Le Collège n’est pas à refonder mais à habiter

jeudi 6 septembre 2012.
 

Au carrefour de toutes les attentes, les tensions de la société et les visions du monde, l’école est par nature toujours en déséquilibre et en questionnement. C’est ce que signifie bien Patrick METRAL “l’oeuvre pédagogique est un chantier perpétuel ; elle semble inachevable en tant que telle, et c’est cet inachèvement de principe qui peut expliquer pourquoi l’école n’est jamais satisfaite d’elle-même et en quoi elle constitue, comme en témoigne de nombreux ouvrages, le lieu d’une querelle permanente”.

Ce d’autant que l’école en général et le collège en particulier viennent de traverser, ces dernières années, une épreuve historique qui a bousculé les équilibres et épuisé tous ses acteurs. Le climat y est devenu anxiogène et le rythme sous haute tension.

D’une part “La vente à la découpe” de l’école s’est accompagnée de l’explosion des effectifs par classe qui a mis en péril, au coeur de l’adolescence, la relation éducative (car entre les moyens et la pédagogie, ce n’est pas l’un ou l’autre mais bien l’un et l’autre). Sans parler de la mise au ban ou la relégation de la pédagogie.

D’autre part, des prescriptions de toute nature, dans un rare emballement mimétique, ont alourdi les tâches, brouillé les repères, déstabilisé les fonctions comme dans un vertige et une fuite en avant incontrôlables.

L’avenir dira s’il s’agissait d’un accident de l’histoire ou d’une lame de fond portée par l’air du temps ? Ou, pourquoi pas, les prémisses de la marche chaotique vers une société sans école ou une école d’une nature radicalement différente ?

On a ouvert la boîte de pandore en avançant sans boussole et souvent la tête à l’envers. La concertation la refondation de l’école arrive donc à point nommer pour une pause bénéfique, pour redonner la confiance et la lisibilité qui s’imposent afin de repartir d’un bon pied.

Je saisis cette opportunité pour fixer un concentré de quelques convictions fortes, comme chaque enseignant en porte, depuis sa fenêtre d’expérience et son champ de vision.

Avec le sentiment que le collège n’est pas à refonder mais bien à habiter - entre autre - autour de trois fonctions : habiter la classe, habiter les interfaces, habiter le sens.

HABITER LA CLASSE

Qu’il passe plus en force ou plus en douceur, l’univers classe, malgré les aménagements de toute nature, est l’horizon quotidien de tout enseignant et risque fort de le rester longtemps sauf à imaginer une société sans école. C’est dire combien un certain nombre de ruptures en cours constituent autant de forces de dissolution.

Mon propos est d’attirer l’attention sur quelques lignes de faille à l’oeuvre avec pour corollaire quelques recadrages vitaux à opérer.

- On a aujourd’hui l’impression que tout le monde s’est donné le mot pour en finir avec l’entité classe. La part d’opacité de la classe (clé de la liberté pédagogique et de l’intimité créatrice des apprentissages) semble heurter l’air du temps dans une volonté de transparence mal comprise.

Phénomène qui n’a pas échappé à Philippe MEIRIEU “la classe est en train de devenir progressivement un lieu où l’on passe son temps à évaluer les élèves pour savoir s’ils ne seraient pas mieux ailleurs. On détecte et on dérive partout, renvoyant les élèves toujours plus loin : de la classe vers l’aide personnalisée, puis vers l’étude dirigée, le soutien scolaire, les cours particuliers, le psychologue et l’orthophoniste, les filières dédiées et les établissements spécialisés, internet et les camps de vacances-études. L’école n’est plus qu’une vaste centrifugeuse construite autour d’un lieu vide -la classe- qui n’intéresse plus personne. Elle tourne sur elle-même en renvoyant les élèves de plus en plus loin, en même temps qu’elle creuse, en son sein, une véritable dépression scolaire”.

Comme la nature a horreur du vide, au lieu de se concentrer sur sa mission première, soutenir la classe, tout le monde (de l’infirmière à la vie scolaire) y va de sa recette, de son projet, de sa partition dans une réelle confusion des genres et une étrange fuite en avant cumulative que le projet d’établissement a toutes les peines du monde à ordonner.

Le curseur de l’individuel et du collectif, du pédagogique et du civique (le vivre ensemble), de l’humanitaire et du scolaire est saisi de vertige. Il faut savoir raison garder avant que le collège ne prenne en charge le rangement de la chambre pour les garçons ou le maquillage pour les filles ! Veillons à ce que, sous couvert de modernité et de bons sentiments, le collège ne devienne pas imperceptiblement, une vaste institution socio culturelle compassionnelle.

Situation d’autant plus explosive et paradoxale, qu’au moment où l’on entend tout individualiser (quitte à se tirer une balle dans le pied), on accepte des classes surchargées au point d’en faire des poudrières pour les élèves et les enseignants.

