Comment et à partir de quels leviers refonder un projet politique alternatif  ?

vendredi 10 juillet 2015.
 

A) Réinstituer la gauche par le commun

par Christian Laval, professeur 
de sociologie 
à l’université Paris-Ouest-Nanterre

« Déverrouiller la politique  » semble une expression bien faible pour désigner la tâche à accomplir. Réinstituer la gauche serait une formule plus exacte. On connaît la fameuse phrase de Gramsci qui rappelle que dans «  l’interrègne  » entre le vieux et le neuf «  les phénomènes morbides les plus variés se manifestent  ». Dix ans après la victoire du non au référendum, et pendant qu’en Espagne et en Grèce se développent des processus qui nourrissent l’espoir, la situation française pourrit. Xénophobie, nationalisme et découragement massif se répandent à grande vitesse. L’horizon s’est obscurci. La gauche anti-néolibérale a perdu la bataille de l’opinion face à l’extrême droite. Elle n’a pas su capter, elle n’a pas pu incarner la colère sociale. Ce qui caractérise la situation dans la «  gauche de gauche  », c’est l’illisibilité. Les erreurs se sont accumulées, et «  l’histoire ne repasse pas les plats  ».

Il n’y aura pas de recette miracle. La radicalisation du néolibéralisme, avec les politiques d’austérité, ne promet pas de révolte mécanique. L’avenir est régi par une certaine imprévisibilité des luttes et donc des rapports de forces. Que reste-t-il en notre pouvoir  ? Il faudrait d’abord commencer par ne plus répéter les mêmes erreurs. Éviter la division par exemple. Rien de fort ne se construira par la fragmentation en «  boutiques  » spécialisées. Et la coalition de partis n’est pas suffisante. Mettre fin à l’ambiguïté à l’égard du Parti socialiste  : il faut enfin admettre que ce parti ne propose que la version soft de l’ordre néolibéral. Et de nouveaux errements apparaissent  : le chauvinisme national par exemple, aujourd’hui l’un des principaux dangers pour la gauche. L’adversaire, c’est le néolibéralisme dans le monde et en Europe, et non l’Allemagne ou les Allemands.

Pour réinstituer la gauche, deux grandes orientations doivent prévaloir  : la relance de l’internationalisme d’abord, pour contrer les illusions et dérives nationalistes. Mais, surtout, avant tout, donner une forme politique crédible à l’espoir. Et pour cela il faut saisir ce qui émerge partout dans le monde, et dans tous les secteurs de la société, au-delà des clivages politiques à gauche, et qui a pour nom le « commun ». Les mouvements espagnols l’ont bien compris qui gagnent des élections en mettant Barcelone et les autres grandes villes «  en commun  ». Les pratiques du commun, dans la société, qui articulent l’autogouvernement et le droit à l’usage collectif, régénèrent la perspective révolutionnaire en tournant le dos aux vieilles formules étatistes du socialisme et du communisme. Coopératives de toutes natures, villes en transition, monnaies locales, réseaux de mutualisation et de coopération  : il s’invente aujourd’hui, partout, des formes institutionnelles qui donnent des points d’appui concrets à «  l’alternative  ».

La gauche, du XIXe au XXe siècle, a été transformée par le socialisme et s’est appuyée sur le mouvement ouvrier. La gauche du XXIe siècle se régénérera par les luttes et les expérimentations qui ont pour lieu, non pas seulement l’usine, mais toute la société, et qui ont pour ressort la «  mise en commun  ». D’ores et déjà, de multiples initiatives constituent le commun en force politique. Mais le principe politique du commun, qui est très exactement le principe de la démocratie réelle, ne se décrète pas du haut, il s’expérimente en bas. Ces nouvelles formes qui se créent dans les inter-stices du capitalisme seront autant de laboratoires de l’avenir s’ils peuvent être greffés par les luttes et par leurs relais gouvernementaux dans toutes les formes d’activité pour les transformer  : entreprises, services publics, monde associatif. C’est en écoutant les mille voix du commun que la gauche réinventera un projet révolutionnaire.

