"Si nous sommes poussés à une sortie de la zone euro, nous le ferons" Sia Anagnostopoulou

dimanche 1er mai 2016.
 

Sia Anagnostopoulou est ministre déléguée à l’éducation dans le gouvernement d’Alexis Tsipras. Elle pose un regard de militante politique mais aussi d’historienne sur la crise des réfugiés, la tutelle des créanciers, les impasses du néolibéralisme.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui, L’Humanité

Comment expliquez-vous l’extraordinaire élan de solidarité du peuple grec envers les réfugiés, tandis que l’extrême droite poursuit son ascension dans la plupart des pays d’Europe  ?

Sia Anagnostopoulou Après tous les malheurs endurés depuis six ans, la société grecque n’est pas sous l’emprise idéologique du néolibéralisme. Elle n’a pas coupé les liens avec son histoire, qui est aussi une histoire d’exil, d’asile, d’émigration. Nos racines, notre passé remontent à la surface à la vue de cet exode des réfugiés syriens, irakiens, afghans. Ces images rappellent aux Grecs celle des réfugiés d’Asie mineure arrivés en 1922. Le néolibéralisme, ce n’est pas seulement l’austérité, l’affirmation selon laquelle l’alternative économique n’existe pas. C’est aussi la coupure radicale des sociétés avec leur histoire, leurs traditions. Il n’y a pour le néolibéralisme ni passé, ni futur. Il n’y a que le présent du profit pour quelques-uns. La société grecque, heureusement, refuse de couper le présent du passé  : la solidarité avec les réfugiés en est une manifestation.

Autre facteur, l’attitude du gouvernement de gauche, qui imprime un contenu politique à cette empathie puisée dans le passé. Une société est toujours travaillée par des courants contradictoires. Elle est traversée par des sentiments de xénophobie, de racisme, de conservatisme, mais aussi par des sentiments de solidarité, d’ouverture à l’autre. Et là, l’attitude des responsables politiques est déterminante pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. Si la Grèce était aujourd’hui dirigée par un gouvernement de droite, la société aurait certainement adopté un autre comportement vis-à-vis des réfugiés. Les actions de solidarité n’auraient jamais revêtu la forme du mouvement populaire qui se développe actuellement. Bien sûr, l’extrême droite, avec Aube dorée, continue de s’exprimer, d’agir, de menacer les musulmans, de désigner les réfugiés comme un danger. Mais ce discours est inaudible, il fait même honte à la plupart des Grecs. Avec la droite au pouvoir, l’atmosphère serait complètement différente.

Cette question des réfugiés est-elle instrumentalisée, à l’échelle européenne, pour renforcer encore les pressions sur la Grèce  ?

Sia Anagnostopoulou Oui. Depuis six ans, les Grecs sont systématiquement désignés comme des incompétents, inaptes à gérer leur économie, aujourd’hui incapables d’assurer l’étanchéité des frontières extérieures de l’Union européenne. Mais que faudrait-il faire  ? Repousser les réfugiés qui fuient la guerre  ? Les noyer dans la mer Égée  ?

Le recours à des patrouilles de l’Otan en mer Égée correspond, de ce point de vue, à une confiscation supplémentaire de souveraineté…

Sia Anagnostopoulou Ce danger existe. Pourquoi l’UE n’est-elle pas capable de répondre à cette question des réfugiés par une répartition équitable des réfugiés, proportionnelle à la population de chaque pays  ? Il faut noter ici que cette Europe qui peut imposer l’austérité et la décomposition des sociétés se montre incapable de faire respecter des règles élémentaires de solidarité, de surmonter par elle-même cette crise. D’où le choix de concéder une partie de ses prérogatives, de son pouvoir à l’Otan. Ce qui revient à confier le traitement d’un problème politique et humanitaire à une organisation militaire.

L’UE vient de conclure avec Ankara un marché sur le dos des réfugiés, au mépris du droit d’asile, de la convention de Genève. Cette démarche est-elle viable  ?