Cette discordance étrange - dans une société où le collectif est mis à mal - contient une redoutable force de dissolution pour l’école.

Observation qui n’a rien à voir avec la nécessaire plasticité fonctionnelle de la classe qui n’est en rien une forteresse fermée sur elle même.

- Celui qui vit le quotidien d’une classe d’aujourd’hui retient d’emblée le phénomène suivant : l’élève de 2012 demande une attention quasi exclusive de son professeur et s’affranchit avec une facilité déconcertante des règles de vie en groupe. La classe est l’exact reflet de la société. Cette discordance est la plus forte ligne de facture susceptible de mettre en péril la cité scolaire. Elle doit être envisagée comme une réalité, sans le moindre jugement de valeur, et mériter une réflexion en profondeur dans la formation des enseignants et le fonctionnement d’un établissement.

Si l’on ajoute qu’à l’adolescence le dehors submerge le dedans, que l’effet de groupe détermine très largement le positionnement de chacun, tout invite à dépressuriser la cocotte minute et décélérer le mouvement.

La première disposition est à l’évidence de diminuer les effectifs par classe qui ne devraient jamais dépasser les 25 au collège et tendre progressivement vers 20 ou 22. Pour créer tout simplement les conditions de la sérénité. A 20 ou à 30, ce n’est pas du tout le même métier pour les enseignants ni la même pesanteur pour les élèves.

Chacun a pu faire l’expérience, que dans une classe dédoublée, les questions de discipline et de concentration ont quasiment disparu. Le paysage de la classe devient radicalement différent pour les élèves (affranchis de la pression de la norme) comme les professeurs (qui ont l’esprit beaucoup plus libre). Un coefficient de dépressurisation devrait être attribué aux classes du 21ème siècle qui ne sont que le reflet de notre temps. Pour Philippe MEIRIEU “le problème principal des enfants d’aujourd’hui est qu’ils sont montés sur ressort. ils sont excités et fatigués, en état de saturation”. On doit donc rendre possible de “travail de Sisyphe” de l’enseignant qui consiste d’abord à faire ranger les élèves sans à-coups, à conquérir le silence, à ce qu’ils portent le livre et le cahier, qu’ils prennent les notes, la parole à tour de rôle et concèdent à l’école un peu de leur moi existentiel

En ce domaine comme dans tous les autres, charger la barque de la classe c’est prendre le risque de faire chavirer le navire et tous ses acteurs qui sont sur le pont. Le professeur est un homme ou une femme ordinaire qui n’a pas forcément le talent et le don d’ubiquité du “tourneur d’assiettes” évoqué par Philippe PERRENOUD.

- Reste que la classe est une entité opérationnelle et fondatrice où l’on rend intelligible et humanise le monde. Interface où se télescopent toutes les aspérités et tous les rêves du monde. Un monde à habiter qui n’obéit pas au doigt et à l’oeil. Nicole CATHELINE plante bien le décor “ainsi un jeune adolescent peut-il être sensible à la manière dont l’enseignant se comporte qu’à la matière qu’il enseigne. Il refusera d’investir les propos d’un adulte avec qui il n’est pas d’accord”. François FLAHAULT, dans son merveilleux essai SISYPHE PROFESSEUR, nous plonge dans l’infinie subtilité de le relation éducative qui engage chacun - professeur et élève au plus profond de lui même et constitue la chair de la poésie de l’école : “Écoliers et lycéens sont inévitablement tiraillés entre leur devoir, qui est d’occuper leur place d’élèves par rapport à l’instituteur ou au professeur, et leur plaisir, qui est d’occuper une place dans un réseau de camarades. Autrement dit, ce qu’ils sont dans la cour de récréation, ils ne renoncent pas volontiers à l’être lorsqu’ils rentrent en classe... comment renoncer tout à fait au parfum enivrant d’une existence inconditionnelle ? On en goûte les délices à la faveur d’un aparté avec un camarade et plus ce qu’on se dit est bête, plus çà fait du bien.

Car, du moment qu’il est clandestin et étranger à l’ordre voulu par le maître, un échange, même minuscule, se charge d’une valeur immense. dans un rien, dans “une connerie”, on en arrive à investir l’enjeu d’une réalisation de soi sans conditions... (ceux qui jouent le jeu) de la relation professeurs-élèves essaient tout de même de faire entendre au maître qu’ils ne tirent pas leur existence de son seul discours. Ils insèrent donc dans celui-ci un morceau en provenance de leur vie extérieure à l’école, en provenance de leur monde ; ils font sonner une note qui ne figure pas dans la partition du professeur mais qu’ils aimeraient y ajouter”.