B) Inventer une politique de l’opprimé

par Ugo Palheta, sociologue, Champ libre aux sciences sociales

Il y a dix ans, en 2005, le non au traité de constitution européenne l’emportait contre toute attente, notamment en raison d’une large dynamique militante et populaire contre un projet érigeant le néolibéralisme en loi d’airain. Quelques mois plus tard, des révoltes éclataient spontanément dans plusieurs centaines de quartiers populaires, suite à la mort de Zyed Benna et Bouna Traoré dans un transformateur, où ils s’étaient réfugiés après avoir été pris en chasse, sans autre «  raison  » que l’habituel harcèlement policier, par la BAC. Ces événements sont à l’évidence de natures très différentes, mais leur traitement politique donne à voir l’ampleur du verrouillage auquel nous sommes confrontés. En effet, dix ans plus tard, après avoir enterré le vote des électeurs, les partis de centre gauche – PS en tête – et la droite conservatrice se retrouvent main dans la main pour chercher, non simplement à faire reculer le gouvernement Syriza, mais à briser dans l’œuf toute velléité d’autonomie à l’égard de ce carcan néolibéral qu’est l’Union européenne. Quant à l’appel de Valls à lutter contre l’«  apartheid territorial, social et ethnique  » subi par les habitant-e-s des quartiers populaires, il vaut celui formulé par Hollande contre la finance lors de sa campagne présidentielle, à savoir rien. Ou plutôt si  : il vaut à coup sûr promesse d’une politique sécuritaire renforcée.

Enracinée dans des institutions vouées au maintien de l’ordre social, cette politique-là ne peut et ne doit être sauvée  ; elle est d’ores et déjà condamnée en bloc par des franges croissantes de la population et ne se survit qu’en entraînant dans sa ruine toute perspective politique, même la plus opposée à son règne. Il s’agit donc moins de déverrouiller une politique institutionnelle qui aurait été pervertie que d’inventer une tout autre politique, que le regretté Daniel Bensaïd nommait «  politique de l’opprimé  ». Or, celle-ci suppose une appropriation populaire de la chose publique, s’accompagnant d’une rupture avec l’ordre politique du capital. Une telle appropriation ne saurait être décrétée d’en haut. Elle implique une irruption soudaine de larges couches de la population aujourd’hui apathiques, à travers de puissantes mobilisations, et la cristallisation de l’espoir suscité sous la forme d’un corps politique nouveau. Sans cela, le pourrissement de la situation politique ne peut profiter qu’à l’extrême droite, celle-ci condensant, derrière ses prétentions «  antisystème  », les pires tares du système (racisme, sexisme, homophobie, etc.), mais entérinant en outre la dépossession et le détournement de la contestation au profit de professionnels d’une politique encore plus abjecte que celle imposée par les partis institutionnels. De ce point de vue, il est heureux que les exemples grec et espagnol viennent rappeler qu’il n’y a rien de fatal dans les succès de l’extrême droite en Europe. Mais ils signalent également que l’émergence d’une nouvelle représentation politique des classes populaires n’est jamais le produit d’un travail de recomposition à froid  ; elle dépend et de l’intensité des luttes populaires et de la capacité, de la part de forces existantes (Syriza) ou latentes (Podemos), à donner forme politique aux aspirations à une rupture.

Plutôt que de peser les avantages et inconvénients de tel ou tel Meccano en vue des prochaines élections, il y a donc urgence à surmonter le défaitisme ambiant en retrouvant le chemin des mobilisations. Que ces dernières prennent pour cible l’austérité, les grands projets inutiles, l’islamophobie ou les crimes policiers, elles constituent le 
sol sur lequel pourra émerger une alternative, réhabilitant la lutte collective, élargissant l’horizon d’attente et rendant crédibles des propositions et perspectives politi
ques qui seraient apparues illusoires quelques semaines 
auparavant.

