En 1972 le PCF avait défini une stratégie très précise de passage pacifique au socialisme qui s’inscrivait dans la longue marche depuis le Front populaire (1936) pour bâtir une voie originale de dépassement du capitalisme. Depuis l’échec du Programme commun de la gauche (PCG) en 1983, aucune nouvelle réflexion stratégique n’a abouti, après l’expérience négative de la tentative d’instaurer une « mutation » du PCF au Congrès de Martigues. Nous en sommes toujours là.
Le Programme commun de la gauche reposait pour le PCF sur une visée évolutive, gradualiste, du passage au socialisme, avec une étape clairement définie selon une conception linéaire de l’évolution historique : « d’abord » la conquête du pouvoir politique, non plus par la prise du Palais d’hiver et la dictature du prolétariat, comme en 1917 en Russie, mais par la victoire électorale du (des ?) parti de la classe ouvrière. Ensuite trois mesures étatiques étaient susceptibles de mettre la société française sur la voie du socialisme : les nationalisations des secteurs clés de l’industrie et des banques, la planification démocratique des grandes filières industrielles nationales à privilégier, et enfin les droits nouveaux des salariés dans les entreprises (l’élection des administrateurs salariés, voire du PDG des entreprises nationalisées, l’augmentation des pouvoirs économiques des comités d’entreprise).
En 1981, les secteurs clé des entreprises et des banques ont été nationalisés, mais le pouvoir économique est resté monopolisé par des PDG, invités par le gouvernement à majorité socialiste à se comporter comme n’importe quel PDG, autrement dit à faire du profit et à gérer son entreprise selon des critères de rentabilité de plus en plus alignés sur les critères des marchés financiers. La bataille pour de nouveaux critères de gestion lancés par la section économique du PCF a été entravée par le combat, privilégié, pour « un seuil minimum » de nationalisations, sans que la direction du PCF ait clairement conscience de ce qui était décisif dans la nationalisation : non tant l’étatisation que les critères de gestion et l’intervention directe des salariés eux-mêmes, leur mobilisation individuelle et collective pour une autre gestion. Face à un PS qui voulait essentiellement faire des entreprises nationalisées des « champions nationaux » gérés comme n’importe quelle entreprise capitaliste, le PCF n’a pas choisi la voie autogestionnaire, il l’a même ouvertement combattue dans les années 70, comme je l’ai montré dans mon livre, en opposant autogestion, contrôle ouvrier et une « gestion démocratique » marquée par la centralisation verticale, et par une planification étatique supposée être la seule assurance de cohésion nationale.
Lors de la mise en œuvre des groupes d’expression directe et des conseils d’atelier (lois Auroux sur la démocratisation du secteur public) en 1982, PCF et CGT ont fait preuve de méfiance à l’égard de dispositifs de démocratie directe soupçonnés de vouloir contourner les instances syndicales au profit des directions d’entreprise. Certes les pouvoirs des conseils d’atelier étaient limités, ils étaient instrumentalisés par le management participatif ; mais là où les syndicats ont su mener la bataille et le débat sur de nouveaux critères de gestion et sur des alternatives industrielles, les conseils d’atelier ont su proposer de nouvelles organisations du travail, privilégier les économies sur le capital et retourner en faveur des salariés les GPEQ (gestions prévisionnelles des emplois et des qualifications). Par contre, ces expériences sont restées limitées aux entreprises qui avaient déjà une culture autogestionnaire, faute d’être diffusées, stimulées ; les organisations partidaires et syndicales n’ont pas mis en œuvre une coordination nationale des expériences autogestionnaires, pour contrer le management participatif, mener la bataille locale et globale contre l’hégémonie néo-libérale.
Mais l’obstacle le plus redoutable résidait, réside toujours dans le cadre politique, inchangé, à travers lequel étaient perçues ces expériences, quand elles ont eu lieu : ce que nous appelons un « Palais d’hiver symbolique ». Les interventions directes des salariés, des militants de base dans la gestion étaient toujours perçues, en effet, comme une conséquence, une retombée de la conquête, préalable, du pouvoir politique par le haut et non comme le début d’un processus de conquête de l’hégémonie dans les ateliers et les services. La « prise du Palais d’hiver »reste encore dans les têtes l’horizon symbolique indépassable d’un parti révolutionnaire, à l’opposé d’un parti réformiste qui se contente d’accompagner et de réguler le capitalisme grâce à l’Etat social. La démocratie « menée jusqu’au bout » débouche sur l’autogestion dans l’entreprise et la Cité, avec pour finalité la mise en cause de l’essence même du capitalisme, à savoir la scission entre le travail et le capital, entre les gouvernants et les gouvernés.