Voilà toute la difficulté mais aussi tout le bonheur d’enseigner, c’est à dire d’humaniser le monde.

“Entre l’enseignement et les élèves, il ne peut pas ne pas exister de distance culturelle : elle est statutaire, et nul n’irait à l’école pour y apprendre ce qu’il sait déjà. On peut réduire cette distance, mais non l‘annuler. Elle est CONSTITUTIVE” rappelle Antoine PROST.

Et pourtant, pour des raisons diverses, on vit largement dans un énigmatique déni de réalité. L’Education nationale n’aime pas côtoyer les précipices sur lesquels on met un voile pudique et imperturbablement, à chaque rentrée, on fait comme si l’école était prête à fonctionner sans conditions. Ce sont curieusement les questions que l’on devrait mettre le plus en avant que l’on évacue généralement le plus possible dans les marges du débat collectif dans un établissement (sauf dans les établissements les plus sensibles). Sans doute parce qu’elles font mal, qu’elles touchent au coeur de l’être école et de celui de tous ses acteurs.

L’Education Nationale, à supposer que l’entité classe subsiste, doit remettre sur le devant de la scène - ce d’autant qu’elle peut s’appuyer sur les multiples acquis des sciences de l’éducation - les deux leviers que sont la formation du groupe classe (psychologie) et la transmission (la pédagogie).

On ne peut que suivre Nicole CATHELINE “les enfants d’aujourd’hui ne sont pas préparés à vivre en groupe. Le premier travail de l’enseignant devrait être de constituer le groupe, que chacun y soit accepté, que chacun y trouve sa place avec ses particularités” ou Édith TARTAR GODET “la cohésion du groupe se construit sur l’équilibre précaire entre les forces centrifuges et les forces de rassemblement. Celles-ci sont à mobiliser sans cesse par l’enseignant pour amener chaque enfant à devenir élève et élève de ce groupe classe”. Plus facile à dire qu’à faire. Ce d’autant que l’on a l’impression que beaucoup d’élèves d’aujourd’hui cassent comme du verre à l’épreuve du collectif.

A n’en pas douter la charte de vie de classe n’est le plus souvent qu’un bouchon sur l’océan de l’effervescence adolescente. Antoine PROST, de son côté, plaide pour FAIRE CLASSE PLUTÔT QUE FAIRE COURS : “dans la conception du métier très généralement admise : enseigner, c’est faire cours, c’est transmettre des connaissances. Cela conduit à dissocier le moment du cours et celui de l’exercice, indispensable pour assimiler le cours et lui faire porter ses fruits. Les apprentissages les plus importants ne se font pas en se contentant d’écouter des cours : il faut prendre des notes, les relire, les assimiler. On apprend pas à penser par mimétisme en écoutant un professeur qui pense : il faut essayer de penser pas soi-même. Pour bronzer, il suffit de s’exposer au soleil. Pour apprendre, il ne suffit pas de s’exposer à la parole magistrale ! La parole du maître est inefficace si elle n’est pas travaillée par les élèves”.

C’est dire combien nous, enseignants débutants ou expérimentés, avons du pain sur la planche.

La loi d’orientation devra donner aux enseignants, tant à travers la formation initiale que la formation continue, les clés et les moyens pour habiter pleinement la classe.

HABITER LES INTERFACES

Si le temps de l’élève se distribue essentiellement entre la maison et le collège, un regard attentif souligne qu’il est beaucoup plus discontinu et séquentiel qu’il n’y parait à première vue, à l’intérieur de la cité scolaire. Le temps de la classe et celui des autres moments du collège ont des configurations, des rituels et des statuts très différents. La classe a peu à voir avec le temps de la récréation ou de la cantine. Le CDI, la permanence voire le gymnase fonctionnent selon des modalités singulières. Que dire du monde de l’infirmerie ou du foyer des élèves ?

Le monde des interfaces est aussi celui des interstices qui ouvrent la voie aux transgressions ordinaires ou extraordinaires. Il ne faut pas abandonner les espaces de vie et de circulation afin qu’ils ne deviennent pas des zones de non droit !

Que dire des abords du collège dont M OYAHON (ancien principal du collège de Lavaur) disait non sans malice “les eaux territoriales font partie du collège”.

Or l’école n’est pas une communauté mais une société nous dit Bernard DEFRANCE “dans une communauté, les individus se choisissent mutuellement autour d’un but commun à la réalisation duquel la participation de chacun est nécessaire tandis que, dans une société, les individus ne se choisissent pas. Ils poursuivent des buts juxtaposés, ce qui est le cas de l’école où les élèves ne choisissent pas leurs camarades, ou leurs enseignants lesquels ne les choisissent pas non plus. Considérer l’école comme une société peut nous permettre de sortir de quelques impasses”.

