître de conférences à Sciences-Po Lyon, les sociaux-démocrates britanniques et allemands sont dans l’opposition. Les Suédois viennent de revenir au pouvoir, mais sur une ligne plus modérée qu’auparavant, puisqu’ils ont remisé leur ambitieux plan de socialisation en douceur du capital. Quant aux socialistes d’Europe du Sud, ils ambitionnent surtout de protéger la démocratie naissante de leurs pays en adhérant au club européen et atlantiste. Cela n’empêchera pas, dans leurs ailes gauches voire parmi leurs dirigeants, une forme de déception à l’égard de la normalisation française, qui cinglait comme une fermeture définitive des alternatives. »

Si le tournant de 1983 était inéluctable, c’est que dans un environnement adverse, les acteurs clés de la politique économique, et le décisionnaire suprême en la personne du chef de l’État, n’étaient pas prêts à suivre toutes les conséquences de l’ambition « modernisatrice » affichée par les socialistes dans l’opposition. Les nationalisations, la maîtrise du crédit et les investissements publics auraient pu constituer une réponse adaptée à la nature structurelle de la crise du capitalisme, tout en servant les intérêts de la majorité sociale. Mais cela supposait d’affronter des intérêts puissants avec un dessein clair, et d’être aiguillonnés par des forces politiques et sociales avec un haut degré de conscience des enjeux.

Or ces éléments étaient absents et même pas recherchés, comme l’illustrent la méfiance gouvernementale envers différentes luttes de terrain, et l’absence de véritable initiative pour confier un pouvoir de décision aux travailleurs. La pente choisie, la plus évidente au regard du statut de pays capitaliste avancé de la France, a donc été celle du soutien au taux de profit par des politiques néolibérales, avec toute la force de décision que conférait à l’exécutif la structure institutionnelle de la Ve République.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message