D’ou vient Podemos et où va-t-il ?

samedi 30 novembre 2019.
 

Texte de Louis Proyect, traduit par Manuel Talens, édité par Fausto Giudice (décembre 2014)

L’article ci-dessous fournit quelques informations sur Podemos en Espagne, il s’agit d’un parti radical à large base sociale qui a été comparé à Syriza en Grèce. Il a été écrit originalement pour la relance du site web North Star, qui appelle aussi à la création d’un parti anti capitaliste non-sectaire à large base, en d’autres termes, d’un Podemos américain.

Pour ceux d’entre nous aux Etats Unis qui travaillent pour créer quelque chose d’équivalent, il y a beaucoup de leçons à tirer, même si les différences entre les Etats Unis et l’Espagne sont considérables. Mais la clé est ce que les deux pays ont en commun, un système bipartisan qui a efficacement maintenu un contrôle hégémonique sur la politique.

Les partis

Le Parti Populaire gouvernait jusqu’à présent l’ Espagne. Fondé en 1989, il n’est pas si à droite que le parti républicain aux Etats Unis, mais il est son équivalent car il représente ouvertement les intérêts de la classe des grandes entreprises. Il est issu de la fusion de l’Alliance Populaire, qui avait été fondée par un ancien responsable phalangiste à la recherche de respectabilité dans l’ère post-Franco, et de petits partis libéraux. Sur le spectre politique européen, il a beaucoup en commun avec les démocrates-chrétiens allemands et le parti conservateur en Grande-Bretagne.

Le gouvernement actuel est diigé par le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE). Malgré ce nom à consonance léniniste, il s’agit du parti social-démocrate fondé au dix-neuvième siècle qui fit partie du Front Populaire dans les années 1930. En 1979, le PSOE a désavoué le langage marxiste de son programme traditionnel, même s’il n’avait jamais été là que pour les apparences. Le Parti Populaire l’a remplacé au pouvoir en 2011 car les espagnols ont estimé qu’il ne faisait pas assez pour sortir l’économie de la crise économique en cours. En effet, le résultat du vote en Espagne a été semblable à celui des élections de mi-mandat qui ont eu lieu récemment aux Etats Unis, où les républicains ont remplacé les démocrates comme majorité.

L’opposition de gauche

Podemos émerge dans une très large mesure de la frustration face au tourniquet de la politique bourgeoise. Comme tel, sa naissance devrait servir d’inspiration pour la gauche américaine, même s’il ne parvient pas à répondre aux attentes de ceux à gauche qui veulent que la lutte de classe avance à un rythme plus rapide.

Avant que Podemos ait été lancé en janvier 2014, il y avait deux coalitions qui opéraient à la gauche du Parti Populaire et du PSOE. La première est Izquierda Unida dirigée par le Parti Communiste d’Espagne. Elle a oscillé entre des positions de conciliation et d’opposition vis-à-vis du PSOE, selon son appréciation du degré de viabilité d’une nouvelle version du Front Populaire. Après la crise économique une approche de plus grande confrontation est allée de pair avec la croissance du radicalisme en Espagne, même si Izquierda Unida a continué à tâter le terrain du côté du PSOE. Les militants d’Izquierda Unida se présentaient comme des militants plus radicaux que le PSOE, un pari difficile à vendre.

On trouvait à gauche d’Izquierda Unida la coalition Izquierda Anticapitalista, une formation fondée en octobre 2011 qui a associé des trotskystes et d’autres organisations d’extrême- gauche à la manière des expériences de l’alliance socialiste en Grande-Bretagne et ailleurs. Tant Izquierda Anticapitalista qu’Izquierda Unida ont grandi considérablement depuis que l’Espagne a été bouleversée par les protestations massives en 2011 qu’on connaît sous le nom du mouvement du 15 mai.

Le mouvement du 15 mai

C’était en gros l’équivalent espagnol du mouvement Occupy. Il a pris son nom le 15 mai 2011, lorsque les jeunes espagnols ont déferlé dans les rues et ont occupé des espaces publics dans cinquante-huit villes du pays. La raison principale était le chômage, qui alors était officiellement à 21,3 %. Au cœur de son programme était la certitude que le système bipartisan était en faillite.

Comme ce fut le cas avec le mouvement Occupy aux Etats Unis, certains dirigeants du mouvement du 15 mai avaient une « orientation horizontaliste » qui empêchait la politique électorale, position compréhensible compte tenu de l’échec du système bipartite. L’accent était mis sur la prise de décision par consensus sous contrôle local avec des actions directes destinées à forcer le gouvernement à garantir les besoins des gens. Tout naturellement, le mouvement du 15 mai était hésitant à s’aligner avec les vieux partis de gauche, considérés comme complices d’un système corrompu.