Si l’on ajoute “que la loi change d’un professeur à l’autre et d’une classe à l’autre” et “qu’aucune loi n’oblige un élève à travailler”, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Sans oublier l’essentiel, le collège est bien l’épicentre du “big bang’ de l’adolescence qui submerge tout jusqu’à tendre jusqu’à la rupture la corde des relations avec les adultes. La toute puissance adolescente et son flot d’émotions et de pulsions se “ prend la tête” avec le monde des adultes qu’ils ont pourtant en permanence sur le dos à l’école comme à la maison.

Situation non seulement explosive mais mouvante et souvent insaisissable : “à la maison ou à l‘école, ce n’est pas le même enfant et chacun parent ou enseignant -parle de celui qu’il connaît” rappelle justement Nicole CATHELINE. Bien plus, l’adolescent n’est pas le même d’un cours à l’autre, d’un espace à l’autre, d’une semaine à l’autre.

L’adolescent est bien un fabuleux caméléon.

Dès lors, comme tout va très vite, se bouscule, s’entremêle, s’entrechoque dans cette ruche incandescente qu’est un collège. On doit veiller comme le lait sur le feu à ce que la réalité n’échappe pas aux écrans de contrôle ou ne devienne, sans que l’on y prenne garde, hors de contrôle. Élèves comme adultes vivent sur un volcan, tout accaparés dans le même mouvement, notamment les enseignants, par mille investissements et sollicitations.

Rêver d’un oasis sanctuarisé ou aseptisé serait non seulement une illusion mais une offense à la jeunesse et à la vie qui ne s’arrête pas à la porte de l’établissement.

Notre conviction est que les adolescents doivent être confrontés au front de l’interpellation (mélange de fermeté et de bienveillance) qui se déploie, se distribue, se recompose le long des lignes de faille. Un subtil serpentin éducatif qui s’inscrit dans des temps institués et des rituels partagés. De sorte que les discontinuités propres à la respiration de la ruche école et à la construction de l’enfant soient subtilement régulés pour ne pas déstabiliser le fragile équilibre de la cité scolaire.

Soyons plus concrets.

Il y a deux moments de très forte dépressurisation : la sortie de la classe (dont le flux se déverse dans les couloirs et les escaliers) et la sortie de l’établissement (qui s’ouvre vers le grand large) à la fin de la journée de cours. Comme si ces deux moments à haute pression matérialisaient concrètement et symboliquement les lignes de faille à habiter par les adultes.

A se demander parfois si l’enceinte de vie qu’est la classe ainsi que la 2nde constituée par le reste de l’établissement n’étaient pas des espaces de confinement !

L’interface externe école/familles, qui mériterait un long développement, est l’objet d’un débat passionné mais elle est de plus en plus et de mieux en mieux travaillée par les équipes éducatives.

C’est, me semble-t-il, beaucoup plus la distance morale et la querelle des représentations qui est en cause que le lien concret. L’important est que la confiance se noue et que les médiations de toute nature s’efforcent de parler de l’école et de l’enfant réels dans l’intérêt bien compris des uns et des autres.

On pourra lire et s’appuyer sur la magistrale contribution de Philippe PERRENOUD où tout est dit ou presque (LE GO-BETWEEN : entre sa famille et l’école, l’enfant message et l’enfant messager).

Notre propos portera donc sur les interfaces internes qui sont d’une autre nature que les interfaces externes.

La classe est le coeur de la pédagogie mais aussi celui de la régulation car probablement 90% des sanctions et punitions en émanent. La raison principale évoquée plus haut est qu’au collectif plastique et poreux que traverse sans trop d’encombres l’enfant dans l’établissement s’oppose le collectif compact et abrupt de la classe. C’est un peu la nuit et le jour entre les deux mondes. Au point que s’il arrive à l’enseignant de maudire l’élève qui lui rend la vie impossible, il peut aussi admirer secrètement sa patience voire son abnégation “le bon élève c’est celui qui s’ennuie poliment” relève Philippe MEIRIEU. Ce qui génère au fond entre eux une secrète et profonde complicité car, pour le coup, ils partagent la même ressenti, la même aventure parfois la même souffrance et bien des rêves. C’est aussi cela la vraie vie qui nourrit l’indicible poésie de l’école.

Mais c’est au pied du mur qu’on voit le maçon. L’enfant d’aujourd’hui ne sera pas un adulte de demain exclusivement rivé à son écran d’ordinateur et autocentré. La classe est une épreuve de vérité et une école de la vie, celle du collectif et de l’inscription dans la société et ses aspérités. Il n’est pas bon d’assombrir exagérément le tableau et la maltraitance supposée de la classe ; il faut s’armer pour la vie et on ne meurt quand même à “rentrer (un peu) dans le moule”.