C) Et les rapports de domination  ?

par Suzy Rojtman, militante féministe

305021 Image 1Le chemin pour conquérir l’égalité femmes-hommes est-il un long fleuve tranquille, sans à-coups, sans retour en arrière  ? Non, l’actualité vient encore une fois de nous prouver le contraire. La volonté du gouvernement socialiste, répondant aux exigences du Medef, d’opérer une «  simplification  » du Code de travail en supprimant, entre autres, les rapports de situation comparée entre les femmes et les hommes nous en apporte, une fois de plus, la démonstration. Qui proteste  ? Les féministes en premier lieu. Avec des syndicats, très concernés évidemment. Qui reprend  ? Tout le monde en un exercice de style obligé. Bon, réjouissons-nous, mais on a envie de regarder le sort fait aux droits des femmes dans ces différentes structures. Cela n’est pas chose simple.

Refonder la politique, dégager de nouvelles alliances, impulser des « Chantiers d’espoir » , la gauche de la gauche se cherche. Certes, la situation politique a de quoi effrayer et déboussoler. Ne plus avoir de prise sur la réalité, voir se profiler à l’horizon du pouvoir un parti fasciste sûr de lui et dominateur qui pille, malaxe et recrache notre discours en un détournement populiste et nauséabond, ne pas trouver de moyen pour le juguler quand la crise actuelle devrait offrir des perspectives évidentes est un questionnement de taille qui entraîne démoralisation et découragement. De ce fait, en un recroquevillement censé être salutaire, chaque structure se recentre sur le noyau dur  : l’économie, au prétexte que tout en découlerait. «  Rétablissons le plein-emploi avant tout, jugulons la désespérance des gens et après on discutera du reste  » est une antienne connue. Sans prendre en compte le moins du monde que les premières touchées par la crise sont les femmes. Parce qu’elles s’arrêtent de travailler pour élever les enfants et donc n’ont pas la totalité des annuités pour la retraite, parce qu’elles constituent quasiment tous les bataillons de travail à temps partiel et donc ne sont pas autonomes financièrement, parce que leur travail est encore et toujours considéré comme d’appoint et qu’elles n’ont donc qu’à s’arrêter de travailler pour économiser la nounou, parce que quand on casse un service public, ce sont les femmes qui suppléent, auprès des très jeunes comme chez les plus âgés. Las, on écrit tout cela dans les résolutions de congrès pour se donner bonne conscience et après on ne s’en soucie vraiment pas, circulez y a rien à voir, on prend les mêmes et on recommence  !

Une seule chose nouvelle a grâce aux yeux de nos stratèges  : l’écologie, rebaptisée fort opportunément écosocialisme. Tout cela parce qu’il s’agit de la sauvegarde de la planète, excusez du peu. La lutte anticorruption peut-être aussi, car quand c’est trop, c’est trop. Tout le reste est, dans la pratique, jeté aux oubliettes. Mais est-ce une façon de faire de la politique autrement, puisque c’est un enjeu pour ré-attirer les gens vers les partis politiques, d’entériner quasiment les rapports de domination d’une moitié de la société sur l’autre  ? Cela participe-t-il du renouveau démocratique, d’un fonctionnement éthique, d’une démocratie directe ou participative, de la volonté de fonder une VIe République même  ?

D’autant plus que les réactionnaires et les fascistes, eux, savent cibler leurs attaques  : la Manif pour tous a réuni des centaines de milliers de personnes en défense de la famille traditionnelle, contre les lesbiennes et les gays, contre l’égalité femmes-hommes en exigeant, et obtenant, la suppression des ABCD de l’égalité et en inventant une pseudo-théorie du genre. D’autant plus que Marine Le Pen joue sur le fait d’être une femme et commence à attirer l’électorat féminin, ce que ne faisait pas son père. Prendre vraiment en compte les rapports de domination femmes-hommes serait en plus efficace  !

Bien sûr, cela impose de remettre en cause ses privilèges, de bousculer son train-train, de militer, pour le coup, vraiment autrement. Mais le jeu n’en vaut-il pas la chandelle  ?


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