Compte tenu de la gravité de la crise économique en Espagne, le mouvement s’est étendu et a impliqué une proportion plus grande de la population que le mouvement Occupy aux Etats Unis.

C’est son caractère massif qui a créé le pouvoir social qui a rendu possible Podemos. Parmi les millions de personnes qui ont participé aux occupations et aux manifestations, il est douteux que beaucoup se soient considérés comme disciples de Mikhaïl Bakounine ou de Karl Marx.

Ce qu’ils cherchaient était une alternative sérieuse à l’impasse, susceptible d’infléchir des mesures radicales pour remédier à leur situation désespérée.

Les accoucheurs de Podemos

Au cours de la fin de semaine du 12 et du 13 Janvier 2014, un groupe de militants et d’intellectuels a fondé Podemos sur la base des principes énoncés dans un article intitulé « Mover Ficha » (« Déplacer notre Pion », comme dans le jeu d’échecs). La section clé du document traitait du travail dans l’arène électorale, mais pas sur la base du marchandage traditionnel des partis de gauche.

« Dans les prochaines élections au parlement européen, il faut une candidature qui s’offre soi-même à la vague d’indignation populaire qui a stupéfié le monde. Nous sommes heureux de voir l’avancée des forces de la gauche, mais nous sommes conscients de la nécessité de faire quelque chose de plus pour mettre en marche les changements dont nous avons besoin. Le temps est arrivé d’avoir le courage de ne pas fermer la fenêtre d’opportunité que l’engagement de tant de braves gens a ouvert. Nous avons besoin d’une candidature d’unité et de rupture, dirigée par des gens qui expriment des nouvelles manières de se rapporter à la politique et qui entraînera une menace réelle pour le régime bipartisan du Parti Populaire et du PSOE et de ceux qui ont pris en otage la démocratie ».

Comme il s’avère, les auteurs de « Déplacer notre Pion » étaient des membres d’Izquierda Anticapitalista, un élément clé de la coalition anticapitaliste et la section officielle de la quatrième internationale, qui avait abandonné depuis longtemps les conceptions d’avant-garde qui ont présidé à sa naissance.

Izquierda Anticapitalista suivait les traces du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA) en France, l’ancienne section transformée de la quatrième internationale, qui, quelques années plus tôt, avait décidé de se débarrasser du bagage « léniniste » qu’elle avait hérité des années 1930 pour faire partie d’un processus ouvert aux réalités du vingt et unième siècle.

Pour les membres d’Izquierda Anticapitalista, le lancement de Podemos était nécessaire comme un moyen de fournir une alternative à l’imminent bloc d’Izquierda Unida avec le PSOE. Les jeunes qui faisaient partie du mouvement du 15 mai ont montré peu d’affinité pour l’habituel business as usual de la social-démocratie espagnole.

En août 2012 j’avais exprimé l’espoir que quelque chose dans ce genre aurait été possible aux Etats Unis, mais malheureusement il y avait trop peu de socialistes prêts à sortir des sentiers battus. La plupart ont vu le mouvement d’occupation comme une occasion de recruter des membres dans une formation d’avant-garde plutôt que d’aider à créer un mouvement qui transcende les impératifs territoriaux de la gauche traditionnelle. Ce besoin existe toujours et North Star est consacré à le rendre possible.

Comme exemple du genre de perspectives de non-propriétaire qui a informé la direction d’Izquierda Anticapitalista, ils n’ont jamais considéré Podemos comme un concurrent. Ils étaient toujours à la recherche d’un horizon d’opportunités politiques qui permettraient à l’ensemble du mouvement radical de se renforcer. C’est le genre d’attitude que North Star espère favoriser.

L’opposition de gauche à Podemos

Pour le Socialist Workers Party de Grande-Bretagne (SWP), accablé par des scandales, Podemos est juste un autre exemple d’un large parti de gauche qui va échouer dans la tâche de mener une révolution prolétarienne. Son journal s’en est plaint, « les dirigeants de Podemos et de Syriza veulent remplacer les gens du gouvernement avec d’autres qui d’après eux feraient un meilleur travail. Mais le pouvoir ce ne sont pas seulement les gens en poste. Les gouvernements élus font toujours partie d’un état capitaliste qui est composé de puissantes bureaucraties non élues, sans parler de la police et de l’armée ». Ceci est certainement vrai, mais il est peu probable que le parti qui peut remplacer les flics et l’armée avec le peuple en armes, suivant le modèle de la Commune de Paris, puisse le faire tout simplement en articulant un tel besoin. Voilà une forme de pensée magique que la gauche doit éviter.

Il y a aussi un problème à faire l’amalgame entre Syriza et Podemos. Laissant de côté la question de savoir si Syriza mérite toutes les critiques qu’il a reçu des groupes comme le SWP, quel sens cela a-t-il de les regrouper ? Syriza était un projet de l’ancienne aile eurocommuniste du parti communiste grec, un parti dont les dirigeants visaient des réformes keynésiennes et qui avaient cherché dans l’Argentine de Nestor Kirchner la façon de résoudre la crise économique en Grèce.

