Entre 1899 et 1902, Jean Jaurès ne siège pas au Parlement. Engagé en faveur de Dreyfus, il écrit beaucoup, comme en attestent les articles publiés dans la Petite République et la Dépêche. Acteur politique impliqué dans la défense de la République, il publie une histoire de la Révolution française.
Les années 1899-1902 revêtent un intérêt particulier dans l’itinéraire de Jean Jaurès à la fois du fait des circonstances politiques et de sa situation. Il n’est plus député, ayant été battu en mai 1898 à Carmaux à la suite d’une campagne haineuse et violente. S’il peut agir, c’est par la presse et dans le mouvement socialiste. Pendant ces trois ans, il écrit d’octobre 1899 à juillet 1902 environ 500 articles dans la Petite République, journal socialisant, et dans le journal radical la Dépêche de Toulouse. En même temps, il a accepté de diriger l’Histoire socialiste de la Révolution française, dont il rédige les trois premières parties (« la Constituante », « la Législative », « la Convention » jusqu’à la mort de Robespierre), tâche énorme et qui l’accapare longuement. Cette période correspond au ministère de Waldeck-Rousseau, formé en juin 1899 pour riposter à l’agitation nationaliste et factieuse, ministère soutenu par une large partie de républicains de gouvernement, les radicaux et une partie des socialistes et qui incarne, à l’époque, une majorité de gauche. Il liquide pour l’essentiel l’affaire Dreyfus et réalise une œuvre utile dont la plus connue est la loi de 1901 sur les associations. Dans ce ministère entre pour la première fois, de sa propre initiative, un député socialiste, Alexandre Millerand, ministre du Commerce, de l’Industrie et des Postes, ce qui trouble profondément le mouvement socialiste, opposé par principe à la participation ministérielle. Les socialistes sont encore divisés en plusieurs mouvements : indépendants, Parti ouvrier français, allemanistes, blanquistes. L’aspiration à l’unité tend à les réunir en un seul parti mais les divisions héritées sont encore très fortes et bloquent finalement le processus unitaire qui avait paru démarrer. C’est face à cette situation que Jaurès réagit au jour le jour.
La parution du tome VIII des Œuvres de Jaurès (voir notre encadré) offre l’occasion de mieux connaître la pensée et les choix très clairs de Jaurès. Il appuie sans réserve le gouvernement de défense républicaine et même la participation de Millerand au ministère et invoque pour cela des raisons de fond : le mouvement socialiste doit tout faire pour donner à la République un contenu de plus en plus progressiste, seule condition pour que, de là, on puisse espérer passer à une société socialiste. Cela implique qu’au lieu de dénoncer le caractère bourgeois de cette république, on en saisisse au contraire pleinement les potentialités démocratiques et sociales. Jaurès pense qu’il faut en quelque sorte investir le régime de l’intérieur grâce au suffrage universel, mais aussi à tous les moyens dont peuvent disposer les travailleurs, municipalités, syndicats, coopératives, voire la grève générale, mais légale et pacifique, avec l’espoir qu’un basculement vers le socialisme, dont ni le moment ni la forme ne peuvent être prévus, puisse se produire.
Extrêmement soucieux de saisir dans sa complexité l’évolution de la société française, Jaurès récuse un strict matérialisme économique. Il faut tenir compte de la « logique interne de certaines forces, la Science, l’Église, la Démocratie ». De ce fait, le Parti socialiste, représentant du prolétariat, ne doit pas avoir peur des rencontres occasionnelles avec les autres classes. Sur la grande question de l’avènement d’une révolution socialiste, Jaurès considère que, depuis 1848, les conditions du déclenchement d’un mouvement révolutionnaire ont profondément changé. Si une révolution socialiste peut survenir, ce ne peut être que celle d’une majorité. Il faut donc encourager toutes les formes d’organisation ouvrière et Jaurès s’y emploie. Il faut aussi obtenir au sein de la République bourgeoise toutes les réformes possibles et Jaurès défend, par exemple, la création de retraites ouvrières, alors proposée, dont le mouvement ouvrier dénonce au contraire l’insuffisance. Engagé dans cette voie, Jaurès doit faire face à une double opposition, celle des socialistes guesdistes et blanquistes, qui restent attachés à l’idée d’une prise de pouvoir par la force, qui dénoncent l’insuffisance de l’action gouvernementale et la « trahison » de la participation (celle-ci sera d’ailleurs condamnée par le Mouvement socialiste international). Et du côté du mouvement ouvrier, encore dominé par le syndicalisme révolutionnaire et la méfiance vis-à-vis de la lutte politique, la réception des idées de Jaurès n’est guère plus favorable. Ces années sont, pour Jaurès, difficiles. Il puise cependant confiance dans l’histoire de la Révolution française, référence permanente chez lui, qui montre comment le peuple en action a pu contribuer à pousser la Révolution vers une démocratie plus authentique. Sans doute fait-il trop confiance aux possibilités d’évolution de la République bourgeoise, qui ne lui semble pas avoir épuisé ses potentialités. C’est donc une étape dans la vie et l’action de Jean Jaurès. Les circonstances l’amèneront plus tard à évoluer à mesure que les conflits de classes prendront plus de vigueur au sein de la société française.
Les œuvres publiées Le tome 8 des Œuvres de Jaurès, préparé par Maurice Agulhon et Jean-François Chanet sous la responsabilité de la Société d’études jaurésiennes et intitulé Défense républicaine et participation ministérielle (1), reproduit 150 articles sur les 500 environ que Jaurès a écrits pendant cette période et quelques discours. Ces textes sont répartis en cinq rubriques : « Défense républicaine et politique socialiste », « Législation sociale et organisation syndicale », « Combats pour l’unité socialiste », « Études socialistes », « La patrie et la paix ». Certains articles poursuivis sur plusieurs numéros, comme ceux sur la propriété individuelle dans le droit bourgeois, sont de véritables études, très approfondies. Une liste complète des articles publiés par Jaurès pendant cette période est donnée en fin de volume. Celui-ci n’épuise pas l’œuvre de Jaurès pendant cette période, qui comprend aussi l’Histoire socialiste de la Révolution française (6 volumes, soit plusieurs milliers de pages) et des discours dans les congrès et réunions socialistes.
Raymond Huard,
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