Elle est et sera toujours, il est vrai, une ligne de front sensible. Le chef d’établissement et la vie scolaire veulent, contre vents et marées, contenir et arrimer les élèves dans la classe. Les enseignants revendiquent un sas de décompression lorsque la situation devient intenable et qu’un ou plusieurs élèves font basculer le cours.

Chacun est dans sa vérité. Ils vivent en fait deux réalités différentes (le temps du dedans et celui du dehors de la classe) et sont animés par des logiques qui ont chacune leur légitimité. Ce ne sont pas d’abord les hommes qui doivent s’accorder mais bien les fonctions.

Pendant que les équipes éducatives (et spécialement les personnels de la vie scolaire) s’emploient - le plus souvent avec bonheur à colmater les brèches et à déminer le terrain- le discours politique, particulièrement dans la dernière période, s’évertue à souffler sur les braises. Non seulement, il s’interdit d’avancer toute réflexion et réponse significatives, mais plus encore, il participe fortement à fausser les représentations de l’école (déjà malmenées notamment par certains médias) dans l’opinion publique (qui est d’autant plus déroutée qu’elle se tient loin de la réalité vécue).

Ce paradoxe peut se vérifier très concrètement.

Alors que “le savoir être” inonde le débat sur l’école, l’Education nationale n’a produit que deux réels dispositifs en la matière depuis 15 ans : la note de vie scolaire et l’heure de vie de classe.

La note de vie scolaire n’a aucune prise sur le réel et personne n’y croit pas plus qu’il n’en parle autour de lui. L’heure de vie de classe, de son côté, offre bien plus de promesses et on pourrait, nous y reviendrons, renforcer facilement et utilement sa portée.

L’autorité à l’école est à la frontière de l’intime (privé) et du social ce qui génère de l’indéterminé et du clivant. D’où l’inépuisable querelle de la responsabilité qui alimente la parole de la salle des professeurs et qui met sur le gril aussi bien les parents que les adultes de l’établissement. Mur des lamentations ou écume incantatoire qui semble se dissoudre et être exclu ou presque, dans un véritable exorcisme, des journées de réflexion collective. Sans doute parce que le sujet est brûlant mais peut être aussi parce que- dans un aveuglant déni de réalité

- toute la société (enseignants compris) croient ou feignent de croire que l’autorité est “naturelle” et que les conditions de l’autorité à l’école continuent à aller de soi.

Compte tenu des profondes mutations de l’enfance, de la famille et de la société, cette question ne doit plus être reléguée aux marges . Il faut réfléchir et redéfinir les champs, les frontières et les canaux régulateurs de l’autorité et du vivre ensemble qui ont partie liée dans le collège.

Dans ce domaine, l’école (aux yeux des parents comme aux siens) ne doit plus avoir peur de perdre du temps pour en gagner.

Si la pédagogie relève toujours fondamentalement de la geste individuelle, l’autorité est probablement devenue beaucoup plus d’essence collégiale dans le nouvel âge de l’école.

L’autorité est et demeure certes la somme et la synergie des mille actes de la responsabilité individuelle. Mais, plus que jamais, les conditions de son exercice et le climat de l’établissement reposent sur tous et sur chacun (car tout interfère sur tout).

Pour répondre aux discordances qui en sont rien d’autre que le reflet de notre temps, l’école est tout sauf démunie si elle se donne les moyens de prendre à bras le corps ce qui semble quelque peu lui brûler les doigts.

Les équipes éducatives se sentent, à l’évidence, beaucoup plus à l’aise et légitiment, pour investir le “savoir faire” scolaire que le “savoir être” individuel et social. Mais les frontières sont si tenues et leur interférence permanente qu’enseignants et parents se renvoient très facilement la balle de la responsabilité du décrochage scolaire. Quand ce n’est celle du savoir faire éducatif !

En réalité, c’est spéculer en pure perte sur ce que sont ou ne sont pas (ou ce que devraient être) les enfants en dehors de l’école.

L’heure est venue d’investir à part égale à l’école, dans le même mouvement, les deux pôles que sont la réussite scolaire et l’édification éducative. Les mille médiations et régulations réalisés par les adultes chaque jour dans les collèges montrent que ce n’est pas tant les esprits qui doivent évoluer que l’articulation et la configuration globale de leurs interventions.

En somme, déployer et tisser (ou retisser) en permanence, de manière rapide et coordonnée, comme au rugby, toutes les lignes de la trame éducative et civique. Pour cela, il faut donner du temps aux adultes qui doivent aussi décélérer (tout ne se règle pas autour de la machine à café ou entre deux portes) et ouvrir des espaces et des rites qui instituent, relancent, régulent et fédèrent. L’intelligence collective fera le reste.