Mais par quels moyens dépasser la démocratie représentative, délégataire ? Comment faire converger les collectifs autogestionnaires, les réseaux locaux, sans retomber dans la division entre une élite techno-bureaucratique et la masse des citoyens de base qui n’ont ni le temps ni l’envie de contrôler sans cesse les élus qu’ils ont mandatés ? Comment repérer dans le temps long ce qui relève de la simple amélioration du système capitaliste et ce qui relève de son dépassement, d’un véritable saut qualitatif ?
La révolution informationnelle va justement ouvrir l’horizon des possibles en mettant au cœur du développement économique et social la formation et le développement de l’humain, l’exigence d’un égal accès à ce que nous avons appelé « les services de production et de reproduction de l’humain » : les services collectifs de l’éducation, de la formation, de la culture, de la recherche, de la santé, du logement social, de la protection sociale…Alors même que le capitalisme et les politiques néo-libérales continuent de plus belle à traiter ces services publics comme un « coût » à réduire de façon privilégiée, comme la variable d’ajustement des politiques économiques, la crise financière de 2008-2010 révèle l’absurdité (aux yeux mêmes des dirigeants capitalistes) de politiques d’austérité qui coupent…les crédits qui auraient permis de sortir de la récession mondiale devenue systémique.
Il ne s’agit plus simplement d’accompagner ou de réguler des politiques économiques devenues folles, il s’agirait bel et bien de « retourner » (de révolutionner ?) les fondements mêmes du développement humain, en privilégiant les économies en capital et en traitant le développement des hommes, salaires, formation comme services publics, comme des investissements prioritaires. Le dépassement du capitalisme passerait alors par cette révolution des modes de production et des modes de vie issus de la révolution industrielle qui a fondé le capitalisme. La division capitaliste entre le travail manuel ouvrier et le travail intellectuel monopolisé par le capitaliste et ses subordonnés, la production-consommation des produits standards de masse, la marchandisation de toutes les activités humaines seraient aujourd’hui confontées à leurs possibles contraires : la révolution informationnelle a développé des activités qui exigent, partout, l’épanouissement du travail intellectuel, la responsabilisation des salariés, l’échange des paroles, des musiques sur internet se joue de la propriété privée et de la rétention de l’information, les droits au libre accès, gratuit, non marchand, des services publics mettent en cause les logiques marchandes ; la mondialisation arrogante de l’exploitation capitaliste, des réseaux des grands groupes capitalistes et des élites au pouvoir, doit aujourd’hui céder la parole et l’image aux « sans voix » , aux sans images, les jeunes diplômés précarisés et flexibles qui entament une ronde mondiale, à travers les réseaux d’internet, contre le capital financier.
Ces enfants d’internet et de la révolution informationnelle, depuis les révolutions arabes jusqu’aux indignés du monde entier,ont bouleversé l’espace public des débats politiques.Ile ont renouvelé l’exigence d’une démocratie autogestionnaire. Ils interpellent les partis de gauche, mettent en cause la démocratie délégataire et en premier lieu le PCF qui propose de « pousser la démocratie jusqu’au bout. »
Il faut construire des passerelles qui relient la démocratie directe des assemblées de citoyens et de salariés avec une véritable décentralisation des pouvoirs territoriaux, depuis la commune jusqu’au conseil régional, aux assemblées nationales et même aux pouvoirs européens, en commençant « à construire une nouvelle culture de gestion- basée sur la coopération et non la concurrence entre les différentes strates institutionnelles et administratives.[1] »Loin de s’opposer, démocratie représentative et démocratie directe pourraient ainsi s’épauler et se nourrir des luttes et manifestations internationales qui dessinent aujourd’hui la possibilité d’une « mondialisation heureuse. »
[1] J.C. Mairal, « Du mondial au local.Vers une réforme des collectivités territoriales », Note de la Fondation Gabriel Peri. Juillet 2010.
Dernier ouvrage paru : Une autre façon de faire de la politique. Éditions le Temps des cerises, août 2012.
Par Jean Lojkine, philosophe, sociologue
Tribune dans L’Humanité
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