D’autre part, les trotskystes ont écrit le document fondateur de Podemos et Pablo Iglesias, son principal dirigeant, était un militant âgé de trente-deux ans dans les rues espagnoles il y a seulement quatre ans. Un article dans le journal de l’International Socialist Organization décrit un homme qui a très peu à voir avec l’eurocommunisme.

« Pourtant, personne ne doit être dupe en pensant que Pablo Iglesias croit que les idéologies ont été rendus obsolètes. Dans des interviews et articles il a révélé jusqu’à quel point il a été influencé par des penseurs marxistes tels que Lénine, Salvador Allende, David Harvey et Ernest Mandel. Son approche révèle une position mixte sur la politique, une partie d’Antonio Gramsci, une autre de George Lakoff, après avoir laissé tomber les vieux symboles qu’il croit susceptibles de devenir des handicaps en raison des associations négatives historiques chez les électeurs potentiels, et a cadré le débat autour de la question des privations souffertes par la majorité des gens dans la société, tandis qu’une petite élite devient plus riche ».

L’abandon des vieux symboles est l’expression à retenir pour nous à North Star, puisqu’elle décrit nos efforts pour entre autres ranger des symboles tels que l’étoile rouge et le marteau et la faucille dans les archives historiques où ils ont leur place. Au cours de la lutte, le peuple américain va développer ses propres symboles significatifs qui sont enracinés dans notre expérience nationale, tout comme la gauche espagnole est en train de faire aujourd’hui. Il est significatif qu’elle ait choisi le nom Podemos plutôt que parti ouvrier révolutionnaire ou une autre combinaison de ce genre de mots.

L’avenir de Podemos

Si l’on garde à l’esprit que des partis comme Syriza et Podemos représentent simplement l’état de la lutte de classe à une période donnée, il n’y a aucune raison de les comparer aux formes plus évoluées d’un stade plus avancé de la lutte de classe. Comme ce fut le cas avec l’abolition de l’esclavage aux Etats Unis, il a fallu une progression régulière des partis avant que le parti républicain, avec son aile radicale, entre en scène. Nous pouvons nous attendre nous aussi à des détours et des impasses sur la voie de l’abolition de l’esclavage salarié.

Il y a eu déjà des plaintes au sujet du « bradage » de Podemos, même s’il n’a pas encore fêté son premier anniversaire. Sur facebook a circulé une dépêche de Reuters selon laquelle Podemos a atténué son programme politique radical dans un document d’orientation publié récemment el co-écrit par Vicenç Navarro, un contributeur de longue date à la Monthly Review, Counterpunch et d’autres publications radicales, et Juan Torres López, un économiste dont un article dans El Pais où il comparait Angela Merkel à Adolf Hitler a été retiré par le journal. Le texte de Reuters souligne que l’article, intitulé « democratizar la economía para salir de la crisis mejorando la equidad, el bienestar y la calidad de vida » (démocratiser l’économie afin de sortir de la crise et améliorer l’équité, le bien-être et qualité de vie), n’appelle plus à la nationalisation des entreprises de services publics et à l’abaissement de l’âge de la retraite de soixante-cinq à soixante ans.

À la page quarante du papier blanc Navarro-Torres López, il y a une section qui traite des recommandations concrètes. J’espère que l’ensemble du document sera bientôt disponible en anglais, mais en attendant il est intéressant d’utiliser un outil de traduction automatique de l’espagnol vers l’anglais pour voir certaines des propositions. Par exemple, ils préconisent l’augmentation du salaire minimum et la réduction de la disparité entre les salaires de dirigeants et les salaires des travailleurs, qui est maintenant de cent vingt-sept à un en moyenne, ce qui, en comparaison, rend la disparité de quatre-vingt-six à un des Etats Unis populiste. Bien sûr, si un parti de gauche aux Etats Unis adoptait une loi qui attaque le droit des PDG à profiter de salaires obscènes, nous pourrions nous attendre à que notre gouvernement arrête ses dirigeants pour violation de la loi Smith.

Pour ramener la question chez nous, il suffit d’imaginer que nous ayons aux Etats Unis un parti dont le programme de politique économique aurait été co-écrit par quelqu’un ayant écrit au fil des ans des dizaines d’articles pour Counterpunch. Et d’imaginer en plus que ce parti serait en tête des sondages pour prendre le pouvoir en 2016 avec un candidat comme Howie Hawkins destiné à occuper la Maison Blanche plutôt qu’un parc. Voici la prochaine étape dans la politique américaine, ce qui commence à faire du slogan « un monde meilleur est possible » quelque chose de pas si utopique que cela.


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