Car le plus souvent, toute arcqueboutée sur l’enseignement, l’évaluation, les exigences et les surcharges quotidiennes, l’équipe éducative est immanquablement conduite à régir en ordre dispersé et souvent trop tard (ce qui ne pardonne pas et occasionne quelques brèches dans l’édifice scolaire). Ce qui fait dire à Anne BARRERE “il y a peu de collectif adultes face au collectif juvénile qui soit capable d’agir ensemble face à la déstabilisation permanente”.

Le conseil de classe, même s’il reste un rituel indispensable, est avant tout un arrêt sur images, à peine un régulateur, rarement un levier. C’est ainsi que l’heure de vie de classe, devenue plus collégiale - ce qui suppose d’aligner les emplois du temps- pourrait être le coeur et le fer de lance du travail des interfaces internes. Car le front du décrochage scolaire ne passe pas et ne se travaille pas que dans la classe.

Dans les situations courantes, une médiation à la marge, du professeur principal ou d’un adulte, auprès de l’élève ou de sa famille remet l’enfant dans le sens de la marche. Dans les classes structurellement explosives ou plus couramment quand, par jeu, les élèves ont décidé de perturber voire de faire chavirer l’ordre scolaire, seule une intervention collégiale de fond peut permettre de passer le cap. Il n’est plus possible de laisser s’époumonner le malheureux professeur principal souvent en pure perte ou d’externaliser les situations ingérables dans le seul bureau du conseiller d’éducation. Il est des situations ou tout le monde
- élèves comme adultes- doivent entendre la même chose en même temps pour déminer le terrain.

Cette culture de la collégialité du vivre ensemble est pleine de promesses. Quand le professeur est livré à lui même comme un bouchon sur l’eau, il n’a pas d’autres choix que de faire le gros dos jusqu’à la fin du cours ou de l’année s’il ne craque pas avant. Le plus souvent il préfère ne rien dire pour éviter de s’entendre dire qu’il n’a pas d’autorité ou qu’il s’y prend mal. S’il pouvait partager dans un espace de parole et de régulation crédible car institué, la même difficulté que les autres vivent mais cachent, tout se dénouerait et le paysage de l’école se transformerait très vite. Il y a la un formidable levier civique et un vivier éducatif trop peu exploré. Probablement parce que nos instances de régulation et nos rituels sont encore trop fondés sur un autre âge de l’école, lorsque tout allait un peu plus de soi. Mais d’un trou on peut faire une bosse et convenir avec François FLAHAULT que “les enfants ont besoin que les adultes les aident à se limiter et, en quelque sorte, les protègent d’eux-mêmes”.

Depuis des années on a mis l’accent sur la transversalité disciplinaire mais l’école a beaucoup trop laissé en jachère la transversalité civique. Pourtant des initiatives affleurent : le même référent pour le suivi de cohorte de la 6ème à la 3ème, le double pépénnat ( deux professeurs principaux pour une même classe) , les espaces de parole, les élèves médiateurs, le lien avec les familles, etc.

L’un des grands mérites de la loi d’orientation serait - ce qui n’a jamais été fait- de mutualiser et de passer au crible la validité de toutes les expériences car cela relève de la compétence et de l’impérieuse responsabilité de l’Education Nationale.

Car en définitive, on perd trop facilement de vue ce qui est primordial : au lieu de mimer, de détricoter, de contourner, de charger la barque voire de déligitimer l’entité classe, tous les acteurs de l’école (et de la société) devraient se mobiliser et avoir comme seule ligne de conduite de veiller aux conditions morales et matérielles d’un bon fonctionnement de la classe pour les élèves comme pour les enseignants. Sauf, encore une fois, à décider de la supprimer.

On ne doit pas jouer à la roulette russe avec le destin (et l’être) des élèves comme des enseignants.

La question du vivre ensemble est tout sauf indifférente à l’exercice de la pédagogie mais elle ne peut plus trouver son assise ni dans un caporalisme d’un autre âge ni dans un bricolage au coup par coup et en ordre dispersé.

On s’accordera probablement avec François FLAHAULT pour “penser qu’avec une “bonne” pédagogie les questions de discipline ne se posent plus, c’est prendre ses désirs pour des réalités”.

La réflexion sur la refondation de l’école aurait tort d’en faire une question annexe ou de la laisser dans l’ombre. Tout un horizon fécond est à investir et à inventer pour l’école de demain pour tout à la fois instruire et éduquer. Et d’abord rester debout face à la houle de notre temps.

HABITER LE SENS

Si l’école toute entière n’a pas pour horizon le sens et la saveur des savoirs, elle se condamne à alimenter toutes les polices de la pensée et le désenchantement du monde.