Sia Anagnostopoulou Oui, il s’agit bien là d’un marchandage, sur le dos des réfugiés, entre l’UE et la Turquie. En oubliant les problèmes politiques très sérieux qui se posent en Turquie, en particulier avec les Kurdes. L’Union européenne tourne une fois de plus le dos aux valeurs dont elle se réclame. Bruxelles brandit des règles, mais aménage des exceptions lorsqu’il s’agit des frontières, des réfugiés. L’UE se montre au contraire inflexible lorsqu’il s’agit de maintenir la tutelle de l’austérité, au mépris de la démocratie. Nous sommes dans une période très difficile pour l’Europe. Ce vide politique sur la question des réfugiés est une aubaine pour l’extrême droite.

La Grèce subit toujours les diktats des créanciers et des institutions européennes. Avec la revue en cours du programme d’austérité, le quartet (Banque centrale européenne, Fonds monétaire international, Commission européenne, mécanisme européen de stabilité) place le gouvernement grec dans une impasse, en exigeant de nouvelles coupes dans les pensions de retraite, déjà amputées de 40 % en moyenne depuis six ans. Quelles voies de sortie entrevoyez-vous  ?

Sia Anagnostopoulou C’est très difficile pour ce gouvernement, qui a accepté le mémorandum de juillet 2015 sous chantage. Le pays était menacé de faillite économique complète. Nous devons gérer, en outre, cette question des réfugiés bloqués en Grèce par la fermeture de la route des Balkans. La stratégie du quartet consiste à pousser à bout une société déjà sous pression. Les Grecs doivent assumer seuls l’accueil de populations fuyant la guerre. Dans le même temps, on veut les priver de retraites dignes, qui permettent souvent à plusieurs générations de survivre. Et on prétend les expulser de leur habitation principale, lorsque le chômage les place dans l’impossibilité de rembourser leurs emprunts immobiliers. Ce peuple vit mal, souffre depuis six ans et on veut l’essorer encore  : c’est vraiment lamentable. Et tout le monde sait que ce programme d’austérité ne permettra jamais à la Grèce de revenir sur les rails du développement. C’est une politique d’aveugles.

Une politique dont le gouvernement Tsipras a accepté la mise en œuvre, le 12 juillet 2015…

Sia Anagnostopoulou Sous la menace, ce gouvernement a mis de côté son programme, son idéologie, pour signer et appliquer ce mémorandum. Mais nous ne pouvons pas mettre en œuvre des politiques de destruction complète de la société, des liens de solidarité, comme on nous le demande avec la réforme des retraites. Nous essayons de garder cette société debout, avec les mesures du « programme parallèle » visant à protéger les plus fragiles, les plus démunis. Deux millions de personnes privées de protection sociale par la perte de leur emploi peuvent ainsi, désormais, être soignées gratuitement dans les hôpitaux publics.

Après la bataille perdue de juillet 2015, comment résister, désormais, à ces diktats néolibéraux  ?

Sia Anagnostopoulou Pour moi, comme pour tout le gouvernement, la priorité, c’est de garder la société grecque debout, avec des mesures empêchant la marginalisation d’une majorité de citoyens qui souffrent. Nos prédécesseurs étaient, eux, surtout guidés par la préservation des intérêts d’une minorité de privilégiés que l’austérité n’a pas empêchés de s’enrichir toujours plus. Avec la réforme des retraites, nous atteignons un seuil. Pour moi, la sauvegarde d’un système par répartition, le refus de nouvelles coupes dans les pensions constituent une ligne rouge. Céder sur ce point, ce serait accepter l’extrême appauvrissement d’une grande partie de la population. Non seulement les retraités eux-mêmes, mais aussi les familles entières qu’ils font vivre grâce à leurs maigres pensions. J’espère que, cette fois-ci, cette ligne rouge sera respectée.

La contestation des politiques d’austérité grandit dans d’autres pays d’Europe, en Espagne, au Portugal, en Irlande, etc. Ce courant politique peut-il, à moyen terme, faire évoluer le rapport de forces  ?