Elle semble aujourd’hui emportée par le tourbillon de l’innovation qui parait lui servir de philosophie et de fin en soi alors qu’elle n’est qu’un outil “la question portant sur le sens et la motivation de l’innovation scolaire ne semble plus se poser : l’innovation devient en quelque sorte “intransitive” et auto-référentielle : elle innove parce qu’elle doit innover” relève Patrick METRAL. Au point qu’avec son idée de “naturalisation” de l’échec scolaire (si l’élève est en difficulté c’est bien qu’il n’aurait pas sa place au collège), Jean Yves ROCHEX met un pavé dans la mare de nos contradictions. Dès lors la question de la démocratisation et de la transformation de l’école ne se posent plus du tout dans les mêmes termes. C’est la voie royale ouverte au déterminisme de la relégation. Il n’est pas loin de penser que si l’innovation n’est pas au service de la transformation sociale, aujourd’hui amortie ou évacuée, elle est condamnée à tourner en rond. Ce d’autant que les ratés des passages de témoin, la difficulté d’enseigner et la victoire de l’individualisation sur la plasticité, ont gravé, par méprise, dans la tête de nombreux enseignants, que collège unique signifiait mécaniquement avec collège tout d’un bloc.

Si la querelle de l’école fait rage, il n’en reste pas moins qu’il est tout à fait possible de faire la part des choses et de trier le bon grain de l’ivraie de la critique de l’école. C’est ainsi que le sempiternel procès fait au concept “de l’enfant au centre du système éducatif” d’avoir “évacué les savoirs de l’école” ne résiste guère à l’examen. Antoine PROST a balayé cette objection d’un revers de main “l’enfant est au centre de l’école comme le malade est au centre de l’hôpital”.

Alain FINKIELKRAUT, de ce point de vue, confond trop facilement critique de la société et critique de l’école. L’école de la République accueille tout simplement les élèves comme ils arrivent, elle n’a pas le choix et c’est sa première raison d’être.

Et d’ailleurs entre la fonction de “décélération” chère à Philippe MEIRIEU et “la pause de la skolé” défendue par Jean François MATTEI, le visée n’est elle pas la même ? Pas plus qu’elle n’est antinomique de la conviction de Félix CASTAN “j’ai toujours pensé que le centre de l’école était hors de l’école”. Signifiant par la que le rôle de l’école était à la fois l’une des clés de la lisibilité du monde par l’enfant et de son y inscription.

Pour le reste Anne BARRERE formule bien la réalité actuelle “l’école doit savoir dire en quoi elle est spécifique, à quel moment et pourquoi, il faut qu’elle se coupe de la société. Elle doit mieux savoir dire pourquoi on ferme les portables ou on débranche les écouteurs”.

Le débat change aujourd’hui sensiblement de nature et se focalise sur “l’école du socle” et sa camisole de force évaluatrice. Pour beaucoup, elle arrime directement les missions de l’école à la loi d’airain du marché du travail de l’économie libérale. Point de vue qui, s’il ne doit pas être pris à la légère, n’emporte pas totalement l’adhésion. Tout simplement parce que l’école d’aujourd’hui est déjà pleinement utilitariste. Qu’on le veuille ou non, qu’on l’approuve ou qu’on le déplore, la doxa et la préoccupation utilitaristes sont très largement entrées dans les têtes et les actes.

Dès la classe de 6ème, il arrive de plus en plus que l’on invite les élèves en difficulté scolaire , eux qui tombent du nid et sont accaparés à leur survie existentielle, à réfléchir à leur orientation professionnelle. De ce point de vue, Anne Barrère invite à prendre avec aménité la pression de la note et la demande sociale des familles qui ont légitimement en tête l’avenir de leurs enfants.

Il est vrai que l’on s’éloigne de plus en plus de la recommandation d’Antoine PROST “l’école est là pour former des hommes et des femmes bien dans leur peau, capables de s’aimer et d’aimer leurs enfants, de faire la chaîne entre les générations, de créer une culture commune. De faire que les gens de 70 ans aient le même vocabulaire et se comprennent quand ils parlent à leurs enfants de 10 ou 15 ans. La fonction de l’enseignement est fondamentalement humaniste, pas utilitaire. La fonction de l’école, ce n’est pas de donner un emploi”. Et de déplorer “l’école ne fabrique plus la société, elle fabrique un système socioéconomique”. Sans doute fait-il rééquilibrer les deux plateaux de la balance, ce qui ne va pas de soi.

Dans l’actuelle confusion des esprits, qui est tout sauf surprenante, tant l’on a abusivement alimenté l’idée que l’école allait mal, il est temps de remettre les cadrans des pendules à l’heure. Chacun doit se convaincre avec force que ce qui est malmené aujourd’hui à l’école ce ne sont en rien les apprentissages et les savoirs mais bien le sens et la respiration des savoirs.

Et cela vaut dans tous les domaines.

L’école vit avec son temps et elle mord à pleines dents dans l’univers informatique qui lui offre bien des potentialités.

Chacun enseignant sait bien qu’il n’est qu’un outil mais, éblouis par sa magie et sa geste conquérante, il arrive que l’on oublie, chemin faisant, qu’il ne donne pas en lui même le sens . Le tout numérique, si l’on n’y met pas de l’âme, peut non seulement éloigner mais enfermer les hommes et les choses dans l’illusoire griserie de la transparence. A l’école comme ailleurs, gardons nous du “tous connectés mais du tous séparés”.

Il en va de même de l’interdisciplinarité sur laquelle l’école a beaucoup misé depuis 15 ans. Tel parcours culturel ou telle esquisse de transversalité même si ce ne sont que des coquilles vides de signification réelle bénéficient d’un chèque en blanc de principe.

L’institution, plus sourcilleuse en bien d’autres domaines, se garderait bien de la moindre objection tant sur le contenu que sur la finalité de l’entreprise. La transversalité formelle à le vent en poupe dans l’école et auprès des parents, la transversalité réelle passe, elle, trop souvent à la trappe.

Et c’est dans ce contexte que “l’école du socle” semble une réponse bien illusoire pour ne pas dire contre productive afin de répondre aux défis d’aujourd’hui. Elle apparaît plus comme un sauve qui peut conceptuel, dans l’océan des mutations, bien inapte à habiter le sens des savoirs.

On objectera que c’est le mode d’emploi qui n’a pas suivi ou a été détourné de son objet. Il est à craindre que plus qu’un défaut du service après vente , ce soit bien un défaut de fabrication. Au point que l’émergence de “l’école du socle” comme l’alpha et l’oméga est en soi le symptôme , non de la crise de l’école, mais bien plus de l’épuisement de la pensée de l’école. Peut être, ce qui serait plus grave, de la pensée pédagogique.

En quoi la lourde machinerie des items, leviers et paliers de l’école des compétences - à défaut d’occuper en pure perte les esprits et les énergies et d’infantiliser les enseignants - peut elle habiter le moins du monde le sens des savoirs ? Que devient la liberté pédagogique - l’être pédagogique - qui est la source et l’âme de la geste d’un métier pas tout à fait comme les autres ? A se demander si cette fois, ce ne sont pas les enseignants que l’on rêve de faire “rentrer dans le moule” de l’oblitération du sens. Il ne faudra pas s’étonner si les élèves mènent leur vie loin d’un mécano désincarné qui a peu de chances de réanchanter l’école mais bien de l’assécher. Et de frapper au coeur de ce que nous avons de plus essentiel , la poésie de l’école. Ce qui au fond, est en cause ou à refonder, ce n’est pas tant l’école qui se réinvente tous les jours dans les classes mais bien la pensée de (et sur) l’école.

Pour conclure

La concertation sur la refondation de l’école arrive à point nommé, après la descente aux enfers d’une décennie, dont on ne voyait jamais ni la fin ni les limites. C’est à la fois une chance et une responsabilité historiques qui s’offrent à nous. Vincent PEILLON a toutes les raisons de vouloir “fatiguer le doute” mais il ne doit pas, cette fois, en ignorer la cause. Et notamment les passages en force des éternels comités de pilotage qui verrouillent bien souvent le débat avant de l’avoir ouvert.

Nous devons, pour réussir, nous inscrire dans la durée et inventer les canaux de la circulation du dialogue et des réponses du sommet à la base et de la base au sommet de la pyramide. L’erreur serait sans doute d’affirmer trop fort, contre toute évidence ou du moins sans examen, que l’on sait ce qui est à faire.

Le plus grand intérêt de ce chantier prometteur est d’ailleurs, sans aucun doute, d’inventorier toutes les initiatives qui fourmillent et les passer au tamis de la critique. Pour tout dire, l’aboutissement idéal serait , que dans une vraie responsabilité de salut public, toute la palette des chercheurs chevronnés (la qualité ne manque pas), sans crainte d’être remis en cause , se retrouve pour réfléchir la juste voie pour l’école (dans une recherche serrée et sans concessions). On doit s’appuyer, pour le coup, sur toutes les compétences car, dans toute la complexité des attentes et des obstacles, le chemin est étroit et il va durablement engager l’avenir.

En n’oubliant ce qui me semble une évidence : l’école n’est pas à refonder mais à habiter ou, si l’on veut, la seule manière de la refonder, c’est tout simplement de l’habiter. Pour peu qu’elle ne soit tout à la fois ni le jouet, ni le terrain de toutes les boîtes de pandore de l’abstraction et de l’improvisation qui ne sont que le recto et le verso d’une même confusion.

Alain DAZIRON Professeur Hist et Géo en collège Eté 2012 Email:adaziron@wanadoo.fr


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