Sia Anagnostopoulou Pour moi c’est une grande source d’espoir. Même au plus fort de l’hégémonie néolibérale, j’étais convaincue, en tant qu’historienne, que d’autres forces politiques allaient finir par émerger. J’espère que nous pourrons renforcer ces tendances de résistance au néolibéralisme. Ce n’est pas simple. Nous manquons de moyens. Et surtout, accablées par ces choix d’austérité, les sociétés ont perdu confiance dans le futur. Pour faire renaître un espoir de changement, les citoyens doivent retrouver confiance en eux-mêmes. C’est toute la difficulté à laquelle est confrontée Syriza. Si nous sommes durablement contraints d’appliquer des mesures contraires à notre programme, à notre projet politique, cela finira par installer l’idée selon laquelle il n’y a pas d’autre voie possible. La plus grande angoisse, pour moi, serait que nous confirmions à notre corps défendant la devise de Margaret Thatcher  : « Il n’y a pas d’alternative. »

Syriza a surtout fonctionné comme une mécanique électorale de contestation de l’austérité. Avez-vous pâti de votre manque d’enracinement social  ?

Sia Anagnostopoulou D’une certaine façon, oui. Nous défendions un programme modéré, nous étions guidés par les principes de justice, de rationalité économique. Après la victoire électorale du 25 janvier 2015, nous étions enthousiastes, convaincus que la justesse de nos positions pèserait dans la balance des négociations à Bruxelles. C’était naïf. Lorsqu’on est de gauche, il faut prendre en considération les rapports de forces. Or, le rapport de forces était totalement en notre défaveur.

En fait, sous le régime du néolibéralisme, gouverner ne signifie pas du tout disposer des leviers du pouvoir…

Sia Anagnostopoulou C’est la première et sans doute la plus importante leçon que nous tirons de cette expérience politique  ! Cette Europe ne fonctionne pas démocratiquement. Beaucoup plus qu’un problème économique, c’est un problème démocratique qui se pose. Si vous êtes placé sous surveillance, vous n’avez pas la liberté de légiférer, ni d’agir politiquement en fonction des revendications et des besoins de la société. Il faut en permanence prendre en considération les exigences de ceux qui vous surveillent. Sous surveillance très étroite, nous tentons de faire valoir, coûte que coûte, les besoins de la société grecque. C’est très compliqué. Comme ministres, nous n’avons ni marges de manœuvre budgétaire, ni pouvoir, ni liberté de choix. Ceci dit, même dans de telles conditions, un gouvernement de gauche est préférable pour arracher tout ce qui peut l’être en défense des plus fragiles.

L’ajustement structurel, dans les pays du Sud, a conduit à la déstructuration des sociétés, à l’effondrement des États. Doit-on redouter de tels développements en Europe  ?

Sia Anagnostopoulou Pour moi, oui, clairement. Ce danger existe, comme d’ailleurs celui du repli nationaliste. Comme les peuples ne perçoivent pas, pour sortir de la crise, de réponses justes à l’intérieur de l’Union européenne, ils sont tentés par les nationalismes les plus féroces, comme au siècle dernier, dans l’entre-deux-guerres.

Syriza s’inscrit dans la tradition d’une gauche proeuropéenne. Si la tutelle des créanciers devait se resserrer encore, pourriez-vous défendre la perspective d’un défaut souverain sur la dette et celle d’une sortie de la zone euro  ?

Sia Anagnostopoulou Je crois que si nous sommes poussés à cette extrémité, nous le ferons. Nous ne sommes pas favorables à une sortie de la monnaie unique. Dans les conditions actuelles, ce serait synonyme de catastrophe économique pour la Grèce. Mais peut-être que ce sont les orientations économiques et politiques de l’Union européenne qui conduiront au démantèlement de la zone euro… Le seul espoir réside à mes yeux, aujourd’hui, dans le renforcement du camp anti-austérité, pour changer les rapports de forces et freiner enfin ces politiques de destruction sociale. J’ajoute que la question des réfugiés modifiera profondément l’Europe, à moyen terme. Il y a bien sûr le danger de l’extrême droite. Mais je suis convaincue que cette crise fera émerger, aussi, de puissantes forces porteuses de solidarité, de justice, de progrès.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message